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LES SCIENCES ET DE LEURS DIVERSES ESPÈCES ; DE L’ENSEIGNEMENT, DE SES MÉTHODES ET PROCÉDÉS ET DE TOUT CE QUI S’Y RATTACHE. CETTE SECTION COMMENCE PAR UNE IN¬TRODUCTION ET RENFERME (PLUSIEURS CHAPITRES) ACCESSOIRES. LES PROLÉGOMÈNES IBN Khaldoun 2

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# Du soufisme.
Le soufisme est une science islamique. — Dérivation du mot soufi. — La règle des Soufis. — Progrès de l’aspirant dans la voie spirituelle. — Principe qui sert de base au système de pratiques adopté par les Soufis. — Premiers traités du soufisme. — Le combat spirituel et le dégagement de l’âme. — Dieu est‑il séparé de ses créatures ? — Examen de cette question et des significations que le terme séparation peut prendre. — La doctrine de l’unification ou panthéisme. — La théorie des apparences. — La doc­trine de l’identité absolue. — Opinion de certains Soufis, sur le dégagement. — Leur doctrine, au sujet du cotb et des nakîbs. — La doctrine de l’externe et de l’interne fut empruntée aux Ismaéliens par quelques Soufis. — Justification d’El‑Heroui, qui avait énoncé une opinion malsonnante au sujet de l’unité divine. — Examen des quatre points qui attirent surtout l’attention des Soufis. — Justification des Soufis.
# La science de l’interprétation des songes.
La nature et la cause des songes. — Les songes confus et les songes vrais. — Prin­cipes de la science de l’interprétation des songes. — Auteurs qui ont traité ce sujet.
# Des sciences intellectuelles (ou philosophiques) et de leurs diverses classes.
Les quatre sciences philosophiques. — Les sciences qui servent de base à la philo­sophie. — Indication des peuples qui, avant l’islamisme, cultivaient les sciences. — Omar ordonne la destruction des livres et recueils scientifiques que son général, Ibn Abi Ouekkas, avait trouvés chez les Perses. — Les philosophes grecs, piliers de la sagesse. — Le khalife El‑Mansour fait traduire les Éléments d’Euclide et autres traités. — Les philosophes musulmans. — La philosophie en Espagne, en Mauritanie et en Perse. — Les écrits de Teftazani. — « Je viens d’apprendre », dit l’auteur, « que la culture des sciences philosophiques est très prospère chez les Francs. »
# Les sciences relatives aux nombres.
L’arithmétique. — Les nombres ordonnés suivant une progression arithmétique ou géométrique. — Avicenne a traité ce sujet, l’ayant regardé comme formant une partie intégrante de la science mathématique. — L’ouvrage d’Ibn el‑Benna.
# L’art du calcul (l’arithmétique pratique).
La composition et la décomposition des nombres. — Les fractions. — Les nombres sourds. — Cet art utile est d’une origine comparativement moderne. — On l’a vulga­risé dans les grandes villes. — Ouvrages d’arithmétique dont on se sert dans le Ma­ghreb. — Les théorèmes du calcul peuvent se désigner au moyen de signes.
# L’algèbre.
Les équations du premier et du second degré. — El‑Kharizmi fut le premier qui écrivit sur cette branche de science. — L’auteur dit avoir appris qu’un des premiers mathématiciens de l’Orient venait de donner une grande extension à la solution des équations.
# Les transactions (commerciales et autres).
Auteurs espagnols qui ont écrit sur ce sujet.
# Le partage des successions (feraid).
Auteurs qui ont écrit sur cette branche de science.
# Les sciences géométriques.
Objet de la géométrie. — Les Éléments d’Euclide. — De quoi cet ouvrage se com­pose. — L’étude de la géométrie donne l’habitude de penser avec justesse.
# La géométrie spéciale des figures sphériques et des figures coniques.
Les traités de Théodose et de Ménélaus. — La théorie des sections coniques. — L’ouvrage des Beni Mouça.
# La géométrie pratique (mesaha).
# L’optique.
# L’astronomie.
But de cette science. — La sphère armillaire. — L’Almageste.
# Les tables astronomiques
Utilité de ces tables. — Auteurs qui ont travaillé sur les tables astronomiques.
# La logique.
Comment on parvient à reconnaître les universaux. — Les connaissances consistent en concepts et en affirmations. — Ce fut Aristote qui régularisa les procédés de la lo­gique et en forma un corps de doctrine. — Pourquoi on la nomma la science première. — Le Kitab al‑Fass. — Le traité d’Aristote renferme huit livres. — Titres de ces livres. — Les cinq universaux et le traité de Porphyre. — Le traité sur les définitions et les descriptions. — Modifications que les savants d’une époque plus moderne firent éprouver à l’Organon. — Plus tard, les docteurs traitaient la logique comme une science sui generis. — L’étude de la logique fut condamnée par les anciens musul­mans. — Ce furent El-Ghazzali et Er‑Razi qui, les premiers, se relâchèrent de cette rigueur. — Système de raisonnement employé d’abord par les théologiens musulmans pour défendre les dogmes de la religion. — Principes qu’ils adoptèrent. — Ce que les Acharites entendaient par états. — Ces doctrines renversaient toutes les colonnes de la logique. — El‑Ghazzali y renonça et suivit une nouvelle doctrine qui s’est tou­jours maintenue depuis.
# La physique.
L’objet de cette science. — Livres qu’on a composés sur cette matière.
# La médecine.
L’objet et le but de la médecine. — Traités de médecine. — La médecine chez les peuples nomades. — Les prescriptions médicales attribuées au Prophète ne font nul­lement partie de la révélation divine.
# L’agriculture.
L’agriculture chez les anciens. — L’agriculture nabatéenne. — On a composé beau­coup d’ouvrages sur l’agriculture.
# La métaphysique (El‑ilahiya)
Les personnes qui cultivent cette science disent qu’elle procure la connaissance de l’être tel qu’il est, et qu’en cela consiste la félicité suprême. — Dérivation du mot mé­taphysique. — Les théologiens des derniers siècles ont eu tort de fondre ensemble la scolastique et la métaphysique. — On ne doit pas chercher à démontrer par le raison­nement les dogmes de la loi révélée. — Il ne faut pas confondre dans une même science la théologie et la métaphysique.
# La magie et la science des talismans.
Les Assyriens, les Chaldéens et les Coptes possédaient des ouvrages sur ces ma­tières. — L’agriculture nabatéenne. — Les ouvrages de Tômtom, de Djaber et de Maslema. — La véritable nature de la magie. — Comment les âmes peuvent se dé­gager de l’influence des sens afin d’acquérir des notions du monde spirituel. — Il y a trois espèces de magie, dont deux ont une existence réelle. — Pratiquer la magie est un acte d’infidélité. — La réalité de la magie est prouvée par ce que Dieu en a dit dans le Coran. — L’ensorcellement. — Singuliers effets de la magie. — L’art talismanique a fait connaître les vertus merveilleuses des nombres aimables ou sympa­thiques. — Le sceau du lion. — L’amulette sextuple. — L’ouvrage de Maslema sur la magie. — Les gens qui font crever les bestiaux. — Comment les philosophes (libres penseurs) distinguent entre la magie et l’art des talismans. — Comment on peut dis­tinguer entre un magicien et un prophète. — Prodiges opérés par des Soufis. — Le Djirefch kavian. — L’amulette centuple formée de nombres. — La loi condamne la magie et l’art des talismans. — Selon les théologiens scolastiques, c’est par le tahaddi qu’on peut distinguer entre l’acte d’un prophète et celui d’un magicien. — Les effets du mauvais œil.
# Les propriétés occultes des lettres de l’alphabet.
La simia. — Ouvrages sur ce sujet. — Selon certains Soufis, il y a quatre éléments. — Selon d’autres, c’est à leur valeur numérique que les lettres doivent leur influence. — Influence des lettres et des mots. — En quoi la vertu secrète des talismans diffère de celle des mots. — A l’influence des noms se mêle quelquefois celle des astres. — Les invocations. — Ouvrage de Maslema sur la magie. — La simia est réellement une branche de la magie. — Miracle opéré en faveur d’Abou Yézid el‑Bestami. — Manière d’obtenir, au moyen de la combinaison des lettres, la réponse à une question.
# Observations du traducteur sur la zaïrdja d’Es‑Sibti.
# L’alchimie.

Théorie de cet art. — L’élixir. — La science de Djaber (Geber). — Le Retbat al­-Hakim, traité d’alchimie composé par Maslema. — Traité d’alchimie attribué à Kha­led Ibn Yezîd. — Texte d’une épître composée sur l’alchimie par Ibn Bechroun. — Théorie de l’œuvre ou pierre philosophale. — Conversation d’Ibn Bechroun avec Maslenta au sujet de l’œuf. — Prétendue démonstration de cette question au moyen de la géométrie. — Explication de quelques termes. — Selon Ibn Khaldoun, l’al­chimie doit être regardée comme une espèce de magie. 


§  Du soufisme [1].
§  @
§  Le soufisme est une des sciences qui sont nées dans l’islamisme. Voici à quoi elle doit son origine. Le système de vie adopté par ces gens (les mystiques ou Soufis) a toujours été en vigueur depuis le temps des premiers musulmans. Les plus éminents parmi les Compa­gnons et (leurs disciples) les Tabê, et parmi les successeurs de ceux-­ci, le considéraient comme la route de la vérité et de la bonne direc­tion. *60 Il avait pour base l’obligation de s’adonner constamment aux exercices de piété, de vivre uniquement pour Dieu, de renoncer aux pompes et aux vanités du monde, de ne faire aucun cas de ce que recherche le commun des hommes, les plaisirs, les richesses et les honneurs ; enfin de fuir la société pour se livrer dans la retraite aux pratiques de la dévotion. Rien n’était plus commun parmi les Com­pagnons et les autres fidèles des premiers temps. Lorsque, dans le second siècle de l’islamisme et dans les siècles suivants, le goût pour p.86 les biens du monde se fut répandu et que la plupart des hommes se furent laissés entraîner dans le tourbillon de la vie mondaine, on dé­signa les personnes qui se consacrèrent à la piété par le nom de Sou­fis ou de Motesouwefis (c’est‑à‑dire aspirants au soufisme) [2].
