LA CIVILISATION CHEZ LES NOMADES ET
LES PEUPLES A DEMI SAUVAGES ET CHEZ CEUX QUI SE SONT ORGANISÉS EN TRIBUS.
PHÉNOMÈNES QUI S’Y PRÉSENTENT. PRINCIPES GÉNÉRAUX. — ÉCLAIRCISSEMENTS. LES
PROLÉGOMÈNES d'IBN Khaldoun
S E C O N D E S E C T I O N.
DE
LA CIVILISATION CHEZ LES NOMADES ET LES PEUPLES A DEMI SAUVAGES ET CHEZ CEUX
QUI SE SONT ORGANISÉS EN TRIBUS.
PHÉNOMÈNES QUI S’Y PRÉSENTENT. PRINCIPES
GÉNÉRAUX. — ÉCLAIRCISSEMENTS.
La vie
nomade et la vie sédentaire sont des états également conformes à la nature.
L’existence
de la race arabe dans le monde est un fait conforme à la nature.
Les
agriculteurs, les pasteurs, les nomades.
La vie de la
campagne a précédé celle des villes. — Elle a été le berceau de la civilisation.
— Les villes lui doivent leur existence et leur population
Les gens de la campagne sont moins corrompus que ceux
de la ville.
Anecdote
d’El‑Haddjadj, qui reprocha à Selma de s’être arabisé. — Allusion
au témoignage de Khozeïma et au chevreau d’Abou Borda.
Les gens de
la campagne sont plus braves que ceux des villes.
La soumission aux autorités constituées nuit à la
bravoure des citadins, et leur enlève la pensée de se protéger eux‑mêmes.
Le khalife Omar défend à Saad de
blesser l’amour‑propre de Zehra. — Le contrôle d’une autorité supérieure nuit à
l’énergie des peuples. — L’éducation scolaire nuit à l’énergie de l’âme.
La faculté
de vivre dans le désert n’existe que chez les tribus animées d’un fort esprit
de corps.
L’esprit
de corps ne se montre que chez les gens qui tiennent ensemble par les liens du
sang ou par quelque chose d’analogue.
La pureté de
race ne se retrouve que chez les Arabes nomades et les autres peuples à demi
sauvages qui habitent les déserts.
Comment
les noms patronymiques des tribus perdent leur exactitude.
Anecdote d’Arfadja.
Le droit de commander ne sort jamais de la
tribu ; il reste dans la famille qui s’appuie sur des nombreux partisans.
Ce chapitre
est tiré de l’édition de Boulac.
Chez les peuples animés d’un même esprit de corps, le
commandement ne saurait appartenir à un étranger.
Tribus qui se sont attribué une
autre origine que la véritable.
Chez les familles qui sont animées d’un fort esprit de
corps, la noblesse et l’illustration ont une existence réelle et bien
fondée ; chez les autres, elle ne présente que l’apparence et le semblant
de la réalité.
Comment les
familles arrivent à l’illustration. — Erreur d’Averroès au sujet de la noblesse
des familles.
Si les
clients et les créatures d’une famille participent à sa noblesse et à sa considération,
ils ne doivent pas cet avantage à leur origine, mais à la réputation de leur
patron.
La
noblesse d’une famille atteint son point culminant dans quatre générations.
Les
tribus à demi sauvages sont plus capables d’effectuer des conquêtes que les
autres peuples.
L’esprit
de corps aboutit à l’acquisition de la souveraineté.
Une tribu
qui se livre aux jouissances du luxe se crée des obstacles qui l’empêcheront
de fonder un empire.
Une tribu qui a vécu dans l’avilissement est
incapable de fonder un empire.
Dieu retint
les Israélites dans le désert pendant quarante ans afin que leurs enfants
s’habituassent à l’indépendance et se rendissent capables de conquérir la terre
promise.
Une
tribu s’avilit qui se résigne à payer des impôts et des contributions.
Parole du
Prophète au sujet d’un soc de charrue. — Parole de Chehrberaz, roi d’El‑Bab.
Celui qui cherche à se distinguer par de nobles
qualités montre qu’il est capable de régner. Sans vertus, on ne parvient jamais
au pouvoir.
Qualités
déployées par un chef de parti qui est destiné à fonder un empire.
Les
peuples les moins civilisés font les conquêtes les plus étendues.
Discours
d’Omar, dans lequel il pousse les musulmans à faire la conquête de l’Irac.
Toutes les
fois que l’autorité souveraine échappe aux mains d’un peuple, elle passe à un
autre peuple de la même race, pourvu que celui-ci ait conservé son esprit de
corps.
Le peuple
vaincu tâche toujours d’imiter le vainqueur par la tenue, la manière de
s’habiller, les opinions et les usages.
Un peuple vaincu et soumis dépérit
rapidement.
Les Arabes ne peuvent établir leur
domination que dans les pays de plaines.
Tout pays
conquis par les Arabes est bientôt ruiné.
Anecdote d’El‑Haddjadj.
En principe
général, les Arabes sont incapables de fonder un empire, à moins qu’ils n’aient
reçu d’un prophète ou d’un saint une teinture religieuse plus ou moins forte.
De tous les
peuples, les Arabes sont les moins capables de gouverner un empire.
Les
peuplades et les tribus (agricoles) qui habitent les campagnes subissent l’autorité
des habitants des villes.
La vie nomade et la vie
sédentaire sont des états
également
conformes à la nature.
p.254 Les différences qu’on remarque dans
les usages et les institutions [1] des
divers peuples dépendent de la manière dont chacun d’eux pourvoit à sa
subsistance ; les hommes ne se sont réunis en société que pour s’aider à
obtenir les moyens de vivre. Ils commencent par chercher le simple
nécessaire ; ensuite ils tâchent de satisfaire à des besoins factices,
puis ils aspirent à vivre dans l’abondance [2].
Les uns s’adonnent à l’agriculture ; ils plantent et ils sèment ; les
autres s’occupent à élever certains animaux, tels que moutons, bœufs, chèvres,
abeilles, vers à soie, etc. dans le but de les multiplier et d’en tirer profit.
Les gens de ces deux classes sont obligés à habiter la campagne ; car les
villes ne leur offrent pas des terres à ensemencer, des *221 champs à cultiver, des pâturages
pour leurs troupeaux. Contraints par la nécessité des choses à habiter la
campagne, ils s’y réunissent en société, afin de s’entr’aider et de se procurer
les seules choses que leur façon de vivre et leur degré de civilisation rendent
indispensables. Nourriture, abri suffisant, moyens de se tenir chaud :
voilà ce qu’il leur faut, mais seulement assez pour soutenir leur
existence ; ils sont d’abord incapables d’en obtenir davantage. Plus tard,
lorsqu’ils se trouvent dans des circonstances meilleures et que leurs richesses
les mettent au‑dessus du besoin, ils commencent à jouir de la tranquillité et
du bien‑être. Combinant encore leurs efforts, ils travaillent pour obtenir plus
que le simple nécessaire ; on les voit p.255 amasser des vivres, rechercher de beaux habillements,
bâtir de grandes maisons, fonder des villes et des bourgs pour se mettre à
l’abri de tentatives hostiles. L’aisance et l’abondance introduisent des
habitudes de luxe qui se développent avec vigueur et qui se reconnaissent à la
manière d’apprêter les viandes, à l’amélioration de la cuisine, à l’usage des
habillements de soie, de brocart et d’autres belles étoffes, et
cætera. Les maisons et les palais reçoivent alors une grande hauteur [3] ;
construits avec solidité et embellis avec goût, ils montrent comment la
disposition pour les arts passe de la puissance à l’acte et arrive à la perfection.
On construit des châteaux et des habitations dont l’intérieur est orné de
fontaines ; on élève de beaux édifices décorés avec un soin extrême [4] ;
on s’occupe à l’envi [5] d’améliorer
les objets d’un usage journalier, tels qu’habits, lits, vaisselle, ustensiles
de cuisine. Voilà ces hommes devenus citadins (hader). Le
mot hader signifie ceux qu’on a toujours présents sous la
main (haderoun), et tels sont les habitants des villes et des
bourgades. Parmi eux, les uns exercent des métiers pour vivre ; d’autres
s’adonnent au commerce et, par les grands profits qu’ils en retirent, ils
surpassent [6] en
richesses et en bien‑être les gens de la campagne. Délivrés des *222 tracas de la pauvreté, ils vivent
selon leurs moyens. On voit par là que la vie de la campagne et celle des
villes sont deux états également conformes à la nature.
est
un fait parfaitement naturel.
Dans le
chapitre précédent nous avons mentionné que les gens de la campagne pourvoient
à leur subsistance d’une manière conforme à la nature. S’adonnant à
l’agriculture ou bien à l’éducation des troupeaux, ils se contentent du strict
nécessaire en fait de nourriture, p.256 d’habillements, de logements et de toutes les autres
choses qui se rattachent aux habitudes de la vie. Ils ne visent pas plus
loin ; ils ne recherchent pas les moyens de satisfaire à des besoins
factices ou de parvenir à l’aisance. Pour logements ils ont des tentes en
étoffe de poil de chèvre ou de chameau, et des huttes faites avec des branches
d’arbres, ou des cabanes construites avec des pierres et de l’argile. Ils ne
donnent pas à leurs habitations une grande élévation, puisqu’elles ne doivent
leur servir que d’abri (contre le soleil et le mauvais temps) ;
quelquefois même ils se réfugient dans des grottes et des cavernes. Les mets
dont ils se nourrissent n’exigent pas de grands apprêts ; crus ou
légèrement cuits, ils suffisent à leurs besoins.
L’état des
peuples agriculteurs est supérieur à celui des nomades ; les premiers
habitent des villages et des hameaux [8],
et se tiennent dans les pays de montagnes. Tels sont la plupart des Berbers et
d’autres peuples qui n’appartiennent pas à la race arabe. Ceux qui vivent des
produits que fournissent leurs troupeaux de moutons et de bœufs s’adonnent
ordinairement à la vie nomade : il leur faut des pâturages et de l’eau
pour leurs bestiaux, auxquels, d’ailleurs, le changement de lieu fait grand
bien. On désigne ces peuples par le nom de chaouïa(pasteurs), parce
qu’ils s’occupent uniquement de moutons (chah) et de bœufs.
Ils ne s’avancent pas au loin dans le désert, vu que les bons pâturages y
manquent. Dans cette classe on peut ranger les Berbers, les Esclavons, les
Turcs, et les Turcomans, frères de ceux‑ci.
*223 Les peuplades qui subsistent en
élevant des chameaux voyagent plus que les autres et pénètrent plus avant dans
le désert. Elles se trouvent obligées à le faire, vu que les pâturages, les
herbes et les arbrisseaux des hauts plateaux [9] ne
suffisent pas à la nourriture de leurs troupeaux. Les chameaux ont besoin de
brouter les arbustes du désert, de boire les eaux saumâtres qui s’y rencontrent
et de parcourir cette région pendant l’hiver, afin d’éviter le froid et de
jouir p.257 d’une atmosphère tiède ; ils
trouvent dans ces plaines sablonneuses des endroits on ils peuvent mettre bas.
L’on sait que les jeunes chameaux, depuis l’époque de leur naissance jusqu’à
celle du sevrage, sont extrêmement difficiles à élever, et que la chaleur leur
est absolument nécessaire. Les gens dont nous parlons sont donc obligés de
faire de longues courses avec leurs troupeaux. Repoussés quelquefois des hauts
plateaux par les troupes préposées à la garde de ces régions fertiles, ils se
voient obligés de s’enfuir au fond du désert afin d’éviter le juste châtiment
de leurs méfaits [10] (antérieurs).
Aussi ce sont les plus farouches des hommes, et les habitants des villes les
regardent comme des bêtes sauvages, indomptables et rapaces. Tels sont les
Arabes et d’autres peuples ayant les mêmes habitudes, savoir : les Berbers
nomades, les Zenata de la Mauritanie occidentale, les Kurdes, les Turcomans et
les Turcs des pays orientaux. Les Arabes sont toutefois plus habitués à la vie
du désert et font des courses plus longues que les autres races nomades, parce
qu’ils s’occupent exclusivement de chameaux, tandis que celles‑ci ont à soigner,
en même temps, des troupeaux de chameaux, de moutons et de bœufs.
L’existence
de la race arabe est donc un fait conforme à la nature et devant nécessairement
se présenter dans le cours de la civilisation humaine. Dieu est le
créateur, l’être savant (Coran, sour. XV, vers. 86).
Elle a été le berceau de la civilisation.
Les
villes lui doivent leur origine et leur population.
Nous avons
dit que les habitants de la campagne se bornent au strict nécessaire en tout ce
qui les concerne, et qu’ils n’ont pas les *224 moyens [11] pour
passer au delà, tandis que les gens des villes s’occupent à satisfaire aux besoins
créés par le luxe et à perfectionner tout ce qui se rattache à leurs habitudes
et à leur manière d’être. Il est indubitable que l’on a dû penser au nécessaire
avant de s’occuper des besoins factices et de rechercher l’aisance. Le
nécessaire est, pour p.258 ainsi dire [12],
la racine d’où l’aisance est sortie. La vie de la campagne a dû précéder
celle des villes ; en effet, l’homme pense d’abord au nécessaire ; il
doit se le procurer avant d’aspirer à l’aisance. Donc la rudesse de la vie des
champs a existé avant les raffinements de la vie sédentaire ; aussi voyons‑nous
la civilisation, née dans les champs, se terminer par la fondation des villes,
et tendre forcément vers ce but. Aussitôt que les gens de la campagne arrivent
à ce degré de bien‑être [13] qui
dispose aux habitudes du luxe, ils recherchent les commodités de la vie et se
laissent entraîner vers la vie sédentaire. C’est ce qui a eu lieu pour toutes
les tribus nomades [14].
Le citadin, au contraire, ne recherche pas la vie des champs, à moins d’y être
forcé, ou de ne pouvoir atteindre à l’aisance dont on jouit dans les villes. Un
autre fait peut démontrer que la vie nomade a précédé la vie sédentaire et lui
a donné naissance : si nous prenons des renseignements au sujet des
habitants de quelque ville que ce soit, nous trouverons que la plupart d’entre
eux descendent de familles qui demeuraient dans les villages des alentours ou
dans les campagnes voisines. Leurs aïeux, devenus riches, vinrent se fixer dans
la ville, afin de goûter la tranquillité et le bien‑être qu’elle leur offrait.
Cet exemple montre que la vie sédentaire est venue après la vie des champs et
qu’elle est une branche sortie de cette souche. Le lecteur est prié d’observer
l’importance de ce principe. Nous pouvons ajouter que les populations des
villes ne se ressemblent pas toujours en ce qui regarde leur manière d’être, et
qu’il en est de même de celles des campagnes : certaines peuplades et
certaines tribus sont plus puissantes *225 que d’autres, et il y a des villes qui surpassent les
autres en grandeur ou en population.
D’après ces
observations on reconnaîtra que la vie de campagne a existé avant celle des
villes et qu’elle lui a donné naissance ; on conviendra aussi que
l’aisance et les habitudes de luxe dont on jouit p.259 dans les villes, tant grandes que
petites, ont paru [15] plus
tard que les habitudes qui résultent de la nécessité de pourvoir aux premiers
besoins de la vie.
L’âme, au
moment d’être créée, est disposée à recevoir les impressions, bonnes ou
mauvaises, qui pourront lui survenir. Le Prophète a dit : « Tous les
enfants naissent avec le même naturel : s’ils deviennent juifs ou
chrétiens, ou adorateurs du feu, c’est la faute de leurs pères et de leurs
mères. » Plus l’âme s’habitue à l’une des deux qualités (opposées, le bien
et le mal), plus elle s’éloigne de l’autre et plus elle a de la peine à se
l’approprier. L’homme porté vers le bien, et dont l’âme s’est formée à la
vertu, évite le mal et trouve le sentier du vice très difficile à parcourir. De
même, l’homme devenu méchant par l’habitude du mal (ne saurait marcher dans la
voie du bien). Or les habitants des villes s’occupent ordinairement de leurs
plaisirs et s’abandonnent aux habitudes du luxe ; ils recherchent les
biens de ce monde transitoire et se livrent entièrement à leurs passions. Chez
eux, l’âme se corrompt par les mauvaises qualités qu’elle acquiert en grand
nombre, et, plus elle se pervertit, plus elle s’écarte du sentier de la vertu.
Il leur arrive même d’oublier dans leur conduite toutes les bienséances :
nous avons rencontré bien des personnes qui se servaient d’expressions
grossières et malhonnêtes dans leurs assemblées *226 et devant leurs supérieurs ; ils ne s’en
abstenaient même pas en présence de leurs femmes. Habitués à prononcer des mots
obscènes et à se conduire avec impudeur, le sentiment de la modestie n’a plus
aucun pouvoir sur eux.
Les gens de
la campagne recherchent aussi les biens de ce monde, mais ils n’en désirent que
ce qui leur est absolument nécessaire ; ils ne visent pas aux jouissances
que procurent les richesses ; ils ne recherchent pas les moyens
d’assouvir leur concupiscence ou p.260 d’augmenter leurs plaisirs. Les habitudes qui règlent
leur conduite sont aussi simples que leur vie. On pourra trouver dans leurs
actes et dans leur caractère bien des choses à reprendre ; mais ces
défauts paraîtraient peu graves, si l’on jetait les yeux ensuite sur les mœurs
des habitants des villes. Comparés avec eux, ils se rapprochent bien plus du
naturel primitif de l’homme, et leurs âmes sont moins exposées à recevoir les
impressions que les mauvaises habitudes laissent après elles. Il est donc clair
que, pour les corriger et les ramener dans la bonne voie, on aura moins de
peine qu’avec les habitants des villes. Plus loin, nous aurons l’occasion de
démontrer que la vie sédentaire est le terme où la civilisation vient
s’arrêter et se corrompre ; c’est là que le mal atteint toute sa force et
que le bien ne saurait se trouver.
Ce qui
précède suffit pour démontrer que les gens de la campagne sont plus enclins à
la vertu que les habitants des villes. Dieu aime ceux qui le
craignent (Coran, sour. IX, vers. 4).