§  El-Cocheïri [3] a dit qu’on ne saurait assigner à ce nom une étymo­logie qui soit tirée de la langue arabe et conforme à l’analogie ; que c’est évidemment un sobriquet et que l’opinion de ceux qui le font dériver de safa (pureté), ou de soffa (banquette) [4], ou de soff (rang, ordre) est trop difficile à concilier avec les formes étymologiques de la langue pour être admissible. Il ajoute qu’on ne peut pas non plus le faire dériver de souf (laine), vu que ces gens‑là n’avaient pas l’habitude de se distinguer des autres en portant des vêtements de laine. Je dis, moi, que, puisqu’il s’agit d’étymologie, soufi vient très­ probablement de souf (laine), car la plupart de ces dévots portaient des vêtements de cette étoffe pour se distinguer du commun des hommes, qui aimaient à se montrer dans de beaux habits.
§  Les Soufis ayant adopté pour règle de renoncer aux biens du monde, de se tenir séparés de la société et de s’adonner à la dévotion, se distinguèrent aussi des autres hommes par des extases [5] qui leur sur­venaient. Expliquons cela. L’homme, en tant qu’il est homme, se distingue des autres animaux par la perception [6], et cette perception est de deux sortes : la première a pour objet les sciences et les con­naissances, non seulement tout ce qui est certain, mais tout ce qui est supposition, ou doute ou opinion ; l’autre a pour objet les états qu’il p.87 éprouve en lui-même, tels que la joie, la tristesse, le resserrement (de cœur), l’épanouissement, la satisfaction, la colère, la patience, la gratitude et antres dispositions semblables. L’être réel et intelligent (l’âme) qui agit librement dans le corps se compose de perceptions, (venues de l’extérieur), de volontés (intérieures) et d’états (ou mo­difications qu’elle éprouve) ; et c’est là, comme nous l’avons dit [7], ce *61 qui distingue l’homme. Ces états proviennent les uns des autres ; ainsi la science vient du raisonnement, la joie et la tristesse proviennent de ce qui fait éprouver du plaisir ou de la douleur ; l’activité est le produit du repos, et la paresse de la lassitude.
§  Il en est de même de l’aspirant (ou disciple de la vie spirituelle dans le combat qu’il se livre à lui-même et dans ses exercices de piété : chaque combat qu’il livre à ses penchants produit en lui un état qui est la conséquence de ce combat. Cet état est, nécessairement, ou un acte [8] de dévotion qui, s’enracinant (par la répétition), devient pour lui une station, ou, si ce n’est point [9] un acte de dévotion, ce doit être nécessairement une qualité que son âme acquiert [10], comme joie, gaieté, activité, paresse, etc. Maintenant, quant aux sta­tions, l’aspirant ne cesse de s’élever d’une station à une autre jusqu’à ce qu’il parvienne à la confession (ou la conviction) de l’unité divine [11] et à la connaissance (parfaite de Dieu), terme nécessaire pour obtenir la félicité, conformément à cette parole du Prophète : Quiconque mourra en confessant qu’il n’y a point d’autre dieu que Dieu entrera dans le paradis.
§  L’aspirant ne peut se dispenser de s’élever successivement dans ces divers degrés, ils ont tous pour fondement l’obéissance et la sin­cérité (d’intention) ; la foi les précède et les accompagne, et d’eux p.88 naissent les états et les qualités [12] qui en sont les produits et les bons résultats [13]. Ces états et ces qualités en produisent d’autres par une progression successive qui se termine à la station de la confession de l’unité (tauhîd) et de la connaissance. S’il se rencontre quelque défaut ou quelque imperfection dans le produit, on doit reconnaître que cela provient d’un défaut dans ce qui a précédé. Il en est de même des pensées qui passent par l’esprit de l’homme et des lumières surnatu­relles qui arrivent spontanément au cœur [14]. En conséquence de cela, l’aspirant a besoin de demander compte à son âme de ses disposi­tions dans tout ce qu’elle fait, et d’examiner jusqu’aux replis les plus cachés de son cœur ; car les actions doivent, de toute nécessité, produire des résultats, et si ces résultats sont imparfaits, cela provient de défauts dans les actions. L’aspirant s’aperçoit de cela par son *62 goût [15] et entre en compte avec son âme pour en découvrir la cause.
§  Il y a bien peu d’hommes qui imitent dans cette pratique les Soufis, car l’indifférence à cet égard est pour ainsi dire universelle. Les hommes pieux qui ne se sont pas élevés jusqu’à cette classe (de mys­tiques) ne se proposent rien de plus que de remplir les seuls devoirs que la jurisprudence regarde comme suffisants pour celui qui veut satisfaire (aux prescriptions de la loi) et s’y conformer. Mais les mys­tiques examinent scrupuleusement les résultats (de leur conduite), fai­sant usage pour cet examen des goûts et des extases [16], dans le but de s’assurer si leurs actions sont exemptes ou non de quelque défaut.
§  Il est donc évident que tout leur système est fondé sur la pratique d’obliger l’âme à se rendre compte de ses actions et de ses fautes d’o­mission, et sur les discours dans lesquels ils traitent des goûts et des extases qui, naissant des combats (livrés aux inclinations naturelles), p.89 deviennent pour l’aspirant des stations dans lesquelles il s’élève pro­gressivement en passant de l’une à l’autre. Mais, outre cela, ils ont certaines règles de convenance qui leur sont particulières, et ils emploient entre eux certains termes auxquels ils ont assigné des significations techniques. Les mots, dans le langage ordinaire, ne servent qu’à désigner des idées généralement connues ; mais, quand il se présente des idées qui ne sont pas dans la circulation générale, nous sommes obligés d’employer par convention, pour les exprimer, des mots au moyen desquels on puisse aisément les concevoir. Par suite de cela, les Soufis se sont fait une science particulière, sur laquelle on ne trouve aucune indication chez les personnes qui cul­tivent les autres sciences religieuses. Celle de la loi se divise en deux espèces : la première est propre aux légistes et aux jurisconsultes, et a pour objet les règles communes à tous et se rapportant aux devoirs du culte, aux usages et aux transactions sociales ; la seconde est par­ticulière à cette classe d’hommes dont nous parlons : elle embrasse tout ce qui concerne l’exercice du combat spirituel et le compte qu’on doit en demander à son âme, elle traite aussi des goûts et des extases qui surviennent dans la pratique de ces exercices, elle parle du pro­cédé par lequel on s’élève successivement dans l’échelle des goûts et donne l’explication des termes techniques qui sont usités parmi ces gens (les Soufis).
§  A l’époque où l’on commença à mettre par écrit les connaissances scientifiques et à en former des recueils, les docteurs rédigèrent des ouvrages sur le droit, sur les principes fondamentaux de la jurispru­dence, *63 sur la théologie scolastique, sur l’exégèse coranique et autres sciences de ce genre. Quelques hommes éminents dans l’ordre des Soufis [17] écrivirent alors des ouvrages sur leur système. Les uns ont traité des règles de la dévotion et du compte qu’on doit faire rendre à l’âme au sujet du soin qu’elle a apporté à se conformer (à ces lois), soit dans ce qu’il convient de faire, soit dans ce qu’il convient de ne p.90 pas faire. El‑Mohacebi [18] a composé sur cette matière un traité intitulé Reâïa (l’observance). D’autres ont traité des bienséances qui doivent s’observer dans la pratique du soufisme, des goûts que l’on y éprouve et des extases qui surviennent aux Soufis dans leurs états (d’exaltation). C’est ce qu’ont fait El‑Cocheïri dans son Riçala [19], Es‑Sohrewerdi dans son Aouaref el‑Maaref [20] et d’autres écrivains. El‑Ghazzali a réuni ces deux genres de sujets dans son livre intitulé Ihya [21] : il y a consigné non seulement les principes qui doivent régler les pratiques de la dévotion et l’observance (des bons exemples), mais aussi l’étiquette des usages observés par la confrérie et l’explication des termes qu’ils se sont accordés à employer pour exprimer leurs idées.
§  Ce fut ainsi que le système des Soufis se présenta, dans l’isla­misme, sous la forme d’une science rédigée méthodiquement par écrit, bien que d’abord elle n’eût été qu’une manière de pratiquer les exercices de la dévotion, et que ses règles ne se trouvassent que dans le cœur des hommes. C’est de la même manière que se rédi­gèrent les ouvrages où l’on traite de l’exégèse coranique, des tradi­tions, du droit, des principes fondamentaux de la jurisprudence et d’autres sciences.
§  Ce combat spirituel, cette retraite et cette méditation sont suivis ordinairement de l’écartement des voiles des sens [22], et accompagnés de la vue de certains mondes (ou catégories d’êtres) qui, étant du domaine de Dieu, ne sauraient être aperçus, même dans la moindre partie, par celui qui n’a pour se servir que les organes des sens. Un de ces mondes est celui de l’âme. Ce dégagement a lieu quand l’âme quitte p.91 les sens extérieurs pour rentrer dans le sens interne ; alors les états (produits par l’opération) des sens s’affaiblissent, ceux qui proviennent de l’âme se fortifient, l’âme exerce un empire dominant et sa vigueur se renouvelle. Or la méditation [23] aide puissamment à cela, car elle est comme la nourriture qui donne la croissance à l’âme, et celle‑ci ne cesse pas de croître et d’augmenter jusqu’à ce que, de science (ou être en puissance) qu’elle était, elle devienne présence (ou être en acte), et que, s’étant dégagée des sens, elle [24] acquière la plénitude *64 de cette existence qu’elle tient de son essence et qui consiste en la perception même. Dans cet état, elle est susceptible de recevoir les dons divins, les connaissances déposées près de la divinité [25] et les faveurs spontanées [26] de Dieu ; enfin son essence (ou nature), en ce qui concerne la connaissance exacte de ce qu’elle est, se rapproche de l’horizon le plus élevé, l’horizon des anges [27].
§  Ce dégagement (par lequel on est délivré) des sens arrive le plus souvent aux hommes qui pratiquent le combat spirituel ; et alors ils obtiennent une perception de la véritable nature des êtres, perception telle que personne autre qu’eux ne saurait l’avoir. De même, ils ont souvent la connaissance des événements avant qu’ils arrivent, et, par l’influence de leurs désirs ardents [28] et par les forces de leurs âmes, p.92 ils disposent des êtres inférieurs, qui sont contraints d’obéir à leur volonté.
§  Les plus grands personnages d’entre les mystiques ne font point de cas de ce dégagement et de cet empire (sur les êtres) ; ils ne dé­clarent rien de qu’ils savent sur la nature réelle (et secrète) d’aucune chose, quand ils n’ont point reçu l’ordre d’en parler ; bien plus, ils regardent ce qui leur arrive de ces effets (surnaturels) comme une tentation, et, quand ils les éprouvent, ils demandent à Dieu de les en délivrer.
§  Les Compagnons pratiquèrent aussi ce combat spirituel et se virent abondamment comblés de faveurs surnaturelles : Abou Bekr, Omar et Ali se distinguèrent par un grand nombre de dons de ce genre, mais aucun d’eux n’y attacha la moindre importance. Leur façon de voir à cet égard a été suivie par les mystiques dont les noms sont mentionnés dans le traité d’El‑Cocheïri, et par ceux qui, après eux, marchèrent dans la même voie.
§  Parmi les modernes il s’est trouvé des hommes qui ont mis beau­coup d’intérêt à obtenir ce dégagement des voiles, et à pouvoir parler des perceptions que ces voiles leur avaient cachées. Ils ont eu recours, pour y parvenir, à différents exercices de mortification, suivant les divers enseignements qu’ils ont reçus relativement à la manière d’é­teindre les facultés des sens, et de nourrir, par la méditation, l’âme intelligente. On continue ces exercices jusqu’à ce que l’âme, ayant pris toute sa croissance et toute la nourriture dont elle est susceptible, puisse jouir pleinement de la faculté de percevoir qui lui appartient en vertu de son essence. Quand un homme, disent‑ils, est parvenu à ce point, tout ce qui existe est compris dans ses perceptions ; ils *65 prétendent avoir vu à découvert l’essence réelle de tous les êtres, et s’être fait des idées justes de la nature véritable de toutes ces choses, depuis le trône (de Dieu) jusqu’à la plus légère pluie [29]. C’est ce que dit El‑Ghazzali dans son ouvrage intitulé Ihya, après avoir p.93 décrit les pratiques de mortification (dont on fait usage pour par­venir à cet état surnaturel). D’après eux, ce dégagement n’est réel et complet que s’il provient de la droiture (des intentions et des dispositions) ; car il peut avoir lieu (mais d’une manière impar­faite) pour des gens qui s’attachent à vivre dans la retraite et à sup­porter la faim, sans qu’il y ait chez eux de la droiture ; tels sont les magiciens, les chrétiens et autres gens qui pratiquent des exer­cices de mortification ; mais nous ne voulons parler à présent que du dégagement provenant de la droiture. On peut user ici d’une compa­raison prise d’un miroir bien poli : si l’on met un miroir convexe ou concave devant un objet dont il doit réfléchir l’image, cet objet s’y montrera sous une figure contournée qui ne sera pas la sienne ; si, au contraire, la surface du miroir est plane, cet objet s’y montrera tel qu’il est. Ce que la surface plane est pour le miroir, la droiture l’est pour l’âme, relativement aux états dont celle‑ci reçoit l’impression.
§  Les modernes, ayant donc attaché une grande importance à ce dé­gagement, ont discouru sur la nature réelle des êtres supérieurs et inférieurs, sur celle de l’espèce angélique, de l’âme (universelle), du trône (de Dieu), du siège (qu’il occupe) et d’autres choses sem­blables ; mais les personnes qui ne sont pas leurs confrères et qui ne suivent pas leur système sont incapables de comprendre les goûts et les extases qu’ils éprouvent. Parmi les casuistes, les uns repoussent (les prétentions de ces mystiques), tandis que d’autres les admettent ; mais, en cette matière, les raisonnements et les arguments ne sont d’aucune utilité, ni pour réfuter ni pour prouver, attendu qu’il s’agit de choses dont on ne peut juger que par les sens intérieurs [30].
§  [Examen détaillé et appréciation (de ces matières). — Les savants, p.94 parmi les traditionnistes et les jurisconsultes qui se sont occupés des dogmes (de la foi), ont très souvent énoncé l’opinion que Dieu *66 est séparé (mobaïn) de ses créatures ; les scolastiques ont dit qu’il n’en est pas séparé et qu’il n’y est pas joint (motassel) ; les philosophes ont enseigné qu’il n’est ni dans le monde ni en dehors du monde, et les Soufis des derniers temps ont déclaré qu’il est identique (mottahed) avec les êtres créés, soit parce qu’il s’est établi (holoul) dans eux, soit que ces êtres soient lui-même, et qu’ils ne renferment, ni en totalité ni en partie [31], aucune autre chose que lui. Nous allons examiner ces propositions d’une manière détaillée et les apprécier à leur juste valeur, afin qu’on comprenne clairement ce qu’elles énoncent.]
§  [Le terme séparation s’emploie pour exprimer deux idées (que nous aurons à discuter successivement). Il signifie d’abord être séparé quant au lieu et la place, idée dont l’idée opposée est être joint. Si l’on entend le mot séparation avec la restriction (de lieu et de place) et si l’on admet cette corrélation, on est obligé d’y reconnaître l’idée de localité, soit explicitement, ce qui serait affirmer la corporéité (de Dieu), soit par une conséquence nécessaire, ce qui serait assimiler (Dieu aux créatures), doctrine qui rentre encore dans la catégorie de la doctrine qui assigne une place à Dieu.]
§  [On rapporte que certains docteurs parmi les premiers musulmans professèrent ouvertement la séparation ; mais, en ce cas, on ne sau­rait assigner à ce mot la signification dont nous parlons. L’emploi de ce terme a été condamné par les théologiens scolastiques, parce qu’il impliquait l’idée de lieu. Voici leurs paroles : « Qu’on ne dise pas que le Créateur est séparé de ses créatures, ou qu’il leur est joint ; car de pareils attributs ne conviennent qu’à des choses qui sont dans un lieu. Qu’on ne dise pas qu’un sujet doive nécessairement avoir un attribut exprimant une certaine idée ou bien l’opposé de cette idée, car cela dépend d’abord [32] d’une condition, à savoir, que l’ad­jonction d’un attribut à un sujet soit de rigueur ; si cette condition p.95 n’est pas admise, la nécessité de l’adjonction n’existe pas. Il est même possible qu’un sujet se passe d’attribut exprimant une idée particulière ou le contraire de cette idée [33]. Aussi peut‑on très ­bien dire d’un corps inorganique qu’il n’est ni savant ni ignorant, ni puissant ni faible, ni écrivant ni sans instruction. L’emploi du mot sé­paré comme attribut (d’un sujet) n’est autorisé que sous la condition qu’on veuille indiquer l’existence (du sujet) dans un lieu ; cela est certain, à ne considérer que le sens de ce mot. Mais le Créateur, — Gloire soit à lui ! — est bien au‑dessus de pareils attributs. » Ce passage est cité par Ibn et‑Tilimçani [34] dans son commentaire sur les Lomâ (les éclairs) de l’imam el‑Haremeïn. Il dit ailleurs : « Qu’on ne dise pas que le Créateur est séparé du monde ou qu’il y est joint ; qu’on ne dise pas qu’il est en dehors ou en dedans du monde. » *67 Cela est conforme à la doctrine des philosophes ; ils enseignaient que Dieu n’est ni dans le monde ni en dehors du monde ; mais ils fon­daient leur opinion sur le principe qu’il existe des substances qui ne sont pas dans un lieu, principe repoussé par les théologiens scolas­tiques, parce qu’il nous obligerait à convenir que certaines substances possèdent un des attributs qui sont particuliers au Créateur. La ques­tion que nous examinons ici est traitée en détail dans les livres de théologie scolastique.