Il ne faut
pas opposer à cette doctrine une parole d’El‑Haddjadj, rapportée par El‑Bokhari
dans son recueil de traditions. Ce chef, ayant appris que Selma Ibn el‑Akouâ
était allé habiter le désert, l’interpella en ces termes : « Tu es
retourné sur tes pas ! tu t’es arabisé [16] ! »
— « Pas du tout, lui répondit Selma ; mais le saint Prophète m’avait
autorisé à vivre dans le désert. » Pour comprendre la portée de cette
anecdote, il faut savoir qu’au commencement de l’islamisme le Prophète avait
imposé à ses partisans mecquois le devoir d’émigrer et de le suivre partout,
afin de lui donner aide et protection. L’ordre d’émigrer ne s’adressait pas aux
Arabes nomades, habitants du désert, *227parce qu’ils ne montraient pas autant de zèle et d’ardeur pour la cause du
Prophète que les Mecquois ; aussi les émigrés remerciaient Dieu de leur avoir
épargné la disgrâce d’habiter le désert, p.261 vu que l’honorable devoir d’émigrer ne leur y aurait
pas été imposé. Selon une tradition rapportée par Saad Ibn Abi Ouaccas, le
Prophète aurait dit, pendant qu’il était malade à la Mecque : « Grand
Dieu ! permettez à mes Compagnons d’accomplir leur émigration, et ne les
faites pas retourner sur leur pas ! » c’est‑à‑dire,
faites qu’ils restent à Médine et qu’ils ne s’en éloignent pas ; empêchez‑les
de négliger le devoir d’émigration qu’ils ont entrepris de remplir. Cela a
donné lieu à une question de droit qui rentre dans la catégorie
intitulée : « Retourner sur ses pas pour un motif quelconque. »
Plusieurs casuistes disent que le devoir d’émigrer était obligatoire avant la
prise de la Mecque, parce qu’alors les musulmans n’étaient pas assez nombreux
pour se maintenir dans leur ville ; mais après la prise [17],
lorsque le nombre des vrais croyants se fut beaucoup augmenté, que l’islamisme
fut devenu puissant et que Dieu se fut chargé de protéger son Prophète, cette
prescription cessa d’être obligatoire : « Point d’émigration après
la prise ! » telles furent les paroles du Prophète lui-même. Selon
d’autres légistes, le devoir d’émigrer cessa à l’égard des personnes qui
embrassèrent l’islamisme après la prise de la Mecque ; d’autres
soutiennent que cette obligation ne liait pas les musulmans qui avaient
abandonné la Mecque avant la prise de la ville ; enfin ils s’accordent
tous à dire qu’elle cessa tout à fait après la mort du Prophète, époque ou ses
Compagnons se dispersèrent dans divers pays. Dès lors rien ne resta de cette
prescription, excepté l’avantage qu’on retire d’un séjour à Médine, ce qui peut
encore compter pour une émigration. Revenons à El‑Haddjadj. Ayant rencontré
Selma, qui était allé s’établir dans le désert, il lui adressa les paroles en
question. Par les mots : « Tu es retourné sur tes pas ! tu t’es
arabisé ! » il reprochait à Selma d’avoir cessé d’habiter Médine, et
dans ces paroles il faisait allusion à la prière si bien connue dont nous
venons de faire mention, c’est‑à‑dire : « Ne les faites pas retourner
sur leurs pas. » En lui reprochant de s’être arabisé, il voulait dire que
Selma p.262 était devenu comme les Arabes
bédouins [18],
gens qui ne se souciaient pas d’émigrer à cause de la religion. Selma lui fit
entendre qu’aucun *228 de ces reproches ne pouvait
l’atteindre, le Prophète lui ayant donné la permission d’habiter le désert. En
ce cas, la permission était une faveur toute spéciale comme celles du
témoignage de Khozeïma [19] et
du chevreau d’Abou Borda [20].
On peut encore supposer qu’El‑Haddjadj p.263 lui reprochait seulement d’avoir quitté Médine, car il
ne devait pas ignorer que l’obligation d’émigrer avait cessé depuis la mort du
Prophète ; alors Selma aurait voulu donner à entendre qu’il avait dû profiter
de la permission du Prophète, qui assurément ne l’aurait pas accordée sans un
motif connu de lui seul. Dans tous les cas, les paroles dont il s’agit ne
prouvent rien au désavantage de la vie nomade, ou de l’arabisation, comme El‑Haddjadj
l’appelait. Tout le monde reconnaît que le devoir d’émigrer fut prescrit par la
loi afin que le Prophète eût assez de monde pour l’aider et le protéger, et que
cet ordre ne renfermait aucun reproche contre ceux qui s’adonnent à la vie
nomade. Blâmer un individu de s’être soustrait à un devoir pour aller s’établir
dans le désert ne signifie pas que la vie nomade soit répréhensible.
Les
habitants des villes, s’étant livrés au repas et à la tranquillité, se plongent
dans les jouissances que leur offrent le bien‑être et l’aisance, et ils
laissent à leur gouverneur ou à leur commandant le soin de les protéger en
leurs personnes et leurs biens. Rassurés contre tout danger par la présence
d’une troupe chargée de leur défense, entourés de murailles, couverts par des
ouvrages avancés, ils ne s’alarment de rien, et ils ne cherchent pas à nuire
aux peuples voisins [21].
Libres de soucis, vivant dans une sécurité parfaite, ils renoncent à l’usage
des armes, et laissent après eux une postérité [22] qui
leur ressemble. Semblables aux femmes et aux enfants qui sont à la *229charge du chef de la famille, ils
vivent dans un état d’insouciance qui leur est devenu une seconde nature.
Les gens de
la campagne [23],
au contraire, se tiennent éloignés des p.264 grands centres de population ; habitués aux mœurs
farouches que l’on contracte dans les vastes plaines du désert, ils évitent le
voisinage des troupes auxquelles les gouvernements établis confient la garde de
leurs frontières, et ils repoussent avec dédain l’idée de s’abriter derrière
des murailles et des portes ; assez forts pour se protéger eux‑mêmes, ils
ne confient jamais à d’autres le soin de leur défense et, toujours sous les
armes, ils montrent, dans leurs expéditions, une vigilance extrême [24].
Jamais ils ne s’abandonnent au sommeil, excepté pendant de courts instants dans
leurs réunions de soir, ou pendant qu’ils voyagent, montés sur leurs
chameaux ; mais ils ont toujours l’oreille attentive afin de saisir le
moindre bruit du danger. Retirés dans les solitudes du désert et fiers de leur
puissance, ils se confient à eux-mêmes et montrent par leur conduite que
l’audace et la bravoure leur sont devenues une seconde nature. A la première
alerte, au premier cri d’alarme, ils s’élancent au milieu des périls, en se
fiant à leur courage. Les citadins qui vont se mêler à eux, soit dans le
désert, soit dans les expéditions militaires, leur sont toujours à charge,
étant incapables de rien faire par eux‑mêmes, ce dont on peut s’assurer de ses
propres yeux. Ils ignorent la position des lieux et des abreuvoirs ; ils
ne savent pas à quels endroits les chemins du désert vont aboutir. Cette
ignorance provient de ce que le caractère de l’homme dépend des usages et des
habitudes, et non pas de la nature ou du tempérament. Les choses auxquelles on
s’accoutume donnent de nouvelles facultés, une seconde nature, qui remplace le
naturel inné. Examinez ce principe, étudiez les hommes, vous reconnaîtrez qu’il
est presque toujours vrai. Dieu crée ce qu’il veut ; il est le
créateur, l’être savant (Coran, sour. XV, vers. 86). *230
La soumission aux autorités constituées
nuit à la bravoure des citadins et leur enlève la pensée de se protéger eux‑mêmes.
Personne
n’est maître de ses actions, à l’exception d’un petit nombre de chefs, qui
commandent aux autres hommes. On est presque p.265 toujours soumis à une autorité
supérieure, ce qui amène nécessairement (l’un ou l’autre des deux résultats
que nous allons signaler). Si l’autorité se distingue par la douceur et la
justice, si elle ne fait pas trop sentir sa force et sa puissance coërcitive,
ceux qui la subissent montrent un esprit d’indépendance qui se règle d’après
le degré de leur courage [25].
Se croyant libres de tout contrôle, ils montrent une présomption qui est
devenue pour eux une seconde nature, et ils ne connaissent pas autre chose. Si,
au contraire, l’autorité s’appuie sur la force et la violence, les sujets
perdent leur énergie et leur esprit de résistance ; car l’oppression
engourdit les âmes, ainsi que cela sera démontré plus loin. Omar (le second
khalife) défendit à Saad de se conduire avec violence envers ses subordonnés,
et voici à quelle occasion : lors de la bataille de Cadéciya (un de ses
officiers nommé) Zehra Ibn Haouwîa se mit à la poursuite d’El‑Djalénos [26] et,
l’ayant tué, le dépouilla (de ses habits et de ses armes). Saad lui reprocha
alors d’avoir poursuivi l’ennemi sans y être autorisé, et lui enleva ce riche
butin, qui valait, dit‑on, soixante et quinze mille pièces d’or. Il écrivit
ensuite à Omar pour justifier sa conduite, et reçut une réponse ainsi
conçue : « Tu as osé traiter de la sorte un homme comme Zehra, qui a
déjà affronté les feux de la guerre, tandis que toi, tu as encore beaucoup à
faire pour te distinguer. Tu as donc envie de briser son courage et
d’indisposer son cœur contre nous : Rends-lui ces dépouilles. » Sous
un gouvernement qui se maintient par la sévérité, les sujets perdent le
courage ; châtiés sans pouvoir résister, *231 ils tombent dans un état d’humiliation
qui brise leur énergie. Si le souverain travaille à la réformation des mœurs et
à l’instruction du peuple ; s’il règle la conduite de ses sujets dès
l’époque de leur enfance, cela fait une certaine impression sur leur esprit.
Un peuple élevé dès sa jeunesse dans la crainte et la soumission ne se targue
pas de son indépendance ; aussi trouvons‑nous chez les Arabes à demi
sauvages qui s’adonnent à la vie nomade un degré de bravoure bien
supérieur p.266 à celui dont les hommes
policés sont capables. Les gens qui, depuis leur première jeunesse, ont vécu
sous le contrôle d’une autorité qui cherche à former leurs mœurs et à leur
enseigner les arts, les sciences et les pratiques de la religion, un tel peuple
perd beaucoup de son énergie et n’essaye presque jamais de résister à
l’oppression. Voyez, par exemple, les jeunes gens qui étudient le texte du
Coran et qui, voulant assister aux leçons données par d’habiles maîtres, de
savants professeurs, fréquentent des assemblées où tout inspire le recueillement
et le respect. Le lecteur qui aura bien compris la portée de nos observations,
c’est‑à‑dire, que le contrôle d’une autorité supérieure affaiblit l’énergie
des peuples, se gardera bien d’en nier la justesse ; il ne leur opposera
pas l’exemple offert par les Compagnons du Prophète, qui, tout en se conformant
aux prescriptions de la religion et de la loi, conservaient toujours leur force
d’âme et surpassaient en bravoure tous les autres hommes. (Il ne pourra pas se
prévaloir de cet argument, ) car le législateur, lorsqu’il communiqua la vraie
religion aux musulmans, n’eut pour les contrôler que l’influence de leurs
propres cœurs, sur lesquels les promesses et les menaces renfermées dans le
Coran avaient fait une vive impression. Leur soumission n’était pas le résultat
d’un enseignement systématique, d’une instruction scientifique ; elle
provenait de l’influence de la religion et des préceptes oraux qu’ils avaient
pu recueillir. Ils s’y conformèrent avec empressement, parce que la foi et la
croyance aux dogmes de la religion avaient jeté dans leurs cœurs des racines
profondes. Leur énergie de caractère demeura intacte, n’ayant jamais souffert
les atteintes qu’une éducation régulière et l’autorité d’un gouvernement établi
auraient pu *232 lui porter. Le khalife Omar
disait : « Celui que la loi divine n’a pas corrigé, Dieu ne [27] le
corrigera pas. » Il désirait que chacun eût pour moniteur son propre cœur,
étant convaincu que le législateur savait mieux que personne ce qui convenait
au bonheur des hommes. L’affaiblissement progressif du sentiment religieux
ayant rendu nécessaires des moyens coërcitifs, la connaissance de la loi
devint une p.267 science qu’il fallait acquérir par
l’étude ; on adopta volontiers la vie des villes et l’on prit l’habitude
d’obéir aux ordres du magistrat. Ainsi se perdit l’esprit d’indépendance ;
il céda, comme on le voit, devant l’influence du gouvernement et de l’éducation,
et les hommes se laissèrent alors diriger par une autorité qui est en dehors
d’eux-mêmes. La loi divine ne produit pas cet effet, parce que sa puissance
directrice réside dans nos cœurs. Donc une administration présidée par un
prince et un système d’éducation réglé avec méthode comptent au nombre des
causes qui enlèvent aux habitants des villes leur courage et leur énergie,
surtout à ceux qui, depuis l’enfance jusqu’à la vieillesse, ont subi ces
influences oppressives. Il en est bien autrement chez les habitants du
désert ; ils se tiennent en dehors de l’autorité du souverain et ne
s’occupent pas d’études. Abou Mohamed Ibn Abi-Zeïd [28] avait
bien pensé à cette influence des écoles, lorsqu’il inséra le passage suivant
dans son ouvrage intitulé Guide des précepteurs et des
étudiants [29] :
« Le maître qui veut forcer un enfant à apprendre sa leçon ne doit pas lui
donner plus de trois coups de courroie. » Il rapporte cette parole du
Prophète sur l’autorité du cadi Choreïh [30].
A l’appui de la même tradition on cite ce qui arriva au Prophète lors de la
première révélation que Dieu lui envoya ; l’ange lui serra le cou trois
fois [31].
Mais ce rapprochement est trop hasardé et ne prouve rien dans le cas actuel,
puisque l’acte de serrer le cou p.268 n’a aucun rapport avec les pratiques ordinaires de
l’éducation. Dieu est l’être sage qui sait tout. (Coran, sour.
VI, vers. 18.)*233
Dieu a
implanté le bien et le mal dans la nature [32] humaine,
ainsi qu’il l’a dit lui-même dans le Coran : et nous
l’avons dirigé dans le bien et le mal [33].....
la perversité et la vertu arrivent à l’âme humaine par l’inspiration de Dieu [34]. De
toutes les qualités, l’homme contracte celle du mal avec le plus de
promptitude, surtout lorsqu’il s’est habitué aux jouissances de la vie et qu’il
ne se laisse pas contrôler par la religion. Telle est la disposition de tous
les hommes, excepté le petit nombre que Dieu a favorisé de sa grâce. Chez les
hommes, le mal se montre sous plusieurs formes, dont les plus évidentes sont
l’injustice et la haine. Celui qui fixe ses yeux sur le bien d’autrui ne manquera
pas d’y porter la main, à moins [35] qu’une
autorité supérieure ne l’en empêche. Aussi le poète a‑t‑il eu raison de
dire :
La
perversité est une qualité de l’âme humaine ; s’il se trouve un homme qui
s’abstient (du mal), celui-là, peut‑être, n’est pas pervers.
Dans les
grandes et les petites villes, l’inimitié réciproque des habitants n’a pas de
suites graves ; le gouvernement, les magistrats sont là pour empêcher la
violence et retenir leurs administrés dans l’ordre. La force matérielle et
l’autorité du sultan suffisent à contenir les mauvaises passions, à l’exception
toutefois de la tyrannie du chef. Si la ville a des ennemis au dehors, elle a
une ceinture de murailles pour la protéger, soit que les habitants
s’abandonnent au repos pendant la nuit ou qu’ils soient trop faibles pour
résister pendant le jour. p.269 Ils ont
d’ailleurs pour les défendre un corps de troupes entretenu par le gouvernement
et toujours prêt à combattre. Chez les tribus du désert, les hostilités cessent
à la voix de leurs vieillards et de leurs chefs, auxquels tout le monde montre
le plus profond respect. Pour protéger leurs campements contre les ennemis du
dehors, elles ont chacune une troupe d’élite composée de leurs meilleurs
guerriers *234 et de leurs jeunes gens les plus
distingués par leur bravoure. Mais cette bande ne serait jamais assez forte
pour repousser des attaques, à moins d’appartenir à la même famille et d’avoir,
pour l’animer, un même esprit de corps. Voilà justement ce qui rend les troupes
composées d’Arabes (du désert) si fortes et si redoutables ; chaque
combattant n’a qu’une seule pensée, celle de protéger sa tribu et sa famille.
L’affection pour ses parents et le dévouement à ceux auxquels on est uni par
le sang font partie des qualités que Dieu a implantées dans le cœur de
l’homme. Sous l’influence de ces sentiments, ils se soutiennent les uns les
autres ; ils se prêtent un mutuel secours et se font redouter de leurs
ennemis. Voyez, par exemple, ce que le Coran raconte au sujet des frères de
Joseph ; ils dirent à leur père : Nous sommes une bande (d’amis
dévoués) ; nous serions donc bien méprisables si le loup parvenait
à manger (Joseph). (Sour. XII, vers. 14.) Ces
paroles donnaient à entendre que la confraternité de sentiments exclut la
haine et la jalousie. Quant aux individus qui sont les seuls de leur famille,
ils se montrent peu disposés à secourir leurs camarades dans les moments de
danger ; au jour où les calamités de la guerre obscurcissent le ciel,
chacun d’eux s’esquive, dans sa terreur, pour chercher son propre salut, et ne
rougit pas d’abandonner ses compagnons à leur sort. Aussi des gens de cette
espèce ne sauraient habiter le désert ; ils y deviendraient la proie de
toute peuplade qui voudrait les attaquer. Pour y demeurer ensemble, on doit
avoir les moyens de se défendre. Quand on a compris cela, on reconnaîtra qu’il
doit en être de même des hommes qui se présentent en qualité de prophètes et
de ceux qui entreprennent de fonder un empire ou d’établir une secte
religieuse. Pour atteindre leur but, ils doivent employer la p.270 force des armes [36],
afin de vaincre l’esprit d’opposition, qui forme un des caractères de la race
humaine. Or, pour combattre, il faut avoir des partisans animés tous d’un même
esprit de corps, ainsi que nous l’avons dit vers le commencement de ce
chapitre. Ceci est une règle dont le lecteur verra l’application dans ce qui va
suivre. Que Dieu nous soit en aide ! *235
L’esprit de corps ne se montre que chez les
gens qui tiennent ensemble par les liens du sang ou par quelque chose
d’analogue.
Les liens du
sang ont une force que presque tous les hommes reconnaissent par un sentiment
naturel. Leur influence porte à ce qu’on se préoccupe de l’état de ses parents
et de ses proches, toutes les fois qu’ils subissent une injustice ou qu’ils
risquent de perdre la vie. Le mal qu’on fait à un de nos parents, les outrages
dont on l’accable, nous paraissent autant d’atteintes portées à nous‑mêmes ;
de sorte que nous voudrions le protéger en nous interposant entre lui et le
danger. Depuis qu’il y a eu des hommes, ce sentiment a toujours existé dans
leurs cœurs. Quand deux personnes se prêtent un secours mutuel et qu’elles sont
assez proches parentes pour être unies de cœur et de sentiment, c’est l’influence
des liens du sang qui se manifeste dans leur conduite. Les liens du sang sont
parfaitement suffisants pour produire ce résultat [37].