§  [Passons à la seconde idée exprimée par le terme séparation, et qui est celle de différence et d’opposition. Quand on prend le mot séparé dans ce sens, on peut fort bien dire que Dieu est séparé de ses créa­tures quant à son essence, à son individualité [35], à son existence et à ses attributs. L’idée opposée à celle‑ci s’exprime par les termes uni­fication, combinaison et mélange. Cette signification du mot séparé a p.96 été systématiquement adoptée par ceux qui étaient dans le vrai [36], c’est‑à‑dire, par la totalité des premiers musulmans, par les hommes savants dans la loi, par les théologiens scolastiques, par les Soufis des temps anciens, ceux, par exemple, dont les noms sont cités dans la Riçala (d’El‑Cocheïri) [37], et par tous les docteurs qui ont marché dans la même voie. Mais une fraction des Soufis modernes, celle qui a fait des perceptions recueillies par le sens interne un objet de science et d’investigation, est allée jusqu’à déclarer que le Créateur est identique (mottahed) avec ses créatures, quant à son individualité, à son existence et à ses attributs. Ils ont même dit que c’était là l’o­pinion des philosophes qui précédèrent Aristote, savoir, de Platon et de Socrate. Telle est la doctrine que les théologiens scolastiques ont en vue quand ils parlent, dans leurs écrits, d’une certaine opi­nion des Soufis qu’ils prennent à tâche de réfuter : « C’est, disent‑ils, un contre‑sens manifeste que de supposer la réunion de deux es­sences dont l’une est totalement différente de l’autre, ou dont l’une est renfermée dans l’autre, comme la partie (dans le tout). » Aussi, repoussent‑ils cette doctrine. L’unification (ittihad) dont nous parlons est identique avec l’établissement (de la divinité dans l’homme, c’est-à‑dire l’incarnation), dogme professé par les chrétiens au sujet du Messie, et dont la bizarrerie est manifeste, parce qu’il suppose l’éta­blissement d’un ancien dans un nouveau (c’est‑à‑dire d’un être éternel dans un être créé), ou l’unification de ces deux êtres. Cela est encore la même doctrine que celle des Chîïtes imamiens [38] à l’égard de leurs imams.]
§  Quand ils (les Soufis) parlent de l’unification [39], ils l’entendent de p.97 deux manières. Selon la première, l’essence éternelle est cachée dans *68 les êtres qui ont eu un commencement, tant dans ceux qui se laissent apercevoir par les sens que dans ceux qu’on aperçoit par l’entende­ment, et elle est identique avec ces deux classes d’êtres. Tous (ces êtres, disent‑ils, ) sont des manifestations externes de (l’être) éternel, et celui-ci en est le recteur, c’est‑à‑dire, il les maintient dans l’exis­tence. Cela signifie que, sans lui, ils n’existeraient pas. Telle est la doctrine de ceux qui croient à l’établissement. La seconde opi­nion est celle des partisans de l’unité absolue (el‑ouehda ’l‑motlaca). Il semblerait que ceux‑ci s’étaient aperçus que la doctrine des par­tisans de l’établissement renfermait l’idée de la non‑identité, idée tout à fait opposée à celle qui est indiquée par le terme unification ; aussi ont‑ils rejeté la non‑identité de (l’être) éternel et des créatures, en ce qui concerne l’essence, l’existence et les attributs ; et ils ont re­gardé comme erronée la doctrine qu’il y avait non‑identité (entre l’être éternel) et les manifestations extérieures qui se laissent aper­cevoir par les sens et par l’entendement. « Ces manifestations (di­sent‑ils) sont des perceptions humaines, lesquelles sont des ouehm (c’est‑à‑dire des illusions). » Ils ne veulent pas exprimer par ouehm l’idée que ce terme comporte en tant qu’il entre dans la catégorie dont les mots eïlm (savoir), dhann (opinion) et chekk (doute) font partie [40] ; au contraire, ils veulent déclarer que toutes (les perceptions humaines) sont réellement des non‑êtres qui ont seulement une exis­tence (apparente) [41] dans la faculté perceptive de l’homme. Il n’y a réellement point d’existence (disent‑ils), soit externe, soit interne, excepté pour (l’être) éternel.  Plus loin, nous tâcherons d’expliquer cela autant que nous le pourrons ; car on essayerait en vain de s’en rendre raison à l’aide de la spéculation et de la démonstration, comme cela se fait dans l’examen des perceptions purement p.98 humaines. En effet, la connaissance de ces matières (si obscures) pro­vient des impressions reçues dans le monde des anges, et il n’y a que les prophètes et les saints venus après ceux‑ci qui tiennent — les premiers de leur naturel primitif, et les seconds d’une direction qu’ils ont reçue, — la faculté de les obtenir. Celui qui chercherait à en prendre connaissance en se servant des sciences humaines se trom­perait tout à fait [42].
§  Quelques auteurs ont entrepris de dévoiler la nature des choses exis­tantes [43] et de fixer l’ordre véritable dans lequel elles ont paru, et dans cette tâche ils ont adopté la théorie des partisans des apparences [44]. Les notions qu’ils fournissent à ce sujet sont plus obscures les unes que *69 les autres, surtout si on les compare avec (les indications fournies par les docteurs orthodoxes), qui, dans leurs recherches spéculatives, s’en tenaient à la terminologie reçue et aux sciences déjà établies. El‑Ferghani [45] nous est un exemple des premiers ; dans la préface qui accompagne son commentaire du poème (mystique) d’Ibn el‑Fared [46], il expose la manière dont ce qui existe a émané de l’agent (qui est p.99 Dieu, et indique l’ordre (dans lequel tout a paru) : « Ce qui existe émane (dit‑il, ) de l’attribut de l’unitisme [47], lequel fait émaner [48] l’unéité, et tous deux émanent ensemble de la noble essence (l’Être suprême), qui n’est ni plus ni moins que l’unité même. Les mystiques désignent cette émanation (sodour) par le terme manifestation. La première des manifestations, selon eux, est celle de l’essence (qui se montre) à elle­-même ; elle renferme la perfection, qui implique la faculté de faire exister et de faire paraître ; ce qui est conforme à une parole qui a cours parmi eux et qu’ils attribuent à Dieu, savoir : J’étais un trésor caché, et, voulant être connu, j’ai créé les créatures afin qu’elles me connussent. Cette perfection consiste dans la faculté de faire exister, laquelle est descendue d’en haut (pour se manifester) dans ce qui existe et jusque dans les détails de la nature réelle des choses existantes. Cela forme, selon eux, le monde des réalités, la présence amaïenne [49] et la vérité mohammédienne. Là‑dedans se trouvent les vérités (ou caractères réels des attributs du tableau (sur lequel sont inscrits les décrets divins, de la plume (qui a servi pour les écrire), de tous les prophètes et envoyés (célestes et de la perfection du peuple mo­hammédien [50]. Tout cela forme des parties distinctes de la vérité mohammédienne. De ces vérités il en émane d’autres qui concernent la présence hébaïenne [51], qui (dans cette échelle) est le degré de la p.100 représentation. De là procèdent le trône, puis le siège, puis les sphères, puis le monde des éléments, puis le monde de la combinaison. Tout cela forme le monde de l’assemblage (retec), ce qui, étant manifesté, s’appelle le monde de la séparation (fetec). » — Fin de l’extrait. — Cela s’appelle le système des manifestations, ou des apparences, ou des présences. Ceux *70 qui procèdent par la voie de la spéculation (et du raisonnement) ne sont pas faits [52] pour comprendre ce genre de langage, tant le sens en est obscur et impénétrable ; combien le style des hommes aux extases et à la contemplation mystique[53] diffère de celui des personnes qui se guident par (le raisonnement et par) la démonstration ! Il nous semble même que la loi divine condamne ce système, puisqu’elle ne ren­ferme aucune disposition qui puisse nous faire soupçonner une telle suite de manifestations.
§  Quelques Soufis d’une autre classe sont allés jusqu’au point d’affir­mer l’identité (ouehda) absolue (de Dieu avec le monde), principe plus difficile à concevoir que le précédent et plus étrange dans ses résul­tats. Ils prétendent que tout ce qui existe renferme dans ses diverses parties certaines puissances (ou facultés) dont la nature réelle des êtres dépend, ainsi que leur forme et leur matière. Les éléments tiennent leur existence des puissances qu’ils renferment, et la matière de chaque élément renferme en elle‑même une puissance qui la fait exister. Dans les êtres composés se trouvent encore les mêmes puis­sances jointes à celle qui a opéré la composition de ces êtres. Ainsi, pour en donner des exemples, les minéraux renferment leur puissance p.101 constituante jointe à celle des éléments et de la matière (hioulé, ύλη) des éléments ; la puissance qui constitue les animaux est jointe à celle des minéraux ; la puissance qui constitue le caractère de l’espèce hu­maine est jointe à celle qui fait l’animalité ; ensuite vient la sphère (du monde), qui renferme la puissance de l’humanité et (une autre puissance) de plus. Il en est de même des essences spirituelles et de la puissance qui réunit en elle‑même celle de tous les êtres sans exception, c’est-à‑dire la puissance divine, celle qui s’est répandue dans la totalité et dans les parties de tous les êtres et qui les réunit tous. Elle les entoure, non pas (seulement) dans leurs états de manifestation et de recèlement, dans leurs formes et dans leur matière, mais aussi de tous les côtés. Tout cela n’est cependant qu’un seul être, la personnalité même de l’essence divine. Cette essence est un être réel, unique et non composé ; c’est seulement en la considérant qu’on est amené à y voir des parties. Que l’on examine la nature humaine mise en rapport avec celle de l’animalité, n’y voit‑on pas que la première renferme en elle‑même la seconde, et que son existence dépend de celle de l’au­tre ? *71 Aussi, a‑t‑on assimilé ce rapport, tantôt à celui du genre à l’espèce et tantôt à celui du tout à la partie ; mais ce n’est là qu’une simple assimilation. On voit que dans tout cela ces Soufis évitent à dessein ce qui pourrait donner l’idée de combinaison et de pluralité ; « car, disent‑ils, ces deux idées sont les produits de la supposition et de l’imagi­nation. » Il paraît, d’après un discours dans lequel Ibn Dehhac [54] traite de ce système, que leur doctrine au sujet de l’unité (ouehda) est abso­lument semblable à celle des philosophes au sujet des couleurs. « Leur existence, disent‑ils, dépend de la lumière ; si la lumière n’existait pas, il n’y aurait pas de couleurs. » De même, chez ces mystiques, l’existence de tous les êtres perceptibles dépend de celle de la percep­tivité des sens, et, ce qui est encore plus fort, l’existence des êtres perçus par l’intellect et de ceux qu’on peut imaginer dépend de celle de la perceptivité de l’intellect. De là résulterait que toute l’existence séparable (c’est‑à‑dire les êtres qui se distinguent les uns des autres) dépendrait de l’existence de la perceptivité humaine. Donc, si nous supposons que cette perceptivité n’existe pas, il n’y aurait pas de dis­tinction entre les choses qui existent, et elles seraient, alors comme une seule chose simple et unique ; le chaud et le froid, le dur et le mou, la terre même, et l’eau et le feu, et le ciel et les étoiles, n’existeraient que par l’existence des sens faits pour les apercevoir : car la perceptivité a la faculté de reconnaître, dans les êtres, des différences qui n’y sont pas ; cette faculté n’existe que dans les organes de la perception, et si ces organes, doués de la faculté de distinguer, n’existaient pas, il n’y aurait qu’une perception unique, celle du moi. Ils comparent cela à ce qui se passe pendant le sommeil : quand l’homme dort, les sens extérieurs, et tout ce qu’ils aperçoivent, n’exis­tent plus, et l’homme, dans cet état, est incapable de distinguer entre les êtres, excepté par le moyen de l’imagination (agissant dans les songes).  L’homme qui veille est, disent‑ils, dans un état semblable : il ne reconnaît les différences entre tous les êtres dont il s’aperçoit *72 qu’au moyen de la perceptivité humaine, et, si elle lui manquait, la différence entre eux n’existerait pas. C’est là ce qu’ils désignent par le terme ouehm (illusion), qu’il ne faut pas confondre avec le même terme (qui signifie opinion, δόξα) et qui fait partie de ceux qui dési­gnent les modes perceptifs de l’homme [55].
§  Tel est le sommaire de leur doctrine, autant qu’on peut la com­prendre, d’après les indications d’Ibn Dehhac [56]. C’est une doctrine bien chancelante ; car nous avons la conviction intime que le pays vers lequel nous voyageons existe, bien qu’il soit hors de notre vue ; nous sommes positivement certains de l’existence du ciel, déployé au‑dessus de nos têtes, des étoiles et de bien d’autres choses qui sont cachées à nos regards. Puisque l’homme a réellement cette conviction, per­sonne ne doit faire violence à ses propres sentiments et se roidir contre p.103 ce qui est certain. Ajoutons que les plus avancés [57] parmi les Soufis modernes disent que l’aspirant, au moment où les voiles (des sens s’écartent (devant son intelligence), obtient quelquefois une percep­tion vague de cette unité. Il est alors dans ce qu’ils appellent la station de l’union. Ensuite il monte plus haut, jusqu’à ce qu’il acquière la fa­culté de distinguer entre les êtres, ce qu’ils nomment la station de la séparation, celle à laquelle parvient l’initié très avancé [58]. « L’aspirant, disent‑ils, doit de toute nécessité franchir le seuil de (la station de) l’union, ce qui est un pas très difficile, car il s’exposerait autrement à rester court et à perdre sa peine. » Telles sont les indications que nous avons à donner au sujet des diverses classes des Soufis [59].
§  Les mêmes Soufis, ceux qui, dans les temps modernes, ont disserté sur le dégagement (de l’âme du voile des sens) et sur ce qui est der­rière le voile, se sont tellement enfoncés dans cette matière, que plusieurs d’entre eux sont allés jusqu’à professer la doctrine de l’établissement (de la divinité dans le corps de l’homme) et de l’identité (de Dieu avec le monde), ainsi que nous en avons déjà fait la remarque, et en ont rempli leurs livres. C’est ce que tirent El-Herouï [60], dans son Kitab el‑Macamat (livre des stations), et d’autres écrivains. Plus tard, Ibn el­-Arebi [61], Ibn Sebaïn [62] et leurs disciples marchèrent dans la même voie. Leur exemple fut suivi par Ibn el‑Afîf, par Ibn el‑Fared [63] et par En­-Nedjm el‑Ismaïli, dans les poèmes qu’ils composèrent (sur la vie spirituelle). Il est vrai que les aïeux de ces gens‑là avaient eu des relations avec les derniers Ismaéliens rafedites (hérétiques), qui p.104 *73 croyaient aussi à l’établissement et à la divinité de leurs imams, doc­trines ignorées des premiers (Ismaéliens).
§  Chacune de ces sectes puisa des notions dans les doctrines de l’autre, d’où résulta un mélange d’opinions et une assimilation de croyances. Ce fut alors que commença dans les discours des Soufis l’emploi du terme cotb (axe), servant à désigner le chef des connais­sants (initiés à la vie spirituelle). « Aussi longtemps, disent‑ils, que ce personnage vit, il reste sans égal dans la connaissance (du monde spirituel), et, quand il quitte le monde pour paraître devant Dieu, il laisse en héritage à un autre individu des gens de la connaissance, la station qu’il occupait. » Ibn Sîna (Avicenne) fait allusion à cette opinion dans un des Chapitres de son Kitab el‑Icharat [64] qu’il a consacrés au sou­fisme : « La majesté de la vérité (c’est‑à‑dire de Dieu) est trop exaltée pour servir d’abreuvoir à tous les passants ; on ne doit y arriver que l’un après l’autre. » En effet, cette opinion ne s’appuie sur aucune preuve tirée de la raison ou de la loi divine ; elle n’est en réalité qu’une simple figure de rhétorique. Au reste, c’est la même doctrine que professent les Médites au sujet de leurs imams, dont l’un, selon eux, doit hériter de l’autre. Voyez comment ces gens‑là (les Soufis) se sont laissés porter par leur disposition naturelle à dérober des opinions aux Rafedites et à s’en faire des articles de foi. Ils arment aussi l’exis­tence des abdals [65], placés à la suite du cotb. Cette doctrine est iden­tique avec celle des Chîïtes au sujet des nakîbs [66]. Ils sont allés si loin dans cette voie, qu’après avoir posé comme règle fondamentale de leur ordre et de leur communion (obligation de porter la guenille (ou froc qui distingue maintenant les professeurs) du soufisme, ils ont fait remonter cet usage jusqu’à Ali. C’est encore là une opinion du p.105 même genre (que celle des Rafedites). Ali ne se distinguait pas des autres Compagnons par une doctrine particulière, ou par une règle qui l’obligeât à porter un certain genre d’habillement, ou par au­cune autre chose. Je dirai de plus qu’après le Prophète les hommes dont la vie fut la plus austère, et dont les actes de dévotion furent les plus fréquents, étaient Abou Bekr et Omar. Aucune tradition n’a conservé le moindre trait d’un Compagnon qui se soit distingué par des pratiques religieuses d’un genre particulier ; je dirai même de plus que tous les Compagnons étaient égaux en piété, en dévotion, en austérité de mœurs et dans la pratique du combat spirituel. Leur *74 conduite et l’histoire de leurs actes sont la preuve de ce que j’avance [67]. Il est vrai que les Chîïtes se sont imaginé, d’après certaines traditions qu’ils rapportent à ce sujet, qu’Ali se distinguait des autres Compagnons par ses mérites transcendants ; mais, en cela, ils ne font que se conformer aux croyances hérétiques qu’on leur connaît.
§  [A l’époque où la secte chîïte des Ismaéliens [68] publia ce que nous savons de sa doctrine au sujet de l’imamat et de ce qui s’y rapporte, les Soufis de l’Irac lui empruntèrent probablement l’idée du paral­lélisme entre l’externe (dhaber) et l’interne (baten) [69]. (A l’instar des Chîïtes), qui avaient posé en principe qu’il fallait un imam pour maintenir les hommes dans la soumission à la loi divine et que cet imam devait être unique, afin de prévenir les conflits signalés par cette loi [70], les Soufis enseignèrent qu’il y avait un cotb chargé, en sa qualité de chef des connaissants [71] et à l’exclusion de tout autre individu, d’enseigner aux hommes la connaissance de Dieu : comme l’imam p.106 était institué pour les choses externes, ils lui donnèrent un égal, dans la personne du cotb, institué pour les choses internes. Ils le nommèrent cotb (axe), parce qu’il était le pivot sur lequel roulait la con­naissance (de la vérité). Poussant ensuite cette espèce d’assimilation jusqu’à ses dernières limites, ils imaginèrent des abdals pour répondre aux nakîbs.]
§  On peut reconnaître ces (emprunts) dans ce que les Soufis de cette classe disent du Fatemide (attendu) et dans les dissertations dont ils ont rempli leurs livres et qui ont rapport à ce sujet ; opinions que les anciens Soufis n’avaient ni avancées ni repoussées. Tout cela est cer­tainement emprunté aux discours tenus par les Chîïtes et les Rafédites, et aux doctrines qu’ils ont consignées dans leurs écrits. C’est Dieu qui dirige vers la vérité.
§  Appendice. — Je crois devoir insérer ici un extrait d’un discours tenu par un de mes professeurs, le connaissant (l’initié aux plus hautes vérités), le plus grand des ouélis (saints) de l’Espagne, Abou Mehdi Eïça Ibn ez‑Zeïyat [72]. Il lui arrivait très souvent de se rappeler quelques vers qu’il avait lus [73] dans le Kitab el‑Macamat (livre des stations) d’El‑Herouï, qui semblaient énoncer, ou peu s’en faut, l’identité ab­solue (de Dieu avec le monde). Citons‑les d’abord [74] :
§  Personne n’a (réellement) confessé l’unité de l’Être unique, attendu que tous ceux qui l’ont confessée sont des mécréants.
§  La confession de l’unité faite par quiconque essaye de décrire Dieu d’après ses attributs est un acte de dualisme dont l’Être unique a déclaré lui-même la fausseté.