Si deux individus ne sont pas liés par une parenté très étroite, ils pourront
en oublier les devoirs jusqu’à un certain point ; mais, comme ils savent
que leur parenté est généralement connue, ils se prêtent un secours mutuel,
chacun d’eux voulant éviter le déshonneur auquel il se croirait exposé s’il
agissait mal envers quelqu’un qui, au vu et au su de tout le monde, était son
parent plus ou moins proche. Les clients et les affidés d’un grand personnage
peuvent se ranger dans la catégorie de ses parents ; le patron et le client
sont toujours prêts à se protéger l’un l’autre, par suite de ce sentiment
d’indignation qu’on éprouve lorsqu’on voit maltraiter p.271 son voisin, son parent ou son ami.
En effet, les liens de la clientèle sont presque aussi forts que ceux du sang.
Ces observations aideront à faire comprendre ce que le Prophète a voulu
exprimer par ces mots : « Apprenez assez de vos généalogies pour
savoir qui sont vos proches parents. » Elles nous donnent à entendre que
la véritable parenté *236 consiste en cette union des cœurs
qui fait valoir les liens du sang et qui porte l’homme à prendre la défense de
celui qui invoque son secours ; autrement la parenté n’a qu’une valeur
imaginaire et n’offre rien de réel. Pour être utile elle doit lier les
affections et unir les cœurs [38].
Si cette union est évidente, elle porte les âmes vers l’ardente sympathie qui
leur est naturelle. La parenté dont l’existence n’est constatée que par un
ancien souvenir n’offre aucun avantage, elle perd même l’importance que
l’opinion lui assigne ; celui qui s’en préoccupe se donne une peine
gratuite et se livre à un acte de désœuvrement blâmé par la loi. Ce que nous
venons de dire fera comprendre le sens de cette maxime : « Connaître
sa généalogie ne profite pas ; l’ignorer ne nuit pas. » Elle signifie
que les rapports de parenté, lorsqu’ils ont cessé d’être parfaitement
manifestes et qu’ils deviennent un sujet d’étude et de recherches, perdent jusqu’à
la valeur que l’opinion publique y attache ; aussitôt qu’ils cessent de
réveiller ces sentiments de sympathie et de dévouement auxquels on est porté
par esprit de corps, ils deviennent tout à fait inutiles.
La pureté de race ne se retrouve que chez
les Arabes nomades et les autres peuples à demi sauvages qui habitent les
déserts.
La pureté de
race existe chez les peuples nomades parce qu’ils subissent la pénurie et les
privations, et qu’ils habitent des régions stériles et ingrates, genre de vie
que le sort leur a imposé et que la nécessité leur a fait adopter. Pour se
procurer les moyens d’existence, ils se consacrent aux soins de leurs
chameaux ; leur seule occupation est de leur trouver des pâturages et de
les faire multiplier. Ils ont dû adopter la vie sauvage du désert, parce que
cette région, ainsi p.272 que nous l’avons dit, est la seule
qui offre à ces animaux des arbrisseaux propres à leur nourriture et des
endroits sablonneux où ils puissent mettre bas leurs petits. Bien que le désert
soit un lieu de pénurie et de faim, ces peuples finissent par s’y habituer, et
ils y *237 élèvent une nouvelle génération pour
laquelle la faculté de supporter le jeûne et les privations est devenue une
seconde nature. Aucun individu appartenant à une autre race n’a envie de
partager leur sort ni d’adopter leur manière de vivre ; bien plus, ces
nomades changeraient eux‑mêmes d’état et de position s’ils en trouvaient
l’occasion [39].
Leur isolement est donc un sûr garant contre la corruption du sang qui résulte
des alliances contractées avec des étrangers. Chez eux, la race se conserve
dans sa pureté, ainsi que cela se voit chez les tribus descendues de Moder :
les Coreïch par exemple, les Kinana, les Thakîf, les Beni Aced, les Hodeïl, et
leurs voisins de la tribu des Khozaâ. En effet, ces peuples mènent une vie de
privations et habitent un pays où l’on ne trouve ni céréales ni bestiaux. Une
grande distance sépare leur territoire des contrées fertiles de la Syrie et de
l’Irac ; ils n’approchent pas des pays qui produisent le blé et les assaisonnements
qui relèvent le goût des mets ; aussi leur race est demeurée pure et sans
soupçon de mélange.
Les Arabes
établis sur les hauts plateaux, régions qui offrent de riches pâturages aux
troupeaux et qui fournissent tout ce qui peut rendre la vie agréable, ont
laissé corrompre la pureté de leur race par des mariages avec des familles
étrangères. Tels sont les Lakhm, les Djodam, les Ghassan, les Taï, les Codhaâ,
les Aiyad et les autres tribus descendues de Himyer et de Kehlan. On se
rappelle les controverses qui ont eu lieu relativement à la noblesse de leurs
grandes familles et qui ont été amenées par leurs mariages avec des étrangers
et par le peu de soin qu’ils ont mis à garder le souvenir de leurs généalogies.
Ce que nous avons dit ne s’applique qu’aux Arabes (du désert). Le khalife Omar
disait : « Apprenez vos généalogies, et ne p.273 soyez pas comme les Nabatéens de la
Babylonie (Es‑Souad) ; quand on demande à l’un d’eux d’où il sort, il
répond : de tel ou tel village. » — Mais les Arabes établis dans des
pays fertiles et possédant de gras pâturages se trouvaient en contact avec
d’autres peuples, ce qui amena un mélange de race et de sang. Aussi, dès les
premiers temps de l’islamisme, on commençait à désigner les tribus par le *238 nom des pays qu’elles occupaient. On
disait, par exemple, le djond (colonie militaire) de
Kinnisrîn, le djond de Damas, le djond d’El‑Aouassem.
Le même usage s’introduisit en Espagne. Ce n’est pas que les Arabes eussent
renoncé à l’habitude de se désigner par le nom de la tribu dont ils faisaient
partie ; ils ne prenaient qu’un surnom de plus, afin de donner à leurs
émirs le moyen de les distinguer plus facilement, Ils se mêlèrent ensuite avec
les habitants des villes, gens dont la plupart étaient de race étrangère, et de
cette manière ils perdirent tout à fait la pureté de leur sang. Dès lors, les
rapports de famille s’affaiblirent chez eux au point de laisser perdre l’esprit
national, seul avantage qui existe dans les liens de la parenté. Les tribus
elles-mêmes s’éteignirent ensuite, et, avec leur anéantissement, disparut tout
esprit de corps. Dans le désert, au contraire, les choses restèrent comme
elles étaient. Dieu est l’héritier de la terre et de tout ce qu’elle
porte.
Un homme
appartenant à une tribu a pu entrer dans une autre parce qu’il a une
inclination pour elle ou qu’il s’y attache en qualité d’affidé ou de client. Il
peut se réfugier dans une tribu afin d’éviter le châtiment dû à un délit qu’il
aurait commis dans la sienne. Ayant alors adopté le patronymique commun de ses
nouveaux hôtes, il compte comme un membre de la tribu. Il a sa part dans les
privilèges et les charges que cette alliance entraîne, surtout en ce qui
regarde le droit de protection, l’application du talion et le payement du prix
du sang. Jouissant des avantages que procure la parenté, il est, pour ainsi
dire, le parent de ses protecteurs. Peu importe dans p.274 quelle tribu un homme est né, il
n’appartient, en réalité, qu’à celle dont il partage le sort et dont il consent
à observer les règlements. Une fois incorporé dans la tribu, il tâche de faire
oublier qu’il avait appartenu à une autre, et il y réussit au bout de quelque
temps, lorsque les personnes auxquelles son origine était connue ont cessé de
vivre. Sa véritable origine est alors un secret connu de très peu de personnes.
C’est ainsi que les patronymiques n’ont jamais cessé de se transporter d’une
famille à une autre, tant avant qu’après l’islamisme ; *239 chez les Arabes et chez les peuples
étrangers, on a toujours vu des individus s’affilier à des tribus qui n’étaient
pas les leurs. Que le lecteur se rappelle les discussions qui eurent lieu au
sujet des Monderites et d’autres familles ; il y reconnaîtra un exemple de
ce que nous venons de dire [40].
En voici un autre : le khalife Omar, ayant nommé Arfadja Ibn Herthema au
commandement de la tribu de Bedjîla, les personnes dont elle se composait le
prièrent de révoquer cette nomination : « Arfadja, disaient‑ils,
n’était, chez nous, qu’un simple nezîf, c’est‑à‑dire un
intrus, un membre parasite ; donnez‑nous Djerîr pour être notre
chef. » Arfadja, étant interrogé par Omar, répondit en ces termes :
« Ils ont raison, commandant des croyants, je suis de la tribu
d’Azd ; mais, ayant tué un de mes parents, j’ai dû m’enfuir chez ces gens
et m’attacher à eux. » Voyez comment Arfadja s’affilia aux
Bedjilites ; il s’assimila à eux, adopta leur patronymique et prit tellement
pied chez ce peuple qu’il était sur le point d’être nommé leur chef. Si un
petit nombre d’entre eux n’avaient pas eu connaissance de son origine, ou s’ils
ne se l’étaient pas rappelée, le souvenir de ce fait se serait perdu avec le
temps, et Arfadja aurait bien et dûment passé pour un Bedjilite. Le lecteur qui
fera attention à cette anecdote en comprendra la portée. C’est par de tels
moyens cachés que Dieu agit sur ses créatures. De nombreux faits de cette
nature se produisent encore de nos jours, et il en a été de même dans tous les
siècles passés. p.275
Le droit de commander ne sort jamais de la
tribu ; il reste dans la famille qui s’appuie sur de nombreux
partisans [41].
Chaque
tribu, chaque branche de tribu, ne forme qu’un seul corps, parce que les
membres dont elle se compose descendent d’un même ancêtre ; mais elle
renferme des groupes dont les individus tiennent plus fortement ensemble que
ceux dont l’agrégation forme la tribu. Tels sont les proches parents, les familles
individuelles et les frères nés du même père. Cette parenté intime rend leur
attachement mutuel plus fort que celui des cousins germains et des cousins
issus de germains. Unis à tous les autres membres de la tribu par la communauté
d’origine, ils peuvent toujours compter sur leur protection ainsi que
sur p.276 le secours des individus appartenant
à la même branche qu’eux. Il est vrai qu’ils reçoivent de ceux‑ci un appui plus
efficace que des premiers, parce qu’ils en sont plus rapprochés par les liens
du sang. Le droit de commander (à toute la tribu) ne réside pas dans chacune
des branches ; il n’appartient qu’à une seule famille. Pour exercer le
commandement, il faut être puissant ; donc cette famille doit surpasser
toutes les autres en force et en esprit de corps. Sans cela, elle ne saurait
dominer sur elles ni faire respecter ses ordres. On voit de là que le
commandement doit rester toujours dans la même famille ; car, s’il passait
dans une autre famille plus faible, il perdrait sa force. Le commandement peut
se transporter, d’une branche de la famille dominante à une autre, mais
toujours à celle qui est la plus forte. Cela arrive par l’influence naturelle
du pouvoir, ainsi que nous venons de le faire observer. En effet, la réunion
des hommes en société et l’esprit de corps peuvent être regardés comme les
éléments dont se compose le tempérament du corps politique. Dans un être quelconque,
le tempérament sera mauvais si les éléments dont il se compose sont en
équilibre ; il faut qu’un des éléments prédomine afin que la constitution
de l’être soit parfaite. Voilà pourquoi la puissance est une des conditions
essentielles pour le maintien de l’esprit de corps. Donc le commandement ne
sort jamais de la famille qui l’exerce, ainsi que nous l’avons énoncé.
Chez les peuples animés d’un même esprit de
corps, le commandement ne saurait appartenir à un étranger.
Pour arriver
au commandement, il faut être puissant ; pour obtenir la puissance il faut
l’appui d’un parti fort et bien uni ; donc, pour maintenir son autorité,
on a absolument besoin d’un corps dévoué au moyen duquel on puisse vaincre
successivement tous les partis qui tenteraient de résister. Quand le chef est
assez fort pour les dominer, ils font leur soumission et s’empressent de lui
obéir. En principe général, l’étranger qui s’affilie à une tribu et qui en a
pris le patronymique, n’obtiendra jamais la même sympathie, le même appui, que
les p.277 membres de cette tribu s’accordent
les uns aux autres. Il reste toujours *240 ce qu’il était, un simple parasite, un nezîf [42] ;
tout au plus pourra‑t‑il compter sur la même protection qui se donne à des
affidés et à des clients. Cela ne lui procure, en aucune façon, la puissance de
se faire obéir. Supposons qu’un tel homme se soit parfaitement incorporé dans
la tribu, qu’il ait réussi à faire oublier son origine, qu’il se soit assimilé
en toute chose à ses protecteurs et qu’il ait adopté leur commun patronymique,
cela lui permettra‑t‑il d’arriver au commandement ? Avant de s’être
attaché à la tribu (il ne le possédait pas), ni lui ni ses aïeux. Le
commandement d’un peuple reste toujours dans la famille qui s’en était assuré
la possession, grâce à l’appui de ses partisans. Qu’un étranger s’introduise
dans la tribu, il ne saurait faire oublier son origine ; on se rappellera
toujours qu’il avait été reçu en qualité d’affilié, et cela même suffirait pour
l’exclure du commandement. Comment donc pourrait-il le transmettre à ses
descendants, lui qui n’avait jamais cessé d’être un simple dépendant de la
tribu ? Comment aurait‑il pu acquérir ce commandement, héritage qui se
transmet à ceux qui y ont droit, aux descendants de celui qui, le premier,
s’en est emparé avec l’aide de ses amis ?
Plus d’un
chef de tribu et de parti a tenté de s’attribuer [43] une
autre origine que la sienne, voulant rattacher sa généalogie à celle d’une
famille qui s’était distinguée par sa bravoure, sa générosité ou par quelque
autre qualité digne de renom. On se laisse entraîner à prendre un patronymique
qui a de si grands attraits, puis on s’efforce de justifier ses prétentions et
de démontrer qu’on appartient réellement à la famille dont on a pris le nom.
C’est là un faux pas dont on n’apprécie pas toute la gravité ; c’est
porter atteinte à sa propre considération et à la noblesse de sa race. Encore
de nos jours on voit de nombreux exemples de ces folles prétentions. Citons
d’abord les Zenata, qui se donnent tous une origine arabe [44] ;
puis les Aoulad-Rebab, surnommés les Hidjaziens, et qui forment
une subdivision des p.278 Beni-Amer, branche de la grande
tribu de Zoghba [45] ;
ils prétendent appartenir à la tribu des Chérîd, branche de celle des Soleïm.
S’il faut les en croire, leur aïeul s’était introduit au milieu des Beni-Amer
en qualité de menuisier, et fabriquait (pour leur usage) des *241 bâts de chameau. Étant parvenu à
s’incorporer dans la tribu, il finit par en devenir le chef, et ce fut alors
qu’on lui donna le surnom d’El‑Hidjazi [46].
Les descendants d’Abd el‑Caouï, fils d’El‑Abbas, formant une famille (très
distinguée) de la tribu des Toudjîn, prétendent remonter à El-Abbas, fils
d’Abd el‑Mottalib. Ayant confondu le nom de leur aïeul, El-Abbas, fils d’Atiya
et père d’Abd el-Caouï, avec celui d’El‑Abbas (l’oncle du Prophète), ils
s’attribuent volontiers une origine des plus illustres. On n’a cependant
jamais entendu dire qu’aucun membre de la famille abbacide soit entré en Mauritanie,
pays qui, depuis l’avènement de cette dynastie, était resté sous la domination
des descendants d’Ali, c’est‑à‑dire, des Idrîcides et des Fatemides, ennemis jurés
de la famille d’El‑Abbas. Par quel hasard un abbacide aurait‑il pu arriver chez
un partisan des Alides ? Voyez encore les Beni-Zîan, princes de la tribu
des Abd el‑Ouad (et souverains de Tlemcen). Sachant qu’un de leurs ancêtres se
nommait El‑Cacem, ils se donnent pour les descendants d’El‑Cacem, l’Idrîcide.
Dans leur langage zénatien (berber) ils se désignaient par les mots Aït el‑Cacem, ce
qui équivalait à la dénomination arabe de fils d’El-Cacem. Ensuite
ils prétendaient que ce Cacem était fils d’Idrîs, ou bien, fils de Mohammed et
petit‑fils d’Idrîs. Tout ce qu’il peut y avoir de vrai là‑dedans se réduit à
peu de chose : un prince nommé Cacem se serait enfui de ses États pour se
réfugier chez les Abd el-Ouadites ; mais comment serait-il parvenu au
commandement d’une tribu indépendante qui se tenait encore dans ses
déserts ? Le nom d’El‑Cacem, qui a donné lieu à cette erreur, se présente
très souvent p.279 dans la liste des descendants
d’Idrîs. Les Beni-Zîan ont cru y reconnaître leur aïeul, mais une telle
origine n’était pas nécessaire à leur gloire : ils devaient leur
illustration et leur empire à la puissance de l’esprit de corps qui régnait
dans leur tribu ; se donner pour descendants d’Ali ou d’El‑Abbas ou de
tout autre grand personnage ne leur aurait servi de rien. Ce furent les
courtisans et les flatteurs de la dynastie Zîanide qui mirent en avant l’idée
de cette filiation, et lui donnèrent une telle publicité qu’on aurait beaucoup
de peine à en démontrer la fausseté. On m’a raconté que Yaghmoracen, fils de
Zîan et fondateur de leur empire, repoussa cette prétention *242 lorsqu’on la lui suggéra.
« Non ! disait‑il en langue zenatienne, la seule qu’il parlât,
non ! je n’y crois pas. C’est à nos épées et non pas à une pareille
origine que nous devons notre fortune et notre empire. Si nous descendons
d’Idrîs, cela peut nous être avantageux dans l’autre vie ; mais c’est
Dieu que cela regarde. » Il tourna ensuite le dos au flatteur qui lui
avait suggéré cette idée. Citons encore l’exemple des Beni-Saâd, famille qui
donne des chefs aux Beni-Yezîd, branche de la tribu des Zoghba : ils
prétendent descendre d’Abou Bekr le véridique (beau‑père de Mohammed et premier
khalife). Ajoutons à cette liste les Beni-Selama, chefs des Idlelten [47],
tribu toudjinide ; ils veulent rattacher leur généalogie (berbère) à celle
des (Arabes) Soleïm. Les Douaouida, chefs de la tribu des Rîah, prétendent
descendre des Barmekides. On m’a dit qu’en Orient les Beni Mohenna, émirs de la
tribu de Taï [48],
s’attribuent une origine semblable. Nous pourrions citer encore plusieurs
exemples de ces inepties. Or, puisque ces familles exercent le suprême
commandement dans leurs tribus, ce fait seul suffit pour renverser de pareilles
prétentions, ainsi que nous l’avons énoncé ; bien plus, il démontre que le
sang de ces p.280 familles est resté sans mélange et
qu’elles surpassent toutes les autres [49] en
esprit de corps. Le lecteur qui voudra bien peser ces observations ne se
laissera pas induire en erreur. On ne doit pas ranger dans cette liste le Mehdi
des Almohades, bien qu’il se soit donné pour un descendant d’Ali. Il
n’appartenait pas à la famille qui commandait à sa tribu, les Hergha, mais il
devint le chef de ce peuple après s’être illustré par son savoir et par son
zèle pour la religion, et avoir rallié à sa cause toutes les branches de la
grande tribu des Masmouda. Il était d’ailleurs d’une famille qui tenait un rang
moyen parmi les Hergha [50]. Dieu
connaît ce qui se cache et ce qui se montre.
Chez les familles qui sont animées d’un
fort esprit de corps, la noblesse et l’illustration ont une existence réelle et
bien fondée ; chez les autres, elles ne présentent que l’apparence et le
semblant de la réalité.
Ce sont les
belles qualités qui procurent la noblesse et l’illustration. *243 Par le mot beït (maison,
famille noble), nous entendons une famille qui compte au nombre
de ses aïeux plusieurs hommes d’un rang élevé et d’une certaine célébrité. Avec
de pareils ancêtres, on jouit d’une haute considération dans sa tribu [51],
avantage qu’on doit au profond respect qu’on a su inspirer et aux nobles
qualités par lesquelles on s’est distingué. L’homme naît et propage son
espèce ; aussi l’a‑t‑on assimilé à une mine (qui renferme et qui produit
des choses précieuses). Notre saint Prophète a dit : « Les hommes
sont des mines ; ceux qui étaient les meilleurs avant l’islamisme, le sont
sous l’islamisme ; pourvu, toutefois, qu’ils comprennent (les vérités de
la religion). » Nous employons le mot illustration [52] pour
indiquer l’éclat qui entoure une extraction illustre. On a déjà vu que l’avantage
réel d’une noble origine est de posséder une bande d’amis sur p.281 la sympathie et l’appui desquels on
peut compter. Une famille qui s’est fait respecter et craindre par son union et
par son esprit de corps, et qui se compose d’individus appartenant à une race
dont le sang est pur et la réputation intacte, se place par cette confraternité
de sentiments, dans une position très avantageuse et obtient de grands succès.
Si, avec cela, elle compte au nombre de ses aïeux plusieurs personnages
illustres, elle exerce encore plus d’influence. Ainsi l’illustration et la
noblesse n’existent que dans les familles puissantes et unies. Une famille est
plus ou moins [53] considérée,
selon la force ou la faiblesse de son esprit de corps ; c’est en se
faisant respecter qu’elle arrive à l’illustration. Dans les villes, les
habitants vivent chacun de son côté et ne possèdent qu’une noblesse de
convention, bien qu’ils s’imaginent le contraire et qu’ils essayent de donner à
leurs prétentions une teinte de probabilité. Là l’homme respectable est celui
dont les aïeux étaient des gens de bien, qui fréquente les hommes vertueux et
qui recherche, autant que possible, la paix et la tranquillité. Cela diffère
beaucoup de l’esprit de corps qui se développe dans les familles vraiment
nobles et descendues d’illustres aïeux. C’est par une espèce de métaphore qu’on
reconnaît pour noble une famille établie dans une ville et qui aurait eu dans
sa généalogie une série d’ancêtres habitués à suivre les sentiers de la vertu.
Ce n’est pas une telle noblesse qui donne une considération réelle. Une famille
arrive au premier degré de l’illustration au moyen de son esprit de corps et *244 des belles qualités dont elle a fait
preuve ; mais, aussitôt qu’elle laisse étouffer ses sentiments généreux
par les habitudes de la vie sédentaire, elle perd sa considération. Établie
dans une ville, elle se mêle aux gens du peuple, tout en conservant l’idée que
la noblesse lui reste encore. Elle s’imagine être au niveau de ces maisons
illustres dont tous les membres se soutiennent mutuellement, animés, comme ils
le sont, d’un même esprit de corps ; mais elle n’y a aucun droit, parce
que l’esprit de corps lui manque tout à fait. Beaucoup de citadins qui ont
passé leur enfance sous la tente, soit avec les Arabes, soit avec p.282 des peuplades d’une autre race,
écoutent volontiers les suggestions de l’amour‑propre et se figurent qu’ils
sont nobles. C’est surtout chez les Israélites que ce sentiment est très
enraciné. Ils appartiennent à la famille la plus illustre de la terre, et
comptent parmi leurs aïeux tous les prophètes et tous les apôtres, à partir d’Abraham
jusqu’à Moïse, le fondateur de leur loi. L’esprit de corps avait été très vif
chez eux, et l’empire leur était échu en partage, selon la promesse de Dieu.
Plus tard, ils perdirent tout ; déchus de leur rang, abreuvés
d’humiliations, ils subirent la sentence que Dieu avait portée contre
eux ; exilés de leur pays, ils sont restés, depuis des siècles, dans la
servitude et dans l’oubli des bienfaits [54] (dont
le seigneur les avait comblés). Ils ne cessent, cependant, d’avoir la plus
haute opinion de la noblesse attachée à leur race. On leur entend dire :
« Un tel descend d’Aaron ; celui-ci est de la postérité de
Josué ; celui-là tire son origine de Caleb ; cet autre appartient à
la tribu de Juda ; » et cela après avoir perdu leur esprit de corps
et vécu dans la dégradation pendant de longs siècles. Ces folles prétentions à
la noblesse existent, non seulement chez les juifs, mais chez un grand nombre
de citadins appartenant à d’autres races et dont les familles n’ont plus le
moindre esprit de corps.
Relevons ici
une erreur d’Abou ’l‑Ouélîd Ibn Rochd (Averroès). Dans le traité de
Rhétorique, qui fait partie du commentaire moyen qu’il composa sur la science
première [55],
il parle de l’illustration et p.283 dit qu’une famille noble est celle qui est établie
depuis longtemps dans une ville ; mais la vérité que nous venons d’exposer
lui a échappé. *245 Je voudrais savoir quel avantage une
famille peut retirer de la longueur de son séjour dans une ville, si elle ne
possède pas cet esprit de corps qui lui assure le respect et
l’obéissance ? L’auteur dont nous parlons a sans doute fait consister
l’illustration d’une maison dans le nombre de ses aïeux. J’ajouterai que l’art
oratoire [56]sert
uniquement à convaincre les hommes qu’on veut gagner à son opinion, c’est‑à-dire,
les personnes qui ont le pouvoir en main, et que les gens pour lesquels on n’a
aucune considération ne peuvent exercer la moindre influence sur les
autres ; on ne cherche même pas à exercer de l’influence sur eux. Tels
sont les citadins, habitués à la vie des villes. Il est vrai qu’Ibn Rochd avait
passé sa jeunesse dans une ville et au milieu d’un peuple qui ne conservait plus
le moindre esprit de corps et qui n’en connaissait ni la nature ni les effets.
Aussi cet écrivain s’en est tenu à l’opinion commune en ce qui regarde la
noblesse des familles et la considération qui leur est due ; il admet,
comme règle générale, que ces avantages dépendent du nombre d’aïeux dont se
compose la généalogie d’une maison ; et il ne fait aucune attention à la
nature de l’esprit de corps ni à l’influence qu’il exerce sur les hommes. Au
reste, Dieu sait tout.
Si les clients et les créatures d’une
famille participent à sa noblesse et à sa considération, ils ne doivent pas cet
avantage à leur origine, mais à la réputation de leur patron.
Nous venons
de faire observer que la noblesse réelle et bien fondée p.284 n’appartient qu’aux grandes maisons
dont les membres sont animés de l’esprit de corps. Une famille qui admet des
étrangers dans son sein, qui affranchit ses esclaves et favorise ses clients,
s’en fait des partisans dévoués. Ils s’assimilent, par leurs sentiments et
leurs habitudes [57],
aux membres de cette famille ; ils participent à leur esprit de *246 corps, qui devient alors, pour ainsi
dire, le leur, et qui les rend comme des enfants de la maison. Aussi notre
saint Prophète a‑t‑il dit : « Le client d’une famille est un membre
de cette famille ; qu’il soit client par affranchissement, ou par
adoption, ou par un engagement solennel, ce droit lui appartient. » Quand
on s’incorpore dans une autre famille, la noblesse de celle dans laquelle on
est né ne compte pour rien [58],
car les intérêts de la famille dans laquelle on entre diffèrent de ceux de la
famille dont on est originaire. Ainsi l’étranger qui s’est affilié à une tribu
oublie les liens de parenté et les sentiments qui l’avaient attaché à la
sienne, et il devient effectivement un membre de la maison qui a voulu
l’accueillir. Si le client ou le protégé compte plusieurs générations
d’ancêtres attachés à cette maison, il participe à la noblesse de son patron,
mais jamais au même degré que les membres‑nés de la famille. Tel est le cas
avec les clients et les serviteurs de toutes les familles souveraines ;
ils doivent leur noblesse à leur état de clients, aux emplois qu’ils
remplissent auprès du prince et au nombre de leurs aïeux qui ont été au
service [59] de
cette maison. Voyez, par exemple, les Turcs qui étaient au service des
Abbacides ; voyez encore leurs devanciers, les Barmekides et les
Beni-Noubakht (familles viziriennes) [60].
Attachés à une maison illustre, ils arrivèrent aux honneurs, à une
considération réelle et à la gloire, parce qu’ils tenaient intimement à la
dynastie régnante par les liens de la clientèle. Djafer le Barmekide, fils de
Yahya Ibn Khaled, parvint au plus haut degré de la noblesse et de
l’illustration, non pas à cause de son origine persane, mais parce qu’il était
client du khalife (Haroun) er‑Rechîd. C’est p.285 ainsi que, dans toutes les familles princières, les
clients et les domestiques obtiennent la noblesse et la considération. S’ils
appartiennent, par leur naissance, à une famille étrangère, ils s’empressent
d’oublier leur origine [61],
de la répudier [62],
et de ne faire aucun cas ni *247 de
l’ancienneté de leur maison, ni de sa noblesse. Ce qu’ils apprécient, c’est
l’espèce de parenté que l’état de client ou de protégé établit entre eux et
leur nouvelle famille ; ils savent que la parenté est l’élément essentiel
de l’esprit de corps, et que les grandes maisons doivent à cet esprit leur
consistance et leur illustration. Aussi la noblesse et la considération se
communiquent du patron au client ; l’édifice (de gloire) que le patron
s’est érigé devient le leur. Une origine illustre ne sert de rien aux clients
d’une maison souveraine ; c’est à leur condition de clients, ou de
protégés, ou d’élèves de la famille, qu’ils doivent tous leurs honneurs. Par
leur origine [63] ils
auraient pu jouir (dans leur pays) des avantages qui résultent de l’esprit de
corps et de l’exercice du pouvoir ; mais si cet esprit vient à s’éteindre,
et s’ils entrent dans une autre famille en qualité de clients [64] ou
de protégés, c’est de leur nouvelle famille qu’ils tirent leurs avantages,
parce qu’elle a conservé son esprit de corps, tandis que l’ancienne a perdu le
sien. Ces observations peuvent s’appliquer aux Barmekides : on sait qu’ils
appartenaient à une famille persane chargée de l’intendance d’un des temples on
l’on adorait le feu. Lorsqu’ils furent entrés dans la clientèle des Abbacides,
personne ne tenait compte de leur noble origine, mais on leur témoignait la
plus haute considération parce qu’ils étaient clients et protégés de la famille
du khalife. (Nous venons d’indiquer quelle est la véritable noblesse) ;
toute autre n’est qu’une vaine illusion capable d’égarer les esprits mal
réglés. D’ailleurs les faits sont là pour montrer que nous avons raison. Le
plus noble d’entre vous aux yeux du Seigneur est celui qui le craint le
plus. (Coran, sour. XLIX, vers. 13 ). p.286
Le monde
formé des (quatre) éléments et ce qu’il renferme sont sujets à la corruption
tant dans leur essence que dans leurs accidents [66] ; aussi
les choses et les êtres des diverses classes, tels que les minéraux, les
plantes et tous les animaux, y compris l’homme, changent et se corrompent à vue
d’œil. Il en est de même à l’égard des phénomènes que le monde offre à notre
observation. Cela se voit surtout chez l’homme : les sciences, ainsi que
les arts et toutes les choses de cette nature, naissent pour disparaître. La
noblesse et l’illustration, simples accidents de la vie humaine, subissent
inévitablement le même sort. Parmi les hommes, on n’en trouve pas un seul dont
la noblesse remonte, à travers une série non interrompue d’ancêtres, jusqu’à
Adam. Exceptons toutefois notre saint Prophète, qui avait reçu cette
distinction comme une marque d’honneur et afin que la véritable noblesse fût
conservée dans le monde [67].
L’état qui précède celui de la noblesse peut se désigner par le terme d’exclusion ;cela veut
dire : être placé en dehors du commandement et des honneurs, et être privé
d’égards et de considération. Nous entendons par là que l’existence de la
noblesse et de l’illustration est précédée de sa nonexistence, ainsi que cela
a lieu pour tout ce qui a un commencement. La noblesse parvient à son terme en
passant par quatre générations successives, ainsi que nous allons l’expliquer.
L’homme qui a fondé la gloire de sa famille sait bien par quels moyens il y est
parvenu ; p.287 aussi conserve‑t‑il toujours
intactes les qualités qui lui ont procuré l’illustration et qui la
maintiennent. Son fils, auquel il remet le pouvoir, a déjà appris de lui
comment il doit se conduire ; mais il ne le sait pas d’une manière
complète ; celui qui entend raconter un fait ne le comprend pas aussi bien
que le témoin oculaire. Le petit‑fils succède au commandement et se borne à
marcher sur les traces de son prédécesseur et à le prendre pour modèle unique ;
mais il ne fait pas les choses aussi bien que lui ; le simple imitateur
reste toujours au‑dessous de celui qui travaille sérieusement. L’arrière petit‑fils
succède à son tour et s’arrête tout à fait dans la voie suivie par ses
aïeux ; il ne conserve plus rien de ces nobles qualités qui avaient servi
à fonder l’illustration de la famille ; il ose même les mépriser, et il
s’imagine que ses aïeux s’étaient élevés à la gloire sans se donner la moindre
peine et sans faire le moindre effort. Se figurant que, par le seul fait de
leur naissance, ils avaient possédé la puissance de tout temps et de toute
nécessité, il se laisse tromper par le respect qu’on lui témoigne, et ne veut
pas concevoir que sa famille soit arrivée au pouvoir par son esprit de corps et
par ses nobles qualités. Ne sachant pas quelle est l’origine de la grandeur de
ses aïeux, il en méconnaît les véritables causes, et croit que le pouvoir leur
était venu par droit de *249 naissance ; aussi se met‑il
bien au‑dessus [68] des
guerriers dont l’esprit de corps soutient encore la dynastie. Habitué, dès son
enfance, à leur donner des ordres, il demeure convaincu de sa supériorité et il
ne se doute pas que leur obéissance ait eu pour cause les grandes qualités au
moyen desquelles ses prédécesseurs avaient dompté tous les esprits et gagné
tous les cœurs. Ses troupes, indisposées par le peu de considération qu’il leur
montre, commencent par lui manquer de respect ; ensuite elles lui
témoignent du mépris ; puis elles le remplacent par un nouveau chef, pris
dans une autre branche de la même famille. Elles montrent par là que la famille
dominante impose toujours par son esprit de corps [69], fait
que nous avons déjà signalé ; p.288 mais l’individu qu’elles choisissent est celui dont le
caractère leur convient le plus. Dès lors la branche favorisée de la famille
prospère rapidement, pendant que l’autre se flétrit et perd tout son
éclat [70].
Cela arrive dans toutes les dynasties, dans les familles qui gouvernent des
tribus, dans celles dont les chefs occupent de grands commandements et chez
tous les peuples dont l’esprit de corps est bien prononcé. Quant aux familles
établies dans les villes, elles tombent dans la décadence et leurs familles
collatérales les remplacent. Si Dieu voulait, il vous ferait
disparaître et amènerait (pour vous remplacer) une
nouvelle génération ; pour lui, cela ne serait
aucunement difficile. (Coran, sour. IV, vers. 132.)