§  « La confession qu’il (l’homme) fait lui-même de sa propre unité, c’est là véritablement la confession de l’unité de Dieu ; l’acte de celui qui tâche de le désigner (Dieu) par des attributs est un acte d’impiété.
§   Voici ce qu’a dit Abou Mehdi pour justifier l’auteur de ces vers : p.107
§  « Le public fut tellement choqué de l’application du terme mécréant à tous ceux qui confessaient l’unité de l’Être unique, et du terme impie à ceux qui le désignaient par des attributs, qu’il se déchaîna contre celui qui l’avait dit et le traita de fou. Mais je dirai, moi, en me pla­çant au point de vue de cette classe de Soufis, que la confession de l’unité signifie la négation de la réalité des choses créées, négation résultant de l’affirmation de l’existence de l’Être éternel [75], et que, (pour eux), tout ce qui existe n’est qu’un seul être réel, une seule chose dont on peut dire seulement qu’elle est [76]. Abou Saïd el­-Djezzar, un des principaux Soufis, avait déjà dit : « La vérité (ou Dieu), c’est la chose même qui a paru et la chose même qui est cachée. » Ils croient aussi que la pluralité qui survient dans cette vérité et l’exis­tence de la dualité (Dieu et le monde) sont, si on les compare avec les présences du sens [77], comme des ombres, des échos et des images réfléchies dans un miroir [78]. Ils ajoutent qu’en faisant une recherche suivie à ce sujet, on reconnaîtra que tout ce qui n’est pas l’Être éter­nel lui-même est le néant. « Telle, disent‑ils, est l’idée exprimée par cette parole : Dieu était, et rien n’était avec lui ; et il est maintenant ce qu’il était auparavant. » Ils retrouvent aussi cette même idée dans la parole de Lebîd [79], dont le Prophète reconnut la vérité : « Certes, di­sait ce poète, toute chose, à l’exception de Dieu, n’est que néant. » « D’ailleurs, disent‑ils, celui qui confesse l’unité de Dieu et le dé­signe par des attributs déclare, par ce fait même, qu’il y a un être unique ayant un commencement et qu’il est lui-même cet être ; (il montre aussi) qu’il y a une confession de l’unité ayant un com­mencement, c’est‑à‑dire son propre acte (de la confesser), et qu’il y p.108 a un être unique [80] et éternel, c’est‑à-dire l’Être qu’il doit adorer [81]. » Or nous venons de dire que la confession de l’unité est la négation de la réalité des choses créées, et cependant nous trouvons ici cette réalité positivement affirmée et même déclarée multiple ; nous y voyons la confession de l’unité repoussée ; la déclaration est donc mensongère. C’est comme le cas de deux individus qui se trouveraient *76 dans la même maison et dont l’un dirait à l’autre : « Il n’y a personne dans la maison excepté toi. » A ceci l’autre n’aurait besoin de répondre que par sa présence même, ce qui équivaudrait à ces paroles : « Cela n’est pas vrai, à moins que tu n’y sois pas. »
§  « Quelques investigateurs minutieux ont dit que la proposition Dieu créa le temps implique une contradiction, parce que la création du temps a dû précéder le temps, et cependant cette création est un acte et n’a pu se faire que dans le temps. (A cela on a répondu qu’) il fallait s’énoncer ainsi [82], à cause de la difficulté avec laquelle le langage se prête à l’expression des vérités (abstraites), et de son impuissance de les énoncer et de les faire comprendre. Donc, si l’on reconnaît que l’être déclaré unique est véritablement unique et que tout ce qui n’est pas lui est néant, la confession de l’unité est réelle. Cette idée se retrouve dans une maxime énoncée par les Soufis, à savoir que Dieu seul connaît Dieu. Aucun blâme ne peut donc s’attacher à celui qui confesse l’unité de la vérité (c’est‑à‑dire de Dieu) pen­dant que les traces et les vestiges (du monde matériel) restent encore imprimés (sur son esprit) ; mais son acte rentre dans la catégorie des (actes qui ont donné lieu à cette maxime) : Les bonnes actions des hommes vertueux sont les mauvaises actions des hommes qui se trouvent rapprochés (de Dieu). En effet, cet acte est une conséquence néces­saire de la contrainte et de la servitude (que cet homme souffre dans p.109 le monde matériel) et de l’(idée d’) appariement [83] (dont il n’a pas encore pu se délivrer). Mais, pour celui qui est monté jusqu’à la sta­tion de l’union et qui a la connaissance du grade auquel il est parvenu, (une telle confession n’est pas permise, car elle) porterait atteinte à son droit (de se trouver dans ce grade). En effet, (cette idée d’ap­pariement) est une illusion résultant nécessairement de la servitude (dans laquelle cet homme se trouve encore, illusion) que la vue (du monde spirituel) fait disparaître, et qui, étant une nouveauté (une chose ayant un commencement), est une souillure dont l’âme n’est purifiée que par (sa présence dans la station de) l’union. De ces diverses classes (de Soufis), ceux chez lesquels cette doctrine est la plus enracinée, ce sont les partisans de l’identité absolue. De quelque façon qu’on envisage leurs opinions à ce sujet, on verra que tout roule sur un point, savoir : que, pour obtenir la connaissance (de Dieu), il faut parvenir jusqu’à l’Être unique. Le poète ne prononça ces vers (p. 106) que pour encourager (les hommes), pour les avertir et pour leur faire sentir qu’il y avait une station très élevée dans laquelle l’appariement disparaissait et la confession de l’unité absolue se faisait, non pas en discours et en paroles, mais en réalité. Qu’on ad­mette cela et l’on aura l’esprit tranquille (au sujet de ces vers) ; celui à qui la vérité de ce principe inspire des doutes peut se rassurer en pensant à cette parole (du Prophète) : J’étais son ouïe et sa vue [84]. Donc, quand on comprend les idées, on ne doit pas chicaner sur les termes qui s’emploient pour les exprimer. Tout ce (que renferment ces vers sert uniquement à constater qu’il y a au‑dessus de la phase (d’exis­tence *77 dans laquelle nous sommes) une chose ineffable, inexprimable. Les indications que je viens de donner suffiront ; chercher à pénétrer plus avant dans le sujet, ce serait plonger dans les ténèbres ; et c’est ce qui a donné lieu à tant de dissertations que l’on connaît. »
§  Ici finit p.110 le discours du cheïkh Abou Mehdi. Je l’ai extrait du traité que le vizir Ibn el‑Khatîb [85] composa sur l’amour (de Dieu ?) et qu’il intitula : Et-taarîf bit‑mohabb es‑cherîf (moyen qui fait connaître le noble bien­-aimé). Je l’avais entendu plusieurs fois de la bouche du cheïkh lui-même ; mais, ne l’ayant pas vu depuis longtemps, il m’a semblé que ce livre devait conserver plus exactement que ma mémoire les paroles de ce savant docteur.
§  Un grand nombre de légistes et de casuistes se sont appliqués à réfuter les Soufis modernes, qui professent ces doctrines et d’autres opinions du même genre. Ils comprennent dans une même condamnation tout ce que les Soufis ont appris pendant qu’ils se livraient aux pratiques de leur ordre. Il est cependant certain qu’une discussion avec les Soufis doit porter sur plusieurs points. En effet, leurs disserta­tions roulent sur quatre sujets : 1° le combat spirituel, les goûts et les extases qui leur surviennent, le compte qu’ils font rendre [86] à leur âme au sujet de ses actes, afin de se procurer ces goûts, qui devien­nent enfin une station de laquelle ils peuvent monter à une autre, ainsi que nous l’avons dit ; 2° le dégagement (du voile des sens), les vérités (ou êtres) qui s’aperçoivent dans le monde invisible, telles que les attributs divins, le trône, le siège, les anges, la révélation, le prophétisme, l’âme (universelle), les natures réelles de chaque être visible ou invisible et l’ordre dans lequel les choses émanent de celui qui leur donne l’existence et l’être ; 3° les actes d’autorité (exercés par certains hommes) sur les divers mondes et sur les êtres au moyen de grâces que Dieu leur a accordées ; 4° les expressions qu’on est porté à prendre dans leur sens littéral et qui ont été employées par plusieurs de leurs grands docteurs, expressions qui, dans la termino­logie de l’ordre, sont désignées par le terme chatehat (paroles en l’air), et qui, prises à la lettre, ne donneraient pas des idées vraies de leurs *78 pensées. Il y en a qu’on a blâmées, d’autres qu’on a acceptées et d’autres qu’on a expliquées par une interprétation allégorique.
§  p.111 Quant, à ce qu’ils disent de leurs combats spirituels, de leurs sta­tions, des goûts et des extases qui en sont le fruit, de leur usage de faire rendre compte à leur âme de la négligence qu’elle aurait mon­trée pour les actes qui sont les causes (de ces goûts et extases), tout cela est d’une vérité incontestable : les goûts qu’ils y ressentent sont réels et c’est dans la réalisation de ces goûts que consiste la suprême félicité. Leurs récits au sujet des faveurs (divines) accordées à leurs confrères (et qui leur permettaient d’opérer des prodiges), les rensei­gnements que ceux‑ci ont donnés relativement aux êtres du monde invisible, les actes d’autorité qu’ils exercent sur les choses qui exis­tent, tout cela est parfaitement vrai et personne n’a le droit de le nier. Si quelques légistes ont été portés à condamner ces récits, c’est un tort qu’ils ont eu. Le célèbre docteur acharite Abou Ishac el‑Isfe­raïni [87] avait objecté à la réalité (des prodiges opérés par les hommes saints) que ces prodiges pouvaient être confondus avec des miracles (et l’on sait que le don des miracles n’appartient qu’aux prophètes). Mais quelques docteurs sonnites, investigateurs zélés de la vérité, ont fait observer que le miracle peut toujours se distinguer du prodige par le tahaddi, c’est‑à‑dire la déclaration qu’un miracle exacte­ment conforme à ce qu’on annonce va avoir lieu [88]. Ils ajoutent : « Il n’est pas possible qu’un miracle ait lieu à la suite d’une annonce faite par un imposteur ; car la raison nous dit qu’un miracle démontre une vérité, vu qu’il possède en lui-même la qualité de confirmer la vé­rité. Or, si un miracle avait lieu à la suite d’une annonce faite par un imposteur, cette qualité essentielle serait changée dans son opposé, ce qui est absurde [89]. D’ailleurs, la réalité des faits atteste que des prodiges en grand nombre ont été opérés (par des saints) ; ce serait donc un acte de présomption que de les nier. Tout le monde sait que p.112 les Compagnons en ont fait beaucoup, ainsi que plusieurs autres mu­sulmans des premiers temps. Ce que les Soufis disent au sujet du dégagement, de la communication des vérités qui se trouvent dans les mondes supérieurs, de l’ordre dans lequel a eu lieu l’émanation des êtres, la plupart de ces renseignements rentrent, dans la catégorie des (choses obscures qui se désignent par le terme) motechabeh [90] ; car c’est, de leur propre aveu, une (chose spirituelle) dont on ne peut juger que par le sens interne ; or, celui qui n’a pas l’usage de ce sens est dans l’impossibilité de comprendre les goûts au moyen des­quels ils aperçoivent ces mystères. D’ailleurs, les locutions dont ils se servent ne suffisent pas pour rendre ce qu’ils veulent exprimer, *79 parce qu’elles n’ont été instituées que pour représenter des idées usuelles, dont la plus grande partie provenait des objets perçus par les sens extérieurs.
§  Il ne faut donc pas se formaliser des expressions dont ils se servent en parlant de ces matières ; il faut passer là‑dessus sans s’y arrêter, ainsi que cela se fait pour les termes obscurs (motechabeh) des textes sacrés. Celui qui a obtenu de Dieu la faveur de comprendre une par­tie de ces termes en leur assignant un sens qui soit conforme à la lettre de la loi (peut dire) : « Quelle noble jouissance que celle‑là ! »
§  Quant à certaines expressions dont ils se sont servis, et qui (prises à la lettre) donneraient des idées fausses, je veux parler des termes qu’ils désignent eux‑mêmes par le mot chatehat (paroles en l’air), et dont l’emploi leur est vivement reproché par les docteurs de la loi, je dirai que, pour être équitable à l’égard des Soufis, il faut se rap­peler qu’ils sont des gens dont l’esprit est souvent absent du monde sensible et se laisse dominer par les sentiments surnaturels qui vien­nent se présenter à leurs cœurs. Aussi parlent‑ils de ces communi­cations dans des termes qu’ils n’avaient pas l’intention d’employer. A celui qui a l’esprit absent on n’adresse pas la parole, et celui qui subit une force majeure n’est pas responsable. Le Soufi qui s’est p.113 fait connaître par son mérite et par son zèle à suivre (les bons exemples peut laisser échapper de ces expressions ; mais, ) en pareil cas, on doit dire que ses intentions étaient bonnes. (Il faut aussi se rappeler) combien il est difficile de parler d’extases, puisqu’il n’existe pas de termes faits exprès pour les dépeindre. Voyez l’em­barras d’Abou Yezîd el‑Bastami [91] et de ses confrères (quand ils essayaient d’exprimer leurs sensations). Le Soufi dont le mérite n’est pas généralement connu est digne de blâme s’il laisse échapper des expressions de cette nature, car nous ne possédons pas assez de renseignements sur son compte pour pouvoir donner à ses paroles une interprétation favorable. Le Soufi qui se sert de telles expressions pendant qu’il a l’esprit présent dans le monde des sens et qu’il n’est plus sous l’influence d’un de ses états extatiques, mérite aussi d’être blâmé.
§  Ce fut probablement pour cette raison que les légistes et les chefs de l’ordre des Soufis [92] autorisèrent, par une décision juridique, l’ap­plication de la peine de mort à El‑Halladj, (illuminé) qui s’était per­mis des expressions (insolites) [93] pendant qu’il avait l’esprit présent et qu’il était parfaitement maître de lui-même.
§  Les anciens Soufis, ceux dont les noms figurent dans la Riçala (d’El­Cocheïri), ces fanaux de la foi, dont nous avons déjà parlé, ne recher­chaient jamais le dégagement des voiles (des sens) ni aucune autre perception de ce genre. Leur seule pensée était de suivre les bons exemples et de s’y conformer autant que cela leur était possible. Celui d’entre eux à qui (une de ces manifestations surnaturelles) ar­rivait, s’en détournait aussitôt et n’y faisait plus attention. A vrai dire, p.114 ils fuyaient tous (cette espèce de faveurs) et les regardaient comme *80 des tentations et des obstacles (à leur progrès dans la vie spirituelle). (Pour eux), de telles perceptions de l’âme n’étaient que des choses créées, des choses non éternelles a priori ; ils croyaient que la per­ceptivité humaine était incapable de les embrasser toutes, que la connaissance possédée par Dieu était infinie, que ce qu’il a créé est immense et que sa loi (révélée) suffit pour nous diriger. Aussi ne par­laient‑ils jamais des perceptions (spirituelles) qu’ils avaient obtenues ; ils défendaient même de les examiner, et ne permettaient à aucun de leurs confrères qui aurait vu écarter les voiles de s’y arrêter pour y regarder. « Tenez‑vous‑en, disaient‑ils, aux règles de l’ordre, en imi­tant et en suivant (les bons exemples), ainsi que vous le faisiez avant d’avoir assisté à l’écartement et pendant que vous étiez dans le monde des sens. » Voilà comment doit se conduire celui qui aspire (à la sain­teté). C’est par le concours de Dieu qu’on réussit [94].
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§  La science de l’interprétation des songes.
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§  L’interprétation des songes est une des sciences qui se rattachent à la loi et qui prirent naissance dans l’islamisme. Elle parut à l’époque où l’on avait ramené les diverses connaissances à une classification artificielle et scientifique, et qu’on commençait à composer des livres sur ces matières. Il est vrai que les songes et l’art de les interpréter existaient chez les hommes des temps anciens, de même que chez ceux qui vécurent dans les siècles postérieurs ; mais, bien que cet art se pratiquât avant (l’islamisme) dans quelques sectes et chez quelques peuples ; il [95] ne nous est pas parvenu, parce que, depuis lors, on s’en p.115 est tenu uniquement aux doctrines émises à ce sujet par les musul­mans. Quoi qu’il en soit, les songes sont naturels à l’espèce humaine et ont besoin d’être interprétés (pour être intelligibles). Joseph, le patriarche et favori de Dieu, expliquait les songes, ainsi que nous l’apprenons par le Coran ; le Prophète et Abou Bekr interprétaient les songes, ainsi que nous le lisons dans le Sahîh.
§  Les songes sont une des voies (par lesquelles l’homme arrive) aux *81 perceptions du monde invisible. Le Prophète a dit : « Les bons songes forment une des quarante‑six parties du prophétisme. » Il a dit aussi : « De toutes les annonces (qui viennent du ciel), il ne reste que les bons songes ; l’homme saint les voit, ou bien ils se montrent à lui. » La première révélation que (le Prophète) reçut lui vint sous la forme d’un songe, et chaque songe qui lui arrivait était comme l’éclat de l’aurore. Quand il sortait de la prière du matin, il avait l’habitude de demander aux Compagnons si quelqu’un d’entre eux avait eu un songe cette nuit, espérant trouver dans cette manifestation quelque bon présage poux le triomphe de la religion.
§  Les songes sont un des moyens par lesquels on obtient des *81 per­ceptions du monde invisible, et voici comment : l’esprit cardiaque, c’est‑à‑dire la vapeur subtile qui est renvoyée de la cavité du cœur, avec le sang, à travers les artères jusque dans toutes les parties du corps, et qui complète l’action des facultés animales et des sens ; quand cet esprit s’est fatigué à force d’agir sur la sensibilité par le moyen des cinq sens, et de diriger l’opération des facultés externes, et que la fraîcheur de la nuit enveloppe la surface du corps, il se retire de tous les membres et rentre dans son point central, qui est le cœur, afin d’y réparer ses forces et de se mettre en état de pouvoir recommencer son travail. Par cette retraite, il suspend l’opé­ration de tous les sens extérieurs, et voilà en quoi consiste le som­meil, ainsi que nous l’avons déjà dit dans la première partie de cet ouvrage [96].
§  Cet esprit cardiaque est le véhicule de l’esprit (ou âme) intelligent p.116 de l’homme. Or l’esprit intelligent tient de son essence la faculté d’apercevoir tout ce qui est dans ce monde‑ci [97], puisque, par sa na­ture et par son essence, il est la perceptivité même. Si les percep­tions du monde invisible se dérobent à la connaissance de l’esprit *82 intelligent, ce sont ses occupations avec le corps, les facultés (du corps) et les sens, qui en sont la cause. S’il pouvait écarter le voile des sens et s’en débarrasser, il reprendrait alors sa véritable nature, la percep­tivité même, et saisirait toutes les perceptions.