La thèse que
la noblesse d’une famille demeure pendant quatre générations est généralement
vraie ; quoique des maisons soient tombées en décadence et aient disparu
avant d’avoir eu des rejetons du quatrième degré ; d’autres en ont du
cinquième ou du sixième degré, mais elles sont déjà en décadence et sur le
point de s’éteindre. On a posé la condition de quatre générations ; parce
que ce nombre comprend le fondateur, le conservateur, l’imitateur et le
destructeur, et qu’en effet il ne saurait être moindre. Dans les éloges et les
panégyriques, on trouve encore ce nombre de quatre employé pour désigner le
plus haut degré de la noblesse d’une famille : notre saint Prophète a
dit : « Le noble, fils de noble, fils de noble, fils de noble, c’est
Joseph, fils de Jacob, fils d’Isaac, fils d’Abraham. » Cette parole
indique clairement que Joseph avait atteint au point le plus élevé [71] *250 de la noblesse. Dans le Pentateuque
se trouve un passage qui signifie « Moi, ton Seigneur, je suis
puissant [72] et
jaloux ; je me venge des péchés des pères en punissant les enfants
jusqu’à la troisième et la p.289 quatrième génération [73]. »
Cela démontre aussi que, dans la généalogie d’une famille, quatre générations
suffisent pour en achever la noblesse et la considération. Nous lisons dans le
chapitre du Kitab el‑Aghani où se trouve l’histoire d’Owaïf
el-Caouafi [74],
que Kisra (Nouschirwan) demanda à Noman (son phylarque arabe) si, parmi les
tribus arabes, il y en avait qui surpassassent les autres en
illustration ? Cet officier ayant répondu affirmativement, le roi voulut
savoir en quoi consistait cette illustration. Noman lui répondit en ces
termes : « La tribu est déjà noble qui a eu successivement pour chefs
le père, le fils et le petit‑fils ; si le commandement passe ensuite à
l’arrière-petit‑fils, rien ne manque à l’illustration de cette tribu. »
Or c’était de sa propre tribu et de sa propre famille qu’il voulait parler. Le
roi, ayant ordonné des recherches, apprit que les seules familles jouissant de
cet avantage étaient celle de Hodeïfa Ibn Bedr el‑Fezari, de la tribu de
Caïs ; celle de Hadjeb Ibn Zorara, de la tribu de Temîm ; celle de
Dou’l‑Djeddeïn, famille cheïbanide, et celle d’El‑Achâth Ibn Caïs, de la tribu
de Kinda. Kisra fit venir ces chefs, avec tous ceux qui en dépendaient, et
chargea une assemblée de juges d’apprécier leurs droits. Hodeïfa s’y présenta
d’abord ; El‑Achâth vint ensuite, vu sa parenté avec Noman ; après
lui on introduisit successivement Bestam Ibn Caïs le Cheïbanide, Hadjeb Ibn
Zerara et Caïs Ibn Acem. Tous ces chefs prononcèrent des discours d’un style
très élégant, et le roi déclara que chacun d’eux était un véritable seigneur,
digne de la position qu’il occupait. L’illustration de ces familles devint
proverbiale parmi les Arabes, et ne le céda qu’à celle des Beni-Hachem [75]. p.290 On ajouta à cette liste les
Beni-Diyan, famille qui formait une branche de la grande tribu yéménite dont
l’aïeul était d’El‑Hareth [76] Ibn
Kâb. De toutes ces indications il résulte que quatre générations achèvent la
noblesse d’une famille. Au reste, Dieu le sait !*251
Puisque la
vie du désert inspire le courage, ainsi que nous l’avons dit dans notre
troisième discours préliminaire [77],
les peuples à demi sauvages doivent être plus braves que les autres. En effet,
ils possèdent tous les moyens qu’il faut employer lorsqu’il s’agit de faire
des conquêtes et de dépouiller les autres peuples. Le caractère de chaque tribu
(nomade) varie cependant avec le temps. Quand ces tribus s’établissent dans les
territoires fertiles des hauts plateaux et qu’elles s’habituent [78] à
l’abondance et au bien‑être que ces contrées leur offrent, alors leur courage
s’affaiblit autant que leur férocité et la grossièreté de mœurs qu’ils avaient
contractée dans le désert. Comparez les animaux sauvages avec les animaux
domestiques [79] ;
voyez comment les bœufs sauvages et les onagres perdent leur caractère
farouche et violent lorsqu’ils se sont accoutumés à la société des hommes et à
une nourriture abondante. Ce changement se manifeste jusque dans leur allure et
dans leur pelage. Les peuples sauvages changent également de caractère
lorsqu’ils sont apprivoisés par un état de civilisation plus avancé. Cela est
dans la disposition et dans la nature de l’homme ; il se laisse plier à
tout par la puissance de l’habitude. Les conquêtes ne s’effectuent que par
l’audace et la bravoure ; donc tout peuple habitué à la vie nomade et à la
rudesse de mœurs qui se contracte dans le désert pourra vaincre facilement un
autre peuple plus civilisé, bien que celui-ci soit aussi nombreux que lui et
aussi p.291 fort par l’esprit de corps. Voyez ce
qui est arrivé aux tribus (arabes) descendues de Moder, lorsqu’elles eurent
affaire aux Himyarites et aux Kehlanites [80],
peuples qui étaient parvenus, avant elles, à fonder des royaumes et à vivre
dans l’abondance. Voyez comment elles domptèrent les Rebîah, établis sur les
riches plateaux de l’Irac : restées dans leurs déserts, pendant que les
Rebîah et d’autres peuples étaient *252 allés jouir de l’aisance dans ces régions fortunées,
elles les attaquèrent plus tard avec une vigueur que la vie nomade seule
pouvait communiquer [81],
et les dépouillèrent de toutes leurs possessions. La même chose arriva aux
Beni-Taï, aux Beni-Amer Ibn Sâsâa et, plus tard, aux Beni-Soleïm Ibn Mansour.
Lors du départ des Modérites et des tribus du Yémen, ils se tinrent dans leurs
déserts et n’eurent aucune part aux avantages temporels que ces peuples avaient
acquis (par leurs conquêtes). La vie du désert leur conserva l’esprit de corps
et les garantit contre l’influence débilitante du luxe ; aussi devinrent-ils
plus puissants que les Modérites et leur enlevèrent‑ils l’autorité [82].
Toute tribu arabe qui jouit du bien‑être et de l’aisance à l’exclusion des
autres tribus subit le même sort. Que les deux partis soient égaux par le
nombre et par la force, celui qui est plus habitué à la vie nomade [83] remportera
la victoire. Cela est dans les voies de Dieu envers ses créatures.
Nous avons
déjà dit qu’au moyen de l’esprit de corps les hommes peuvent se protéger
mutuellement, repousser leurs ennemis, venger leurs injures et accomplir les
projets vers lesquels ils dirigent leurs efforts réunis. Chaque société
d’hommes, avons‑nous dit, a besoin d’un chef pour y maintenir l’ordre et pour
empêcher les uns p.292d’attaquer les autres. La nécessité
d’un tel modérateur résulte de la nature même de l’espèce humaine. Ce chef doit
avoir un fort parti qui le soutienne, autrement il n’aurait pas la force de
maîtriser les esprits. La domination qu’il exerce, c’est la souveraineté,
autorité bien supérieure à celle d’un chef de tribu, puisque celui-ci ne
possède qu’une puissance morale : il peut entraîner les siens, mais il n’a
pas le pouvoir de les contraindre à exécuter ses ordres. Le souverain domine
sur ses sujets et les oblige à respecter ses volontés par la force dont *253 il dispose. Si le chef d’un peuple
réussit à se faire obéir quand il donne des ordres, il entre dans la voie de la
domination et de l’emploi de la contrainte, voie qu’il ne quitte plus, tant le
pouvoir a d’attraits pour les âmes. Afin d’arriver à son but, il s’appuie sur
le même corps de dépendants à l’aide duquel il s’était assuré l’obéissance de
son peuple. La souveraineté est donc le terme auquel aboutit l’esprit de corps.
Dans une tribu composée de plusieurs [84] grandes
familles, ayant chacune ses intérêts particuliers, il faut qu’une d’elles
remporte sur toutes les autres par son esprit de corps et les réunisse en un
seul faisceau. Alors la tribu elle‑même ne forme qu’un seul parti. Sans cela
la désunion se met dans la communauté, et de là résultent des contestations et
des querelles intestines : Si Dieu ne contenait [85] pas
les hommes les uns par les autres, certes la terre serait perdue. (Coran, sour.
II, vers. 252.) Un peuple que son chef est parvenu à dompter
en se servant de l’influence du parti qui le soutient, ce peuple se laisse
porter, par un mouvement naturel, à dominer sur les gens qui lui sont étrangers
et qui ont aussi leur esprit de corps. Si le peuple qu’il veut attaquer lui est
égal en force et en moyens de résistance, ils demeurent rivaux et antagonistes
l’un de l’autre, et chacun [86] reste
maître de son territoire. Cela a lieu pour toutes les tribus et pour tous les
peuples du monde. La tribu qui parvient à en dompter une autre ou à s’en faire
obéir, l’absorbe dans son sein et augmente ainsi ses propres forces. Alors elle
vise à un but plus élevé et, dans sa p.293 carrière de conquêtes et de domination, elle arrive à
un degré de puissance qui le met en état de lutter contre la
dynastie régnante. Si cette dynastie commence à tomber en décadence et ne peut
plus compter sur le dévouement des chefs du parti qui la soutient, elle succombe
dans la lutte et abandonne au vainqueur la possession de l’empire. Si cette
tribu, après avoir acquis toute sa force, se trouve en face d’une dynastie qui
ne ressent pas encore les atteintes de la caducité et qui a besoin de s’appuyer
sur des gens qui ont de l’esprit *254 de corps, elle entre au service de cette famille et
l’aide dans toutes ses entreprises. Alors se forme, au-dessous du pouvoir souverain,
un nouveau pouvoir. Voyez, par exemple, les troupes turques qui étaient au
service de la dynastie abbacide ; voyez les Sanhadja et les Zenata [87],
qui luttèrent contre les Ketama (principaux soutiens de la dynastie
fatemide) ; voyez encore les Beni-Hamdan (souverains d’Alep), qui
combattirent également les rois chîïtes, c’est‑à‑dire les Alides (Fatemides de
l’Égypte) et les Abbacides [88] (de
Baghdad). Tout cela démontre que l’action de l’esprit de corps aboutit à la
conquête d’un empire. La tribu chez laquelle ce sentiment domine s’empare de
l’autorité souveraine, soit par la voie de la conquête, soit en se mettant au
service de la dynastie régnante. Cela dépend de l’état des choses à cette
époque. Si une tribu, devenue forte, trouve des obstacles qui l’empêchent
d’arriver à son but, ce qui peut avoir lieu, ainsi que nous allons l’indiquer,
elle doit rester dans la position qu’elle occupait, et attendre jusqu’à ce que
Dieu veuille accomplir ses volontés.p.294
Une tribu qui se livre aux jouissances du
luxe se crée des obstacles qui l’empêchent d’arriver à l’empire.
Une tribu
qui s’est acquis une certaine puissance par son esprit de corps parvient
toujours à un degré d’aisance qui correspond au progrès de son autorité.
S’étant placée au niveau des peuples qui vivent dans l’aisance, elle jouit
comme eux des commodités de la vie ; elle entre au service de l’empire,
et, plus elle devient puissante, plus elle se procure de jouissances
matérielles. Si la dynastie régnante est assez forte pour ôter à ces gens
l’espoir de lui arracher le pouvoir où d’y participer, ils se résignent à en
subir l’autorité, se contentant des faveurs que le gouvernement leur accorde
et d’une certaine portion des impôts qu’il veut bien leur concéder. Dès lors
ils ne conservent plus la moindre pensée de lutter contre la dynastie ou de
chercher des moyens pour la renverser. Leur seule préoccupation est de se
maintenir dans l’aisance, de gagner de l’argent et de mener *255 une vie agréable et tranquille à
l’ombre de la dynastie. Ils affectent alors les allures de la grandeur, se
bâtissant des palais et s’habillant des étoffes les plus riches, dont ils font
une grande provision [89].
A mesure qu’ils voient augmenter leurs richesses et leur bien‑être, ils
recherchent le luxe avec plus d’ardeur et se livrent plus volontiers aux
jouissances que la fortune amène à sa suite. De cette manière ils perdent les
habitudes austères de la vie nomade ; ils ne conservent plus ni l’esprit
de tribu, ni la bravoure qui les distinguait autrefois ; ils ne pensent
qu’à jouir des biens dont Dieu les a comblés. Leurs enfants et leurs petits‑enfants
grandissent au sein de l’opulence. Trop fiers pour se servir eux‑mêmes et pour
s’occuper de leurs propres affaires, ils dédaignent tout travail qui pourrait
entretenir chez eux l’esprit de tribu. Cet état de nonchalance devient pour eux
une seconde nature, qui se transmet à la nouvelle génération, et ainsi de
suite, jusqu’à ce que l’esprit de corps s’éteigne chez eux et annonce ainsi
leur ruine. Plus ils s’abandonnent aux habitudes du luxe, plus p.295 ils se voient éloignés de la
puissance souveraine et plus ils se rapprochent de leur perte. En effet, le
luxe et ses jouissances amortissent complètement cet esprit de corps qui
conduit à la souveraineté ; la tribu qui l’a perdu n’a plus la force
d’attaquer ses voisins ; elle ne sait pas même se défendre ni protéger ses
amis ; aussi devient‑elle la proie de quelque autre peuple. Tout cela
démontre que le luxe, s’étant introduit dans une tribu, l’empêchera de fonder
un empire. Dieu accorde la souveraineté à qui il veut. (Coran, sour.
II, vers. 248.)
L’avilissement
et la servitude brisent l’énergie d’une tribu et son esprit de corps. Cet état
de dégradation indique même que, chez elle, cet esprit n’existe plus. Ne
pouvant sortir de son avilissement, *256 elle n’a plus le courage de se défendre ; aussi,
à plus forte raison, est‑elle incapable de résister à ses ennemis ou de les
attaquer. Voyez la lâcheté montrée par les Israélites quand le saint prophète
Moïse les appela à la conquête de la Syrie et leur annonça que le Seigneur
avait écrit d’avance le succès de leurs armes ; ils lui répondirent : C’est un
peuple de géants qui habite ce pays, et nous n’y entrerons pas jusqu’à ce
qu’il en sorte. (Coran, sour. V, vers. 25 et suivant.) Ils
voulaient dire : « Jusqu’à ce que Dieu les en fasse sortir par un
coup de sa puissance et sans que nous soyons obligés d’y contribuer ; ce
sera là un de tes grands miracles, ô Moïse ! » Plus il les implora,
plus ils s’obstinèrent dans leur désobéissance : « Va‑t’en, lui
dirent‑ils, toi et ton Seigneur, et combattez (pour nous). » (Coran,
sour. V, vers. 27.) Pour s’exprimer de la sorte, ces gens‑là ont dû bien sentir
leur propre faiblesse et reconnaître qu’ils étaient incapables d’attaquer un
ennemi ou de lui résister. C’est ce que le passage du Coran nous donne à
entendre, ainsi que les explications traditionnelles que les commentateurs ont
recueillies. Cette lâcheté était le résultat de la vie de servitude que ce
peuple avait menée pendant des p.296 siècles ; il était resté assez longtemps sous la
domination des Égyptiens pour perdre complètement tout esprit de corps.
D’ailleurs il ne croyait pas sincèrement à sa religion : lorsque Moïse
annonça aux Juifs que la Syrie devait leur appartenir, ainsi que le royaume des
Amalécites, dont la capitale se nommait Jéricho ; que ce peuple leur serait
livré comme une proie d’après l’ordre de Dieu, ils reculèrent devant l’entreprise,
étant intimement convaincus qu’après avoir passé leur vie dans les
humiliations, ils seraient incapables d’attaquer un ennemi. Ils osèrent même se
moquer des paroles de leur prophète et résister à ses ordres ; aussi Dieu
leur infligea la peine de l’égarement, c’est‑à-dire qu’il les fit
rester pendant quarante ans dans le désert qui sépare l’Égypte de la Syrie
(voyez le Coran, sour. V, vers. 29). Il leur fut impossible, pendant ce temps,
de se retirer dans une ville ou de s’arrêter dans un lieu habité, parce qu’ils
avaient d’un côté le pouvoir des Amalécites en Syrie, et de l’autre celui des
Coptes de l’Égypte, et qu’ils étaient, selon leur propre déclaration,
incapables de les combattre. Les versets que nous venons de citer ont une
portée *257 qui est facile à comprendre :
la peine de l’égarement avait pour but d’anéantir toute la population qui
s’était soustraite à l’oppression et aux humiliations dont on l’avait abreuvée
dans la terre d’Égypte, population sans énergie, qui s’était résignée à la
dégradation et qui avait perdu le sentiment de l’indépendance. Pour remplacer
cette génération, il en fallait une autre, élevée dans le désert, qui n’eût
jamais subi des humiliations et qui ignorât la domination d’une dynastie
étrangère et la puissance du despotisme. Par cette disposition de la
Providence, un nouvel esprit de corps naquit chez les Israélites et les mit à
même d’attaquer et de vaincre. Tout cela fait voir que, pour laisser éteindre
une génération et la remplacer par une autre, il faut au moins une période de
quarante ans. Gloire à l’Être savant et sage ! Ce que nous venons
d’exposer fournit une preuve évidente de l’extrême importance qu’il faut
attacher à l’esprit de corps : c’est le sentiment qui porte à résister, à
repousser l’ennemi, à protéger ses amis, à venger ses injures. Le peuple qui
en est dépourvu ne p.297 saurait rien faire qui vaille. A ce
chapitre se rattache naturellement celui qui suit :
Une tribu ne
consent jamais à payer des impôts tant qu’elle ne se résigne pas aux
humiliations. Les impôts et les contributions sont un fardeau déshonorant, qui
répugne aux esprits fiers. Tout peuple qui aime mieux payer un tribut que
d’affronter la mort a beaucoup perdu de cet esprit de corps qui porte à
combattre ses ennemis et à faire valoir ses droits. Si cet esprit est trop
faible pour lutter contre l’oppression, comment pourra‑t‑il entraîner la tribu
à résister aux attaques et à venger ses injures ? Un tel peuple s’est déjà
résigné à la dégradation ; et cela suffit, ainsi que nous l’avons fait
observer, pour l’empêcher (de fonder un empire). Nous usons dans le
Sahîh (d’El-Bokhari), au chapitre de l’agriculture, que le Prophète,
ayant vu un *258 soc de charrue dans une maison
appartenant à un de ses partisans médinois, prononça ces paroles :
« Ces choses n’entrent pas dans une maison sans que l’avilissement n’entre
dans les âmes de ceux qui l’habitent. » Cela prouve clairement que les
impôts dégradent les peuples [90].
Ajoutons que cette humiliation amène avec elle les habitudes de fraude et de
tromperie qui naissent sous une puissance coercitive. Nous lisons dans le Sahîh que
le Prophète s’écria : « Dieu nous préserve des impôts ! » On
lui demanda pourquoi il faisait cette prière, et il répondit : « L’homme
qui paye un impôt [91] parle
et dit des mensonges ; il promet pour ne pas tenir. » Toutes les fois
que vous verrez une tribu soumise à l’impôt et portant le collier de la servitude,
soyez assuré qu’elle ne parviendra jamais à fonder un empire. Les indications
qui précèdent suffiront pour réfuter l’assertion que p.298 les Zenata du Maghreb étaient un
peuple de pasteurs (chaouïa) qui payait l’impôt à la dynastie régnante.
C’est là une erreur dont la fausseté saute aux yeux. Si ce peuple avait été
tributaire, jamais il n’aurait réussi [92] à
porter ses chefs au trône ni à fonder un empire. Considérez les paroles [93] que
Chehrberaz, roi d’El‑Bab, adressa au général Abd-er‑Rahman Ibn Rebîah, qui
était venu pour l’attaquer [94].
Après s’être engagé à le servir moyennant une amnistie pour son peuple, il lui
dit : « Dès aujourd’hui, je suis un des vôtres ; je vous donne
la main ; nos sentiments [95] seront
désormais identiques avec les vôtres. Soyez le bienvenu, et que la bénédiction
de Dieu repose sur nous et sur vous ! Au lieu de capitation, nous vous
donnerons l’appui de nos armes et notre concours dévoué. Ne nous soumettez pas
à l’humiliation de payer un impôt ; vous nous ôteriez la force de
combattre vos ennemis. » Les observations que nous venons de présenter
suffiront au lecteur intelligent. *259
Celui qui cherche à se distinguer par de
nobles qualités montre qu’il est capable de régner. Sans vertus on ne parvient
jamais au pouvoir.
Nous avons
dit que la souveraineté est pour l’homme une institution naturelle, parce
qu’elle est conforme à la nature de la société humaine. L’homme est porté
plutôt vers le bien que vers le mal ; cela tient à la disposition qui lui
est innée et à l’influence de ses facultés rationnelles et intellectuelles. Ses
mauvaises qualités dérivent [96] de
sa nature animale ; mais, en tant qu’homme, il est porté vers le
bien. p.299 C’est en sa qualité d’homme, et non
pas en celle d’animal, qu’il peut exercer le commandement et la souveraineté.
Or les belles qualités qui existent dans l’homme ont [97] un
grand rapport à la faculté de gouverner et d’administrer, car il y a une
relation intime entre le bien et le droit de commander. Nous avons déjà
mentionné que la gloire et la puissance [98],
pour être réelles, doivent avoir l’esprit de tribu et de famille pour racine et
les nobles qualités pour branches, servant à les rendre parfaites. Or, puisque
la souveraineté est le terme auquel aboutit l’esprit de corps [99],
elle est aussi le terme où s’arrêtent les influences secondaires, c’est‑à‑dire,
les nobles qualités qui servent à le compléter. Sans ces qualités
complémentaires, l’esprit de corps serait comme l’homme à qui on aurait coupé
les bras et les jambes, ou qui paraîtrait au milieu du peuple dans un état de
nudité complète. Une maison illustre qui conserverait son esprit de corps sans
se distinguer par des qualités louables ne jouirait d’aucune considération ;
jugez donc ce qui en serait d’une famille semblable qui exercerait la
souveraineté, but auquel la puissance et la renommée l’auraient conduite.
D’ailleurs
le commandement et la souveraineté ont [100] été
institués pour la protection des hommes, pour représenter sur la terre l’autorité
de Dieu, et pour exécuter ses ordonnances. Or le Seigneur, dans toutes ses
décisions, a en vue le bien de ses créatures et leur *260 bonheur, fait dont la loi divine est
une preuve suffisante. Les décisions qui amènent le mal proviennent de l’ignorance et du démon, qui cherche
toujours à contrarier la puissance et les desseins de la Providence. C’est Dieu
qui est l’auteur, non seulement du bien, mais du mal, et qui les répartit selon
sa volonté ; aucun agent n’existe, excepté lui [101].
Un homme qui possède un parti assez fort pour lui assurer la puissance et qui
déploie les vertus requises dans les individus p.300 qui ont à gouverner les autres selon
les lois de Dieu, cet homme est tout à fait digne de représenter la Providence
sur la terre et de veiller au bonheur des mortels. L’argument que nous
présentons ici est meilleur que le précédent et s’offre sous une forme plus
claire.
De ce que
nous venons d’exposer, il résulte que, si un homme a pour soutien un parti très
puissant, les nobles qualités dont il donnera des preuves témoigneront de son
aptitude à fonder un empire. Si nous examinons l’histoire des chefs de parti
qui ont subjugué des peuples et conquis des royaumes, nous trouverons toujours
chez eux le désir de s’illustrer par les qualités les plus honorables. Ils se
montrent généreux ; pleins d’indulgence pour les fautes d’autrui ;
toujours prêts à soutenir les faibles, à bien accueillir leurs hôtes, à
soulager les opprimés et à procurer (aux pauvres) ce qui (leur) manque [102] ;
patients dans l’adversité ; fidèles à leurs promesses ; prodigues
d’argent pour la défense de leur honneur et pour la gloire de la
religion ; pleins d’égards et de considération pour les savants (uléma),
qui sont les soutiens de la foi ; se réglant, dans leur conduite [103],
d’après les prescriptions de ces docteurs ; plaçant une grande confiance
dans les hommes religieux et croyant que la présence des dévôts et leurs
prières portent bonheur ; pleins de modestie en la présence des
vieillards, les traitant avec un profond respect ; toujours prêts à
satisfaire aux réclamations, à rendre justice aux faibles, même à ceux qui
auraient à se plaindre d’eux ; prodiguant leur argent pour le soulagement
des malheureux ; écoutant les supplications des opprimés ; se
conformant aux prescriptions de la loi divine ; remplissant tous les
devoirs de la religion, qu’ils soutiennent de toutes les manières ;
s’abstenant de la *261 fraude, des ruses, des perfidies et
des actes de mauvaise foi. (A ce tableau) nous pourrions ajouter encore
d’autres traits. On reconnaît à cette description des hommes faits pour
commander, non seulement à leur propre peuple, mais au monde. Cette disposition
heureuse leur vient de la part de Dieu et se règle d’après la force de
leur p.301 patriotisme et l’étendue de leur
ambition. La souveraineté ne leur arrive pas par hasard ou par un jeu de la
fortune ; de tous les biens et de toutes les dignités, elle seule convient
le mieux à l’esprit qui les anime. Cela montre que Dieu leur avait destiné
l’empire et les y avait conduits. D’un autre côté, lorsque Dieu veut renverser
un empire, il porte les chefs à commettre des actes blâmables, à contracter
des qualités ignobles et à suivre le sentier de l’erreur. Alors la dynastie
régnante perd toutes les vertus qui l’avaient rendue digne du
commandement ; elle tombe en décadence et finit par perdre l’empire. Une
autre famille la remplace dans l’exercice du pouvoir et rappelle, par sa
présence, que Dieu avait enlevé, à ceux qui gouvernaient auparavant, l’empire
et les biens qu’il avait daigné leur accorder : « Et lorsque nous
voulûmes détruire une cité, nous adressâmes nos ordres à ceux qui y vivaient dans
le luxe, et ils s’empressèrent d’y commettre des abominations ; ainsi se
trouva justifiée notre sentence, et nous détruisîmes la ville de fond en
comble. » (Coran, sour. XVII, vers. 17.) Si le lecteur veut en
chercher des exemples dans l’histoire des peuples anciens, il trouvera de quoi
démontrer l’exactitude de nos assertions. « Dieu crée ce qui lui plaît et
il choisit (à son gré). » (Coran, sour. XXVIII, vers. 68.) Les qualités
qui donnent la perfection (au caractère d’un homme), et que les tribus douées
d’esprit de corps recherchent dans un chef, se laissent reconnaître aux égards
dont il honore les savants, les hommes saints, les descendants du Prophète, les
personnes respectables, les négociants des diverses classes et les étrangers,
dont il traite chacun selon ses mérites. C’est donc par un sentiment naturel
que les familles et les tribus animées de cet esprit s’empressent d’honorer
les gens qui les égalent en noblesse ou qui rivalisent avec elles par la*262 puissance de leur famille et par l’étendue
de leur renommée. Ces témoignages de respect s’accordent, en général, par le
désir de s’illustrer, ou par la crainte d’offenser la famille de la personne
qu’on vient d’accueillir, ou bien dans l’espoir de recevoir d’elle un
traitement aussi bienveillant dans une autre occasion.
p.302 Quant aux personnes qui n’ont pas
une puissante famille pour se faire respecter, et desquelles on ne peut espérer
aucun avantage pour soi, elles doivent évidemment tout traitement honorable à
l’amour-propre de la famille qui les accueille : elle veut se faire une
belle réputation, montrer qu’elle possède les qualités les plus parfaites et
se rapprocher davantage (de son but), la domination universelle. Avoir des
égards pour ses égaux et ses compétiteurs est un devoir pour celui qui veut
régler les rapports qui existent entre les autres tribus et la sienne [104].
Honorer les étrangers qu’on reçoit et qui se distinguent par leur mérite et par
leurs talents indique qu’on possède tout ce qu’il faut [105] pour
régner sur une grande nation. Un chef puissant traite avec bonté les hommes
distingués par la sainteté de leur vie, parce qu’il veut montrer son respect
pour la religion ; il reçoit avec honneur les savants docteurs, parce
qu’il a besoin d’apprendre de leur bouche les prescriptions de la loi ; il
fait un bon accueil aux négociants pour les encourager et pour faire jouir le
peuple des avantages que procure le commerce ; il protège les étrangers
par générosité, ou parce qu’il a des motifs pour les attirer ; enfin il
traite tous les hommes selon les règles de l’équité, c’est‑à‑dire, avec
justice. La tribu qui, par esprit de corps, agit de la sorte, se montre digne
d’exercer une domination étendue, c’est‑à‑dire, l’autorité souveraine. Dieu a
permis que les nobles qualités des tribus se manifestassent par ces signes
extérieurs ; aussi, quand il veut enlever à un peuple la puissance et
l’empire, il commence par lui faire perdre l’envie d’honorer les personnes
appartenant aux classes que nous venons de signaler. Toutes les fois qu’on
verra un peuple répudier cette noble habitude, on peut être assuré que ses
bonnes qualités commencent à disparaître et l’on doit s’attendre à la chute de
son empire. « Quand Dieu veut du mal à un peuple, rien ne pourra
l’empêcher. » (Coran, sour. XIII, vers. 12.) *263
p.303 Nous avons déjà dit que les nations
à demi sauvages ont tout ce qu’il faut pour conquérir et pour dominer. Ces
peuples parviennent à soumettre les autres, parce qu’ils sont assez forts pour
leur faire la guerre et que le reste des hommes les regarde comme des bêtes
féroces. Tels sont les Arabes, les Zénata et les gens qui mènent le même genre
de vie, savoir, les Kurdes, les Turcomans et les tribus voilées (les
Almoravides) de la grande famille sanhadjienne. Ces races peu civilisées, ne
possédant pas un territoire où elles puissent vivre dans l’abondance, n’ont
rien qui les attache à leur pays natal ; aussi toutes les contrées, toutes
les régions leur paraissent également bonnes. Ne se contentant pas de
commander chez elles et de dominer sur les peuples voisins, elles franchissent
les limites de leur territoire, afin d’envahir les pays lointains et d’en
subjuguer les habitants. Que le lecteur se rappelle l’anecdote du khalife Omar.
Aussitôt qu’il fut proclamé chef des musulmans, il se leva pour haranguer
l’assemblée et pousser les vrais croyants à entreprendre la conquête de l’Irac.
« Le Hidjaz, leur disait‑il, n’est pas un lieu d’habitation ; il ne
convient qu’à la nourriture des troupeaux ; sans eux, on ne saurait y
vivre. Allons, vous autres qui, les derniers, avez émigré de la Mecque, pourquoi
restez‑vous si loin de ce que Dieu vous a promis ? Parcourez donc la
terre ; Dieu a déclaré, dans son livre, qu’elle serait votre héritage. Il
a dit : « Je le ferai afin d’élever votre religion au‑dessus de
toutes les autres, et cela malgré les infidèles. » (Coran, sour.
IX, vers. 33.) Voyez encore les anciens Arabes, tels que les Tobba (du Yémen)
et les Himyérites ; une fois, dit‑on, ils passèrent du Yémen en Mauritanie
et, une autre fois, en Irac et dans l’Inde. Hors de la race arabe, on ne trouve
aucun peuple qui ait jamais fait de pareilles *264 courses. Remarquez encore les peuples voilés (les
Almoravides) ; voulant fonder un grand empire, ils envahirent la
Mauritanie et étendirent leur domination depuis le premier climat jusqu’au cinquième ;
d’un côté, ils voyaient leurs lieux de parcours toucher au p.304 pays des Noirs ; de l’autre,
ils tenaient sous leurs ordres les royaumes (musulmans) de l’Espagne. Entre ces
deux limites tout leur obéissait. Voilà ce dont les peuples à demi sauvages
sont capables ; ils fondent des royaumes qui ont une étendue énorme, et
ils font sentir leur autorité jusqu’à une grande distance du pays qui était le
berceau de leur puissance. C’est Dieu qui a réglé la
succession des nuits et des jours. (Coran, sour. LXXIII,
vers. 20.)
Toutes les fois que l’autorité
souveraine échappe des mains d’un peuple, elle passe à un autre peuple de la
même race, pourvu que celui-ci ait conservé son esprit de corps.
Un peuple
qui a soumis d’autres peuples, et qui a fondé un empire par la force des armes,
doit avoir des chefs pour le gouverner et pour soutenir le trône. Cet avantage
ne saurait appartenir à tous, vu que le grand nombre des concurrents donne lieu
à des rivalités sans bornes et à des jalousies qui empêchent bien des ambitieux
d’arriver au pouvoir. Le chef désigné pour administrer l’État, s’étant ensuite
abandonné aux plaisirs, se plonge dans le luxe ; il traite ses
compatriotes comme des esclaves et les oblige à épuiser leurs forces dans le
service du gouvernement. Les familles qui se voient exclues du pouvoir et qui
n’ont obtenu aucune part au commandement demeurent sous la protection de la
dynastie régnante, à laquelle, du reste, elles se rattachent par les liens du
sang. Se tenant loin des séductions du luxe, elles se garantissent contre la
décrépitude ; mais la famille qui règne subit l’influence du temps, perd
sa vigueur et tombe dans la caducité ; les *265 soins qu’elle doit donner à l’empire brisent ses
forces ; elle devient le jouet de la fortune [106],
parce qu’elle s’était énervée dans les plaisirs et avait épuisé ses forces dans
les jouissances du luxe. Voilà le terme de sa domination administrative et de
son progrès dans la civilisation de la vie sédentaire, mode d’existence naturel
à l’espèce humaine.
Ainsi
que le ver à soie, elle file son cocon pour y mourir, frappée d’un
revers de fortune.
p.305 Les familles, exclues du
commandement conservent pendant ce temps l’esprit de corps et gardent intacte
la supériorité dont elles ont toujours donné des preuves. Ayant la conscience
de leurs propres forces, elles visent au pouvoir, dont elles avaient été tenues
éloignées par des parents plus puissants ; mais elles sentent trop leur
infériorité pour engager avec eux une lutte prématurée. Si elles s’emparent
enfin de l’autorité suprême, elles subissent le même sort que leurs prédécesseurs,
après avoir tenu, comme eux, leurs parents éloignés du pouvoir. La souveraineté
continue toutefois à rester dans la famille régnante, jusqu’à ce que cette
famille ait perdu toutes ses forces, ou qu’il n’y ait plus de collatéraux pour
la remplacer. « Telle est la voie de Dieu en ce qui regarde la vie de ce
monde ; car la vie future, ton Seigneur la réserve aux pieux. » (Coran, sour.
XLIII, vers. 34.) Voyez ce qui s’est passé chez les anciens peuples : la
dynastie des Adites succombe, et leurs frères, les Thémoudiens, la remplacent
au pouvoir. Ceux‑ci ont pour successeurs leurs frères, les Amalécites. Les Himyérites,
frères de ceux‑ci, héritent ensuite de la souveraineté. Des Himyérites,
l’autorité passe à leurs frères, les Tobbâ ; puis aux Dhou [107],
puis à la race modérite (qui venait d’embrasser l’islamisme). En Perse, les
choses se passèrent de la même manière. Après la chute des Caïaniens, le
pouvoir se transmit aux Sassanides et resta entre leurs mains jusqu’à ce que
Dieu eût permis que cette dynastie fût renversée par l’islamisme. D’un autre
côté, l’empire des Grecs tombe au pouvoir de leurs frères, les Romains. Chez
les Berbers de la Mauritanie, les *266 mêmes faits se reproduisent : après la chute de
leurs premières dynasties, celle des Maghraoua (à Tlemcen) [108] et
celle des Ketama (à Cairouan), l’autorité passa aux Sanhadja (Zirides), puis
aux peuples voilés (les Almoravides), puis aux Masmouda (les Almohades), puis
aux peuples zenatiens, qui florissent encore (les Abd‑el‑Ouadites de Tlemcen et
les Merinîdes du Maroc). Telle est la règle que Dieu p.306 observe à l’égard de ses créatures
et de ses serviteurs. Tous ces changements dépendent de l’esprit de corps qui
anime chaque peuple et dont l’intensité varie selon les races. La souveraineté
s’use dans le luxe, et c’est le luxe qui la renverse. Nous aurons plus tard
l’occasion de fournir la démonstration de ce principe. Une dynastie succombe
et laisse sa place à une autre famille qui lui tient par les liens du sang et
par le même esprit de corps ; une famille qui, au moyen de ce sentiment
patriotique, a déjà établi son ascendant et imposé à tous les autres partis la
soumission et l’obéissance. (Lors de la chute d’une dynastie) son esprit de
corps reparaît dans la race qui s’en rapproche le plus par les liens du
sang ; plus cette parenté est intime, plus l’esprit de corps est fort,
et vice versa. Mais, si une grande révolution
vient à remplacer une religion par une autre, ou à anéantir la civilisation, ou
à produire tel autre effet que Dieu aura voulu ; en ce cas, l’autorité
souveraine échappe à la race dominante pour devenir l’apanage du peuple que les
plans du Seigneur ont désigné. Ainsi les tribus descendues de Moder ont
subjugué les nations, renversé les trônes et enlevé l’autorité aux autres
peuples, après que Dieu les eut retenues dans l’inaction pendant des siècles.
Le peuple vaincu tâche toujours d’imiter le
vainqueur par la tenue, la manière de s’habiller, les opinions et les usages.
Les
hommes [109] regardent
toujours comme un être supérieur celui qui les a subjugués et qui les domine.
Inspirés d’une crainte révérencielle envers lui, ils le voient entouré de
toutes les perfections, ou *267 bien ils les lui attribuent, pour ne
pas admettre que leur asservissement ait été effectué par des moyens
ordinaires. Si cette illusion se prolonge, elle devient pour eux une certitude.
Alors ils adoptent les usages du maître et tâchent de lui ressembler sous tous
les rapports. C’est par esprit d’imitation qu’ils agissent ainsi, ou bien
parce qu’ils s’imaginent que le peuple vainqueur doit sa supériorité non pas à
sa puissance ni à son esprit de corps, mais aux usages et aux p.307 pratiques par lesquels il se
distingue. Cette manière de se dissimuler sa propre infériorité a pour motif le
sentiment que nous venons de signaler. Aussi peut‑on remarquer que partout les
peuples vaincus tâchent de ressembler à leurs maîtres par l’habillement, les
équipages, les armes et tous les usages de la vie. Voyez comme les enfants se
modèlent sur leurs pères, et cela parce qu’ils les regardent comme des êtres
sans défaut. Voyez, dans toutes les contrées de la terre, comme les populations
se plaisent à porter l’habillement militaire, tant elles apprécient la
supériorité des milices et des troupes du sultan. De même tout peuple qui
demeure dans le voisinage d’un autre, et qui en a senti la prééminence,
acquiert cette habitude d’imitation à un haut degré. De nos jours cela se voit
(chez les musulmans) de l’Andalousie, par suite de leurs rapports avec les
Galices (les chrétiens de Léon et de Castille) ; ils leur ressemblent par
la manière de s’habiller et de se parer ; ils ont même adopté la plupart
de leurs usages, au point d’orner les parois de leurs maisons et de leurs
palais avec des tableaux. Dans ces faits le philosophe ne saurait méconnaître
un indice de supériorité. Au reste, Dieu ordonne ce qui lui plaît ! Ces
phénomènes démontrent la vérité de la maxime populaire, que chaque peuple suit
la religion de son roi. En effet, le roi domine sur ses sujets, et ceux‑ci le
prennent pour un modèle tellement parfait [110] qu’ils
s’efforcent à l’imiter en tout. C’est ainsi que les *268 enfants tâchent de ressembler à
leurs pères et les écoliers à leurs maîtres. Dieu est l’être savant et
sage !
Lorsqu’un
peuple s’est laissé dépouiller de son indépendance, il passe dans un état
d’abattement qui le rend le serviteur du vainqueur, l’instrument de ses
volontés, l’esclave qu’il doit nourrir. Alors il perd graduellement l’espoir
d’une meilleure fortune. Or la propagation de l’espèce et l’accroissement de
la population dépendent de la force et de l’activité que l’espérance communique
à toutes les facultés p.308 du corps.
Quand les âmes s’engourdissent dans l’asservissement, et perdent l’espérance et
jusqu’aux motifs d’espérer, l’esprit national s’éteint sous la domination de
l’étranger, la civilisation recule, l’activité qui porte aux travaux lucratifs
cesse tout à fait, le peuple, brisé par l’oppression, n’a plus la force de se
défendre et devient l’esclave de chaque conquérant, la proie de chaque
ambitieux. Voilà le sort qu’il doit subir, soit qu’il ait fondé un empire et
atteint ainsi au terme de son progrès, soit qu’il n’ait rien accompli encore.
L’état de servitude amène, si je ne me trompe, un autre résultat :
l’homme est maître de sa personne, grâce au pouvoir que Dieu lui a
délégué ; s’il se laisse enlever son autorité et détourner du but élevé
qui lui est posé, il s’abandonne tellement à l’insouciance et à la paresse,
qu’il ne recherche pas même les moyens de satisfaire aux exigences de la faim
et de la soif. C’est là un fait dont les exemples ne manquent dans aucune
classe de l’espèce humaine. Un changement semblable a lieu, dit‑on, chez les
animaux [111] carnassiers :
ils ne s’accouplent point dans la captivité. Le peuple asservi continue ainsi à
perdre son énergie et à dépérir jusqu’à ce qu’il disparaisse du monde. Au
reste l’existence éternelle n’appartient qu’à Dieu seul. Considérez, par
exemple, la race persane, dont la nombreuse population avait rempli un pays
immense [112].
Lorsque la Perse eut perdu ses armées en combattant les Arabes, elle conservait
encore une population énorme. On rapporte que Saad (Ibn Abi Oueccas, le général
musulman), ayant ordonné le dénombrement du peuple qui habitait au delà d’El‑Médaïn [113],
apprit qu’il y avait cent trente‑sept mille individus, dont trente‑sept mille
étaient chefs de famille. Or la race persane, ayant été vaincue par les Arabes
et forcée de subir leur domination, ne se conserva que peu de temps ; elle
finit par disparaître sans laisser une trace de son existence [114].
On ne saurait attribuer son anéantissement à la tyrannie du p.309 nouveau gouvernement ni à
l’oppression dont on l’aurait accablée ; on sait assez combien
l’administration musulmane est équitable. La véritable cause se trouvait dans
la nature même de l’homme ; privé de son indépendance et forcé de subir la
volonté d’un maître (il perd toute son énergie). Il est vrai que la plupart des
nègres s’habituent facilement à la servitude ; mais cette disposition
résulte, ainsi que nous l’avons dit ailleurs [115],
d’une infériorité d’organisation qui les rapproche des animaux brutes.
D’autres hommes ont pu consentir à entrer dans un état de servitude, mais cela
a été avec l’espoir d’atteindre aux honneurs, aux richesses et à la puissance.
Tels furent les Turcs (au service des khalifes abbacides et fatemides) de
l’Orient ; tels furent aussi les Galiciens et les Français qui prirent du
service sous les gouvernements musulmans de l’Espagne. Voyant que les
souverains de ces pays leur témoignaient habituellement une préférence marquée,
ils ne dédaignèrent pas de s’en faire les serviteurs et les esclaves, et cela
dans l’espoir d’arriver à la puissance et aux honneurs, par la faveur du
gouvernement.
que
dans les pays de plaines.
Le naturel
farouche des Arabes en a fait une race de pillards et de brigands. Toutes les
fois qu’ils peuvent enlever un butin sans courir un danger ou soutenir une
lutte, ils n’hésitent pas à s’en emparer et à rentrer au plus vite dans la
partie du désert où ils font paître leurs troupeaux. Jamais ils ne marchent
contre un ennemi pour *270 le combattre ouvertement, à moins
que le soin de leur propre défense ne les y oblige. Si, pendant leurs
expéditions, ils rencontrent des emplacements fortifiés, des localités d’un
abord difficile, ils s’en détournent pour rentrer dans le plat pays. Les
tribus (berbères) se tiennent à l’abri d’insultes, sur leurs montagnes
escarpées, et défient l’esprit dévastateur qui anime les Arabes. En effet ceux‑ci
n’oseraient pas les y attaquer ; ils auraient à gravir des collines
abruptes, à s’engager dans des chemins presque impraticables et à s’exposer aux
plus p.310 grands dangers. Il en est autrement
dans les plaines ; s’il n’y a pas de troupes pour les garder, et si le
gouvernement établi montre de la faiblesse, elles deviennent la proie des
Arabes, la curée dont ils se repaissent. Ces nomades y renouvellent leurs
incursions, et, comme ils peuvent en parcourir toute l’étendue très facilement,
ils s’y livrent au pillage et aux actes de dévastation, jusqu’à ce que les
habitants se résignent à les accepter pour maîtres. La possession de ces malheureuses
contrées passe ensuite d’une tribu à une autre ; tout s’y désorganise, et
la civilisation en disparaît tout à fait. Dieu seul a du pouvoir sur ses créatures.
Les
habitudes et les usages de la vie nomade ont fait des Arabes un peuple rude et
farouche. La grossièreté des mœurs est devenue pour eux une seconde nature, un
état dans lequel ils se complaisent, parce qu’il leur assure la liberté et
l’indépendance. Une telle disposition s’oppose au progrès de la civilisation.
Se transporter de lieu en lieu, parcourir les déserts, voilà, depuis les temps
les plus reculés, leur principale occupation. Autant la vie sédentaire est
favorable au progrès de la civilisation, autant la vie nomade lui est
contraire. Si les Arabes ont besoin de pierres pour servir d’appuis à leurs marmites,
ils dégradent les bâtiments afin de se les procurer ; s’il leur faut du
bois pour en faire des piquets ou des soutiens de tente, ils *271 détruisent les toits des maisons
pour en avoir. Par la nature même de leur vie, ils sont hostiles à tout ce qui
est édifice ; or, construire des édifices, c’est faire le premier pas dans
la civilisation. Tels sont les Arabes nomades en général ; ajoutons que,
par leur disposition naturelle, ils sont toujours prêts à enlever de force le
bien d’autrui, à chercher les richesses les armes à la main [116] et
à piller sans mesure et sans retenue. Toutes les fois qu’ils jettent leurs
regards sur un beau troupeau, sur un objet d’ameublement, sur un ustensile quelconque,
ils l’enlèvent de force. Si, par la conquête d’une province p.311 par la fondation d’une dynastie, ils
se sont mis en état d’assouvir leur rapacité, ils méprisent tous les règlements
qui servent à protéger les propriétés et les richesses des habitants. Sous leur
domination, la ruine envahit tout. Ils imposent aux gens de métier et aux
artisans des corvées pour lesquelles ils ne jugent pas convenable d’offrir une
rétribution. Or l’exercice des arts et des métiers est la véritable source de
richesses, ainsi que nous le démontrerons plus tard. Si les professions
manuelles rencontrent des entraves et cessent d’être profitables, on perd
l’espoir du gain et l’on renonce au travail ; l’ordre établi se dérange et
la civilisation recule. Ajoutons que les Arabes négligent tous les soins du
gouvernement ; ils ne cherchent pas à empêcher les crimes ; ils ne
veillent pas à la sûreté publique ; leur unique souci c’est de tirer de
leurs sujets de l’argent, soit par la violence, soit par des avanies. Pourvu
qu’ils parviennent à ce but, nul autre souci ne les occupe. Régulariser
l’administration de l’État, pourvoir au bien‑être du peuple soumis, et contenir
les malfaiteurs sont des occupations auxquelles ils ne pensent même pas. Se
conformant à l’usage qui a toujours existé chez eux, ils remplacent les peines
corporelles par des amendes, afin d’en tirer profit et d’accroître leurs
revenus. Or de simples amendes ne suffisent pas pour empêcher les crimes et
pour réprimer les tentatives des malfaiteurs ; au contraire, elles
encouragent les gens mal intentionnés, qui regardent une *272 peine pécuniaire [117] comme
peu de chose, pourvu qu’ils accomplissent leurs projets criminels ; aussi
les sujets d’une tribu arabe restent a peu près sans gouvernement, et un tel
état de choses détruit également la population d’un pays et sa prospérité.
Nous avons dit, vers le commencement de cette section, que le gouvernement
monarchique convient d’une manière spéciale à la nature de l’espèce humaine ;
sans lui, la société et même les individus n’ont qu’une existence bien
précaire. Ajoutons encore que les nomades sont avides du pouvoir et qu’à peine
en trouvera‑t‑on parmi eux un seul qui p.312 consentirait à remettre l’autorité entre les mains
d’un autre ; un Arabe, exerçant un commandement ne le céderait ni à son
père, ni à son frère, ni au chef de sa famille. S’il y consentait, ce serait à
contre‑cœur et par égard pour les convenances ; aussi trouve‑t‑on chez les
Arabes beaucoup de chefs et de gens revêtus d’une certaine autorité. Tous ces
personnages s’occupent, les uns après les autres, à pressurer la race conquise
et à la tyranniser. Cela suffit pour ruiner la civilisation. Le khalife Abd‑el‑Mélek
(Ibn Merouan) demanda un jour à un Arabe du désert en quel état il avait laissé
El-Haddjadj, pensant qu’il entendrait l’éloge de cet officier, dont
l’excellente administration avait maintenu la prospérité de la province qu’il
gouvernait. Le Bédouin lui répondit en ces termes : « Quand je le
quittai, il faisait du tort à lui seul [118]. »
Voyez tous les pays que les Arabes ont conquis depuis les siècles les plus
reculés : la civilisation en a disparu, ainsi que la population ; le
sol même paraît avoir changé de nature. Dans le Yémen, tous les centres de la
population sont abandonnés, à l’exception de quelques grandes villes ;
dans l’Irac arabe, il en est de même ; toutes les belles cultures dont les
Perses l’avaient couvert ont cessé d’exister. De nos jours, la Syrie est
ruinée ; l’Ifrîkiya [119] et
le Maghreb [120] souffrent
encore des dévastations commises par les Arabes. Au cinquième siècle de
l’hégire, les Beni-Hilal et les Soleïm y firent irruption, et, pendant trois
siècles et demi, ils ont continué à s’acharner sur ces pays [121] ;
aussi la dévastation et la solitude y règnent encore. Avant cette invasion,
toute la région qui s’étend depuis le pays des Noirs jusqu’à la Méditerranée
était bien habitée : les *273 traces d’une ancienne civilisation, les débris de
monuments [122] et
d’édifices, les ruines de villes et de villages [123] sont
là pour l’attester. Dieu p.313 est héritier
de la terre et de tout ce qu’elle porte ; il est le meilleur des héritiers. (Coran, sour.
XXI, vers 89.)
En principe général, les Arabes sont
incapables de fonder un empire, à moins qu’ils n’aient reçu d’un prophète ou
d’un saint une teinture religieuse plus ou moins forte.
De tous les
peuples, les Arabes sont les moins disposés à la subordination. Menant une vie
presque sauvage, ils acquièrent une grossièreté de mœurs, une fierté, une
arrogance et un esprit de jalousie qui les indisposent contre toute autorité.
Aussi le bon accord se trouve bien rarement dans une tribu. S’ils acceptent les
croyances religieuses qu’un prophète ou un saint leur enseigne, la puissance
qui doit les maintenir dans la bonne voie se trouve alors dans leurs propres
cœurs, leur esprit hautain et jaloux s’adoucit, et ils se laissent porter facilement
à la concorde et à l’obéissance. C’est la religion qui effectue ce
changement : elle fait disparaître leur humeur fière et insolente ;
elle éloigne leurs cœurs de l’envie et de la jalousie. Si le prophète ou saint
qui les invite à soutenir la cause de Dieu, à remplacer leurs habitudes
blâmables par des usages dignes de louange, à combiner leurs efforts afin de
faire triompher la vérité ; si cet homme appartient à leur tribu,
l’unanimité la plus complète [124] s’établit
parmi eux et les met en mesure d’effectuer des conquêtes et de fonder un
empire. Au reste, les Arabes ont surpassé tous les peuples par leur
empressement à recevoir la vraie doctrine et à suivre la bonne voie. Cela
tenait à la simplicité de leur nature, qui ne se laissait pas corrompre par de
mauvaises habitudes et qui ne contractait jamais des qualités méprisables. On
ne pouvait pas même leur faire un reproche du caractère sauvage par lequel ils
se distinguaient naguère ; ce naturel farouche les disposait au
bien ; il leur était inné, et n’avait jamais contracté l’immoralité ni la
déloyauté dont les âmes reçoivent si facilement l’empreinte. Notre Prophète a
bien dit : « Tous *274les hommes
naissent avec un bon naturel. » Nous avons déjà eu l’occasion de citer
cette parole.
de
gouverner un empire.
p.314 Les Arabes sont plus habitués à la
vie nomade que les autres peuples ; ils pénètrent plus loin qu’eux dans
les profondeurs du désert, et, étant accoutumés à vivre dans la misère et à
souffrir des privations, ils se passent facilement des céréales et des autres
produits des pays cultivés. Indépendants et farouches, ils ne comptent que sur
eux‑mêmes et se plient difficilement à la subordination. Si leur chef a besoin
de leurs services, c’est presque toujours pour employer contre un ennemi
l’esprit de corps qui les anime. En ce cas, il doit ménager leur fierté et se
garder bien de les contrarier, afin de ne pas jeter la désunion dans la
communauté ; ce qui pourrait amener sa perte et celle de la tribu.
Dans un
empire, les choses se passent autrement ; le roi ou sultan doit employer
la force et la contrainte afin de maintenir le bon ordre dans l’État.
D’ailleurs les Arabes, ainsi que nous l’avons dit, sont naturellement portés à
dépouiller les autres hommes : voilà leur grand souci. Quant aux soins
qu’il faut donner au maintien du gouvernement et au bon ordre, ils ne s’en occupent
pas. Quand ils subjuguent un peuple, ils ne pensent qu’à s’enrichir en
dépouillant les vaincus ; jamais ils n’essayent de leur donner une bonne
administration. Pour augmenter le revenu qu’ils tirent du pays conquis, ils
remplacent ordinairement les peines corporelles par des amendes. Cette mesure
ne saurait empêcher les délits ; bien au contraire, si un homme a des
motifs assez forts pour se porter au crime, il ne se laissera pas arrêter par
la crainte d’une amende, qui serait pour lui peu de chose en comparaison des
avantages que l’accomplissement de son projet [125] pourra
lui procurer. Aussi, sous la domination des Arabes, les délits ne cessent
d’augmenter ; la dévastation se propage partout ; les habitants,
abandonnés, pour ainsi dire, à eux‑mêmes, s’attaquent entre‑eux et se pillent
les uns les autres ; la prospérité du p.315 *275 pays, ne pouvant plus se soutenir, ne tarde pas à
tomber et à s’anéantir. Cela arrive toujours chez les peuples abandonnés à eux-mêmes.
Toutes les causes que nous venons d’indiquer éloignent l’esprit arabe des
soins qu’exige l’administration d’un État. Pour les décider à s’en occuper, il
faut que l’influence de la religion change leur caractère et fasse disparaître
leur insouciance. Ayant alors dans leurs cœurs un sentiment qui les contrôle,
ils travaillent à maintenir leurs sujets dans l’ordre, en les contenant les
uns par les autres. Voyez‑les à l’époque où ils fondèrent un empire sous l’influence
de l’islamisme : se conformant aux prescriptions de la loi divine, ils
s’adonnèrent aux soins du gouvernement et mirent en œuvre tous les moyens
physiques et moraux qui pouvaient aider au progrès de la civilisation. Comme
les (premiers) khalifes suivirent le même système, l’empire des Arabes acquit
une puissance immense. Rostem [126],
ayant [127] vu
les soldats musulmans se rassembler pour faire la prière, s’écria :
« Voilà Omar qui me met au désespoir [128] ;
il enseigne aux chiens la civilisation ! »
Plus tard,
quelques tribus se détachèrent de l’empire, rejetèrent la vraie religion et
négligèrent l’art du gouvernement ; rentrées dans leurs déserts, elles y
demeurèrent si longtemps insoumises qu’elles oublièrent comment on fait régner
la justice parmi les hommes et ne se rappelèrent plus que leurs aïeux avaient
soutenu la cause de l’empire. Devenues aussi sauvages qu’auparavant, à peine
se rappelèrent-elles la signification du mot empire ; elles
savaient, tout au plus, que le khalife en était le chef, et qu’il appartenait à
la même race qu’elles. Lorsque les dernières traces de la puissance des
khalifes eurent disparu [129],
le pouvoir échappa aux mains des Arabes et passa entre celles d’une race
étrangère. Depuis lors, ils sont restés dans leurs déserts, sans avoir la
moindre idée de ce qu’est un royaume ou une administration politique ; la
plupart d’entre eux ne savent même pas que leurs p.316 ancêtres avaient fondé des
empires ; et cependant aucun peuple du monde n’a jamais produit tant de
dynasties que la race arabe. Le royaume des Adites, ceux des Themoud, des
Amalécites, des Himyérites et des Tobba, en sont la preuve. L’empire des
Arabes descendus *276 de Moder parut ensuite avec
l’islamisme, et se maintint sous les Omeïades et les Abbacides. Ayant oublié
leur religion, ils finirent par ne plus conserver le souvenir du puissant empire
qu’ils avaient fondé [130] ;
ils reprirent leurs anciennes habitudes de la vie nomade, et, s’il leur
arrivait quelquefois de s’emparer d’un royaume tombé en décadence, ils ne le
faisaient que pour ruiner le pays et en détruire la civilisation, ainsi que
cela se voit encore de nos jours dans l’Afrique septentrionale. Dieu
est le meilleur des héritiers.
Les peuplades et les tribus (agricoles) qui
habitent les campagnes subissent l’autorité des habitants des villes.
La
civilisation des campagnards est inférieure à celle des habitants de
villes ; tous les objets de première nécessité se trouvent chez ceux‑ci,
et manquent très souvent chez les autres. Les campagnes ne peuvent pas fournir
aux cultivateurs les divers instruments agricoles, ni leur offrir tous les
moyens qui facilitent la culture de la terre ; les arts manuels surtout
n’y existent pas. On n’y trouve ni menuisiers, ni tailleurs, ni forgerons. Tous
les arts qui fournissent aux premiers besoins de la vie et qui offrent à
l’agriculture les objets les plus indispensables n’existent pas en dehors des
villes. Les campagnards n’ont pas de monnaie d’or et d’argent, mais il en
possèdent l’équivalent dans les produits de leurs terres et de leurs
troupeaux. Le lait ne leur manque pas, ni la laine, ni le poil de chèvre et de
chameau, ni les peaux, ni d’autres choses dont les habitants de villes ont besoin.
Ils échangent ces matières contre des dirhems et des dinars. Faisons toutefois
observer que le campagnard a besoin du citadin lorsqu’il veut se procurer les
objets de première nécessité, tandis p.317 que celui-ci peut se passer du campagnard tant qu’il
ne recherche pas les choses qui lui sont d’une nécessité secondaire, ou qui
peuvent contribuer à son bien‑être [131].
Un peuple qui continue à habiter le pays ouvert sans être parvenu à fonder un
empire, ou à conquérir*277 des villes, ne saurait se passer du
voisinage d’une population urbaine. Il doit travailler pour les citadins, se
conformer aux ordres et aux réquisitions de leur gouvernement. Si la ville est
commandée par un roi, les gens de la campagne s’humilient devant la puissance
du monarque. Si elle n’a pas de roi, elle doit avoir pour la gouverner un chef
ou bien une espèce de conseil formé de citoyens qui se sont emparés du
pouvoir ; car une ville sans gouvernement ne saurait prospérer. Ce chef
détermine les habitants de la campagne à lui obéir et à le servir. Leur
soumission peut être volontaire ou contrainte. Dans le premier cas, elle
s’obtient par de l’argent, et par le don de ces objets de première nécessité
qu’une ville seule peut fournir. Un peuple campagnard dont on achète ainsi les
services ne cesse de prospérer. Dans le second cas, le chef de la ville, s’il
est assez puissant, emploie la force des armes contre les insoumis, ou bien il
travaille à semer la désunion parmi eux et à s’y faire un parti, à l’aide
duquel il pourra réussir à les dominer tous. Ils font alors leur soumission
pour éviter la destruction de leurs propriétés. S’ils voulaient abandonner
cette localité pour en occuper une autre, ils ne pourraient guère effectuer
leurs projets, car ils trouveraient ordinairement que celle‑ci est déjà tombée
au pouvoir d’un peuple nomade qui est bien décidé à la garder. Dans
l’impossibilité de trouver un asile, ils doivent se résigner à subir l’autorité
de la ville ; ils ne peuvent que se soumettre et obéir. Dieu est
le maître absolu de ses créatures ; il est le Seigneur unique, le seul
être adorable.
[2] Les termes dont
l’auteur se sert ici sont : ed‑dorouri (l’indispensable), el‑hadji (le
nécessaire) et el‑kemali (le parfait).
[7] Dans toute cette
section et dans plusieurs autres endroits des Prolégomènes, l’auteur entend,
par le mot Arabe, les Arabes nomades.
[15] La phrase arabe
est mal tournée et incorrecte ; pour lui donner une construction
régulière, il faudrait supprimer les mots ﻭﻫ ﻯﺫﻟﺍ .
[16] C’est‑à‑dire, tu
as apostasié. El‑Haddjadj pensait, sans doute, à ces paroles du Coran (sour.
IX, vers. 98) : « Les Arabes du désert sont endurcis dans leur
impiété et dans leur hypocrisie, et il est naturel qu’ils ignorent les préceptes
que Dieu a révélés. »
[17] Dans le texte
arabe, ligne 10, il faut insérer, après les mots ﺢﺗﻔﻠﺍ ﻞﺒﻗ , le passage
suivant :
[19] Pour constater un
fait devant la justice musulmane, il faut la déposition de deux témoins.
Mohammed, dans une affaire qui le concernait, déclara que le témoignage de
Khozeima Ibn Thabet suffisait. « La seule déposition de Khozeïma, dit‑il,
soit pour, soit contre, est suffisante. » ﻪﺑﺳﺣﻓ ﻪﻳﻟﻋ ﺩﻫﺷ ﻭﺍ ﺔﻣﻴﺯﺧ ﻪﻠ ﺩﻫﺷ
ﻥﻣ . Ce fut pour cette raison, que Khozeima reçut le surnom de ﻥﻳﺗﺪﺎﻫﺷﻠ ﺍ ﻭﺬ
« l’homme au double témoignage ». (Sïer es‑Selef, manuscrit
de la Bibliothèque impériale, supplément arabe, n° 693, fol. 70).
[20] Nous lisons
dans le Mowatta (voy. ci-devant, p. 32, note 5) ce qui
suit : « Malek (donne la tradition suivante) d’après Yahya, qui la
tenait de Bechîr : Abou Borda sacrifia sa victime (au jour de
la fête, le 10 de Dou’l‑Hiddja), avant que le Prophète eût, sacrifié la
sienne, et le Prophète lui ordonna de sacrifier de nouveau. « Je ne
trouve rien pour sacrifier, lui dit Abou Borda, excepté un
chevreau. » « S’il n’y a qu’un chevreau, répondit le Prophète,
sacrifie‑le. » (Mss. de la Bibl. imp. suppt, n° 368, fol. 91 v°.)
El-Bokhari rapporte les traitions suivantes : « Le Prophète
dit : « Aujourd’hui nous commencerons par faire la prière, puis nous
nous en retournerons pour faire le sacrifice. Celui qui agit ainsi se conforme
au rite que nous avons prescrit ﺎﻨﺗﻨﺳ ﺏﺎﺼﺍ ; celui qui sacrifie
avant (la prière) a fait une offrande dont la chair est pour sa propre famille,
mais qui ne fait nullement partie du rite. Abou Borda Ibn Nîar, qui avait
déjà sacrifié, lui dit : « J’ai ici un chevreau. » —
« Immole‑le, lui répondit le Prophète, mais, dorénavant, une pareille
chose ne sera permise à personne ﻙﺪﻌﺒ ﺪﺣﺍ ﻥﻋ ﻯﺯﺠﺗ ﻥﻟﻭ » — « Le
Prophète a dit : « Celui qui sacrifie avant la prière sacrifie pour
lui-même ; celui qui sacrifie après la prière a rempli son devoir
religieux et s’est conformé au rite des musulmans. » (Voy. le Sakîh, ms.
de la Bibl. imp. suppt, au chapitre intitulé : ﺔﻳﺣﻀﻻﺍ ﺔﻨﺳ
ﺏﺎﺑ ﻰﺤﺎﻀﻻﺍ ﺏﺎﺗﻛ . De ces traditions on peut tirer deux conclusions : 1°
que, par un cas exceptionnel, Abou Borda, ayant sacrifié avant la prière, eut
la permission de réparer son erreur par un sacrifice fait après la prière ;
2° qu’il fut autorisé (par une grâce spéciale) à remplacer la victime ordinaire
par un chevreau. Ajoutons que deux des compagnons de Mohammed portaient le
surnom d’Abou Borda. Celui dont nous parlons est Abou Borda
Nîar ﺭﺎﻳﻨ ; l’autre, Abou Borda Amer ﺭﻣﺎﻋ , fils d’Abou Mouça Abd Allah,
remplit les fonctions de cadi à Koufa et mourut l’an 103 (721‑722 de J. C.).
[21] Cette traduction
est purement conjecturale ; le texte porte : ﺪﻳﺻ ﻪﻠ ﺭﻓﻨﻳ ﻼ ,
« pour lui, le gibier ne senfuit pas » ; ce qui peut signifier
il ne chasse pas, ou bien, il ne fait pas la guerre. On cherche vainement cette
locution dans les Proverbes de Meïdani.
[29] ﻥﻳﻣﻠﻌﺗﻣﻠﺍﻮ
ﻥﻳﻣﻠﻌﻣﻠﺍ ﺭﻣﺎﮐﺣﺍ . L’ouvrage dont Ibn Khaldoun donne ici le titre ne se trouve
pas indiqué dans le Dictionnaire bibliographique de Haddji Khalifa.
[30] Abou Oméiya
Choréih el‑Kindi, un des tabîs (disciples des Compagnons de
Mohammed), fut nommé cadi de Koufa par le khalife Omar. Il mourut l’an 87 (706
de J. C.).
[31] Nous lisons dans
le Sahîh d’El‑Bokhari, au commencement de l’ouvrage :
« Le Prophète raconta qu’étant dans la grotte du mont Hira, il vit
approcher un ange qui lui ordonna de lire. Sur sa réponse qu’il ne savait pas
lire, l’ange le saisit à la gorge et la lui serra presque au point de
l’étouffer. Trois fois l’ange lui adressa le même ordre, trois fois le Prophète
fit la même réponse, et trois fois l’ange lui serra le cou. Alors le messager
céleste lui dit : « Lis, au nom de ton Seigneur, qui a créé
tout ; il a créé l’homme d’un caillot de sang. » — Ces paroles font
partie du Coran (voyez sour. XCVI), et, selon les musulmans, elles furent les
premières que Mohammed reçut du ciel.
[33] Sour. XC, vers.
10. Le mot ﻥﻳﺩﺟﻨﻟﺍ , rendu ici par le bien et le mal, signifie
littéralement les deux hauteurs. Nousl’avons entendu dans le
même sens que le commentateur El‑Beïdaoui.
[34] Littéral.
« il lui a inspiré sa perversité et sa piété. » Ceci est encore une
phrase du Coran. (Voy. sour. XCI, vers. 8.)
[39] Les mots ﻪﮐﺭﺗ ﺎﻣﻟ
équivalent à ﻪﮐﺭﺗﻟ ; nous avons déjà fait observer que notre auteur
emploie souvent la particule ﺎﻣ d’une manière pléonastique.
[41] Ce chapitre manque
dans l’édition et dans les manuscrits de Paris, mais il se trouve dans
l’édition de Boulac. Nasr el-Hourîni, le cheikh qui dirigea
la publication de cette édition, nous apprend, par une note marginale, qu’il
le trouva dans un manuscrit venu de Tunis. Il fait observer, et avec raison,
que ce chapitre cadre parfaitement avec le commencement du chapitre qui suit.
J’ajoute que les raisonnements et le style du chapitre suffisent pour
démontrer qu’Ibn Khaldoun en est l’auteur. En voici le texte :
[45] Lisez ﺔﺒْﻏُﺯ
dans le texte arabe. On trouvera dans l’Histoire des Berbers une
notice de chaque tribu dont les noms sont mentionnés dans ce chapitre.
[46] Le mot hidjazi a,
parmi ses diverses significations, celle de fabricant d’entraves de chameaux.
[47] Dans le texte
imprimé le mot Idlelten porte des points voyelles, bien qu’ils
ne soient pas indiqués dans les manuscrits : le domma placé
sur le t de la syllabe ten doit se remplacer
par un fetha, les pluriels berbers se formant en ten ou en tan, jamais
en ton. On peut voir dans l’Histoire des Berbers une
notice sur cette tribu.
[51] Littéral.
« chez les gens revêtus de la même peau que soi, c’est‑à‑dire, chez les
gens de la même race que soi. »
[52] En
arabe ﺏﺳﺣ hasb. Ce terme signifie proprement considération, mais
Ibn Khaldoun l’emploie dans ce chapitre et dans plusieurs autres endroits de
son ouvrage comme l’équivalent de charf (noblesse).
[55] L’édition de
Boulac porte ﻢﻠﻌﻤﻠﺍ ﺏﺎﺗﮐ ﻝﻭﻻﺍ ; dans les manuscrits, on lit ﺏﺎﺗﮐ
ﻢﻠﻌﻠﺍ. Cette dernière leçon est la bonne ; il s’agit de l’ensemble complet
des traités dont se compose l’Organon d’Aristote, ainsi que du traité de la
Logique, science à laquelle il rattache la Rhétorique et la Poétique. Dans la
bibliothèque de Florence se trouve un exemplaire du commentaire moyen (talkhîs) sur
l’Organon, par Averroès. (Voyez Averroès de M. Renan, p. 82 de
la seconde édition.) Le passage du commentaire d’Averroès dont Ibn Khaldoun
s’occupe dans ce paragraphe se rapportait probablement à ces paroles de la
rhétorique d’Aristote, (l. 1, c. 5) ; ι̉δία δε ευ̉γένεια η̉ α̉π’α̉νδρω̃ν
η̉ α̉πὸ γυναικω̃ν, κ. τ. λ. « Un particulier est noble par les hommes ou
par les femmes, quand il descend légitimement des uns et des autres et que ses
premiers auteurs se sont fait connaître par leur vertu, leurs richesses, ou par
quelque autre des choses que les hommes honorent, et quand leur famille compte
un grand nombre de personnages illustres, hommes et femmes, jeunes gens et
vieillards. » (Traduction de M. Bonafous.) — Nous avons d’Averroès une
paraphrase de la rhétorique, traduite en latin et imprimée dans l’édition des
Juntes, tome II ; mais il n’y a rien qui réponde à ce passage d’Aristote.
Il me semble qu’il doit y avoir une lacune de plusieurs lignes. Dans la
traduction arabe de la Rhétorique, sur laquelle Averroès travaillait, le
mot ευ̉γένεια était probablement rendu par ﺏﺳﺣ (considération).
Quoi qu’il en soit, la réfutation d’Ibn Khaldoun s’adresse tout autant à
Aristote qu’au commentateur arabe.
[65] Avant le mot ﺏﺳﺣﻠﺍ
, insérez ﺔﻴﺎﻫﻨ . Le mot ﺔﻴﺎﻫﻨ signifie terme ou plus
haut degré, et achèvement ou fin. L’auteur n’a
pas toujours distingué ces deux significations ; aussi, dans les
chapitres suivants, emploie‑t‑il les termes ﺔﻴﺎﻫﻨ , ﺔﻴﺎﻏ et ﻞﺎﻣﮐ ,
tantôt dans le sens de compléter, achever, et tantôt dans celui
de finir, s’éteindre. De là résulte que ses raisonnements portent
quelquefois à faux.
[66] Les expressions ﺍﺫﮐ
ﻥﻤ ﻼﻭﺍﺫﮐ ﻥﻤ ﻼ , et..... ﺙﻳﺣ ﻥﻤ ﻼﻭ ….. ﺙﻳﺣ ﻥﻤ ﻼ signifient, chez Ibn
Khaldoun, tant en ceci qu’en cela, ou non seulement en
ceci, mais en cela. Dans la page 367 du texte arabe, vers la fin, se trouve
encore un exemple de cet emploi assez singulier des mots ﻥﻤ ﻼﻭ ﻥﻤ ﻼ .
[67] A la place de
ﺔﻳﻓﺭﺸﻟﺍ , les mss. A. C et l’édition de Boulac portent ﺔﻳﻓ ّﺭﺸﻟﺍ ,
« le secret qui était en lui. » La leçon
de l’édition de Paris est certainement la bonne.
[72] Pour ﻖﺑﺎﻁ , lisez
ﻖﻳﺎﻁ . L’équivalent de ce mot ne se trouve pas dans le texte hébraïque du
verset cité par Ibn Khaldoun. Il manque aussi dans le texte samaritain, dans la
version des Septante, dans la traduction arabe de Saadias, dans la traduction
arabe d’Alexandrie, dans la traduction arabe du Pentateuque publiée par Erpenius,
et dans trois autres traductions arabes dont on trouve des exemplaires dans la
Bibliothèque impériale. Il n’y a que la Vulgate qui le donne. Cela me fait
croire qu’Ibn Khaldoun avait entre les mains une traduction arabe du
Pentateuque faite sur le texte même de la Vulgate.
[74] Aouf, fils de
Moaouîa, fils de Hisn, appartenait à une des plus nobles familles de l’Arabie,
puisqu’il comptait au nombre de ses aïeux un chef très renommé, Khodeifa Ibn
Bedr el‑Fezari. On lui donna le sobriquet d’Owaïfel‑Caouafi, c’est‑à‑dire, le
petit Aouf aux rimes, parce qu’il s’était vanté, dans un de ses
poèmes, de bien trouver les rimes. Il était contemporain du célèbre El‑Haddjadj.
[77] Cette indication
n’est pas exacte ; l’auteur a, sans doute, voulu renvoyer au Ve chapitre
de la seconde section, p. 263 de ce volume.
[82] D’abord en Arabie,
où ils s’étaient attachés au parti des Carmats ; puis en Mauritanie. Dans
l’Histoire des Berbers, t. I de la traduction, l’auteur a consacré
plusieurs chapitres à ces tribus.
[85] Le Coran porte
ﻊﻓﺪ , mais Nafê, un des célèbres lecteurs du
Coran, lisait ﻉﺎﻓﺩ , comme l’a fait notre auteur.
[87] Les Zirides ou
Badicides, famille sanhadjienne à laquelle les Fatemides avaient confié le
gouvernement de l’Ifrîkiya, finirent par se rendre indépendants. Mouça Ibn
Abi ’l‑Afiâ, émir des Miknêça, tribu zenatienne, fut nommé gouverneur de
Fez et du Maghreb occidental par les Fatemides ; mais, quelques années
plus tard, il embrassa le parti des Omeïades espagnols. Les Beni-Khazer,
famille d’une autre tribu zenatienne, les Maghraoua, se révoltèrent aussi
contre les Fatemides.
[88] J’ai déjà expliqué
(page 28, note a) pourquoi Ibn Khaldoun a rangé les Abbacides parmi les
Chîïtes.
[90] Selon l’auteur
du Mishkat el‑Masabîh (traduction anglaise du capitaine Matthews,
vol. II, page 49), le prophète s’exprima ainsi afin de pousser ses partisans à
combattre pour la foi, et de les empêcher de s’adonner, par lâcheté, aux
travaux agricoles. Voyez du reste les Prolégomènes, texte arabe, 2e partie,
p. 296.
[94] Dans l’histoire du
règne d’Omar, le second khalife, notre auteur dit quelques mots de la conquête
d’El‑Bab (Derbend). Le nom du prince qui gouvernait cette forteresse y est
écrit Chehrbar. Dans le dictionnaire géographique de Yacout, à
l’article ﺏﺎﺑﻠﺍ , on lit Chehryar. Selon Ibn el‑Athîr, dans
ses Annales, la ville d’El-Bab capitula l’an 22 de l’hégire
(643 de J. C.). Yacout donne l’an 19 comme la date de cet événement. Abd‑er‑Rahman
Ibn Rebîah commandait alors l’avant‑garde de l’armée musulmane ; Soraca
Ibn Amr en était le général en chef.
[107] Dhou était
un titre porté par plusieurs princes himyérites. (Voyez l’Essai de
M. Caussin de Perceval, dans l’index.)
[119] Ce pays forme
maintenant les régences de Tunis et de Tripoli, et la province de
Constantine.
[121] Voyez, dans l’Histoire
des Berbers, t. I de la traduction française, le récit des dévastations
commises par ces tribus.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.