§  Quand il (l’esprit intelligent) se dégage d’une partie de ces obs­tacles, il a moins de préoccupations pour le distraire et ne saurait manquer d’entrevoir quelque chose de son propre monde (du monde spirituel). Plus il se dégage des préoccupations que lui donnaient, les sens externes et qui formaient le principal obstacle à son progrès, plus il est disposé à recueillir dans le monde spirituel les perceptions qui lui conviennent le mieux, parce que ce monde‑là est le sien. Ayant alors ramassé des notions dans les divers mondes dont se compose le monde spirituel, il les rapporte avec lui dans le corps. Mais, tant qu’il reste dans le corps matériel qui l’enveloppe, il ne peut agir qu’au moyen des instruments de perception propres au corps. Or les ins­truments du corps qui servent à procurer des connaissances ont leur siège dans le cerveau, et l’instrument qui agit sur ces perceptions est l’imagination ; il enlève aux formes (ou images) recueillies par les sens les formes qui lui sont spéciales et les renvoie à la mémoire. Celle‑ci les garde jusqu’au moment où l’esprit en a besoin, soit pour les examiner, soit pour en tirer des conclusions. L’esprit, de son côté, tire de ces mêmes formes celles qui sont spirituelles et Intel­lectuelles, de sorte qu’il remonte du sensible à l’intellectuel par la voie de l’abstraction et par l’entremise de l’imagination.
§  Il en est de même de l’esprit quand il recueille des perceptions dans le monde qui lui est propre (le monde spirituel) : il les renvoie à l’imagination, qui leur donne des formes en rapport avec sa propre p.117 nature et les passe au sens commun. Il en résulte que l’homme plongé dans le sommeil voit ces formes de la manière dont il aperçoit celles qui se recueillent par les organes des sens. Voilà comment les per­ceptions obtenues par l’esprit intellectuel se trouvent abaissées au degré de celles qui s’acquièrent par les sens (extérieurs) ; et, dans tout cela, l’imagination joue le rôle d’intermédiaire. Voilà la vérité en ce qui regarde les songes.
§  Ces indications suffiront pour faire distinguer entre les songes vrais et les songes confus et faux. Ces deux classes de manifestations *83 se composent de formes (ou images) et se présentent à l’imagination pendant le sommeil : si elles descendent de l’esprit intelligent et per­ceptif, elles sont des songes vrais ; mais si elles proviennent de formes que l’imagination avait transmises à la mémoire [98] dans l’état de veille, ce sont des songes confus (et indignes d’attention).
§  [Sachez maintenant que les songes vrais portent en eux‑mêmes des marques [99] qui attestent leur vérité et leur réalité, et qui autorisent celui à qui une de ces manifestations arrive à y reconnaître une an­nonce venue de la part de Dieu. Une de ces marques, c’est la promp­titude avec laquelle celui qui a eu un songe [100] se réveille. On dirait qu’il a hâte de rentrer dans le domaine des sens. Quelque profond que soit son sommeil, l’impression que la perception du songe lui fait est tellement forte qu’il se dépêche de sortir de cet état pour rentrer dans un autre, celui du monde sensible, où l’âme reste en­gagée dans le corps et soumise à l’influence de tous les accidents qui affectent le corps. Une autre de ces marques, c’est la persistance et la durée de (l’impression laissée par) la perception du songe. Il s’imprime avec tous ses détails dans la mémoire, et cela si pro­fondément qu’il ne saurait être négligé ou oublié [101]. L’homme se le p.118 rappelle sans être obligé d’avoir recours à sa réflexion ou à sa mé­moire. Quand il s’éveille, son esprit en garde le souvenir jusque dans les moindres particularités.]
§  [La raison en est que la perception mentale (ou spirituelle) n’est pas de celles qui se font dans le temps et qui consistent dans une suite d’idées [102] ; au contraire, elle se fait tout d’un coup et, dans un seul instant de temps. Les songes confus ont besoin du temps (pour se déployer), car ils se trouvent dans les facultés du cerveau ; c’est de la mémoire que l’imagination les tire pour les renvoyer au sens commun, ainsi que nous venons de le dire. Or, comme tous actes du corps se font dans le temps, la perception des songes con­fus est celle d’une succession (d’idées dont les unes précèdent et les autres suivent ; elle subit aussi l’accident de l’oubli, accident commun à toutes les (perceptions obtenues par les) facultés du cer­veau. Il en est autrement des perceptions reçues par l’âme raison­nable : elles se font en dehors du temps, n’offrent pas une suite *84 d’idées et laissent leur impression sur l’esprit en moins d’un clin d’œil, en un seul instant de temps. Quand l’homme s’éveille, le songe lui reste présent dans la mémoire pendant une partie de sa vie ; il ne se dérobe jamais aux recherches de la faculté réflective, si, au premier moment de se laisser apercevoir, il fait (sur l’âme) une impression très forte. Si l’homme, en s’éveillant, occupe sa fa­culté réflective et son esprit dans le but de se ressouvenir d’un songe qu’il a eu et dont il a oublié trop de détails pour pouvoir se le rappeler en entier, il n’a eu qu’un songe confus. Les mêmes marques servent à faire reconnaître les révélations qui sont vraies. Dieu lui­même a dit en parlant au Prophète : « N’agite pas la langue avec trop d’empressement (afin de répéter les paroles divines) ; c’est à nous de les rassembler et de les réciter. Quand nous (te) les lirons, suis‑en la lecture, puis ce sera à nous de (te) les expliquer. (Coran, sour. LXXV, vers. 16, 17, 18.) Les songes ont donc un certain rapport avec le prophétisme p.119 et la révélation, comme le Sahîh le donne à entendre ; nous y lisons : « Le Prophète a dit : Le songe est une des quarante‑six parties du prophétisme [103] ». Il est même assez probable que cette proportion (une quarante‑sixième) existe entre les caractères qui distinguent les songes et ceux qui appartiennent au prophétisme.]
§  De l’interprétation des songes. — L’âme intelligente, ayant obtenu (pendant le sommeil de l’homme) une perception (du monde spiri­tuel), la transmet à l’imagination afin que celle‑ci lui applique une forme. La forme que l’imagination choisit a toujours quelque ana­logie avec cette perception. Ainsi, si l’âme a eu l’idée d’un puissant souverain, l’imagination donnera à cette idée la forme qui est propre à la mer ; si elle a aperçu l’idée d’inimitié, l’imagination attribuera à cette idée la forme appartenant à l’idée de serpent. Aussi, quand l’homme s’éveille, il sait seulement qu’il a vu la mer ou un serpent. Celui qui interprète les songes se rappelle d’abord que la forme de la mer est sensible, et que l’idée aperçue par l’âme se trouve cachée derrière cette forme ; il examine ensuite (la question) au moyen de sa faculté assimilante, et, se guidant par des circonstances accessoires, *85 il parvient à découvrir la véritable perception. Il dira, par exemple, qu’il s’agit du souverain parce que la mer est un être très grand au­quel on est autorisé, par l’analogie, à assimiler le souverain. On peut de même représenter un ennemi par un serpent, parce qu’un ennemi et un serpent sont tous les deux très nuisibles, et assimiler les femmes à des vases, parce que celles‑là sont aussi des réceptacles.
§  Parmi les choses qui se voient [104] en songe, les unes n’ont pas besoin d’interprétation parce qu’elles sont parfaitement claires, ou parce qu’elles fournissent des perceptions ayant une analogie frappante avec les formes (adoptées par l’imagination) pour les représenter. Voilà pourquoi nous trouvons dans le Sahîh qu’il y a trois espèces de songes : ceux qui viennent de Dieu, ceux qui viennent d’un ange et ceux qui p.120 viennent du démon. Le songe qui vient de Dieu est celui qu’on nomme clair, parce qu’il n’a point besoin d’interprétation ; celui qui vient d’un ange est le songe vrai, mais qu’il faut interpréter ; celui qui vient du démon est le songe confus.
§  Sachez maintenant que l’imagination, à qui l’âme transmet la per­ception qu’elle reçoit, façonne cette perception dans un des moules dont le sens (intérieur) a l’habitude de se servir ; si le sens ne possé­dait pas de ces moules, il serait incapable de rien façonner. L’aveugle‑né ne saurait se figurer le sultan, un ennemi ni les femmes, sous les formes de la mer, du serpent et des vases, parce que les perceptions four­nies par ces choses lui sont tout à fait étrangères ; mais son imagina­tion travaille pour lui et donne à ces perceptions des formes qui s’ac­cordent par leur ressemblance ou par quelque analogie avec les formes provenant des espèces de perceptions qu’il est capable de recevoir, c’est‑à‑dire de celles qui lui arrivent par l’audition ou par l’odorat. Si la personne qui interprète le songe ne fait pas attention à ces cir­constances, elle s’embrouillera dans son explication et gâtera les règles qu’elle doit employer.
§  La science de l’interprétation des songes consiste en certaines règles générales auxquelles on doit se tenir quand on entreprend d’expliquer ce que le songeur, raconte. Aussi (les maîtres dans cet art) disent que la mer signifie, tantôt le souverain, tantôt la colère, *86 tantôt le souci et tantôt une affaire grave. Le serpent, disent‑ils, dé­signe tantôt un ennemi, tantôt la vie et tantôt celui qui garde un se­cret. L’interprète des songes doit savoir par cœur toutes ces règles, afin de pouvoir en appliquer, à chaque cas, celle que les circons­tances accessoires désignent comme la plus convenable. De ces cir­constances, les unes se présentent dans l’état de veille, d’autres dans celui de sommeil, et d’autres encore dans les pensées qui passent par l’esprit de l’interprète et qui lui arrivent grâce à une faculté innée. Un homme explique les songes avec plus ou moins de facilité, selon ses dispositions naturelles.
§  L’interprétation des songes nous est venue des anciens musulmans : p.121 Mohammed Ibn Sîrîn [105], un des grands maîtres dans cet art, en a en­seigné les règles, et ses disciples, qui les ont mises par écrit, nous les ont transmises. Après lui, El‑Kermani [106] composa un livre sur cette matière, et des écrivains plus modernes ont rédigé beaucoup d’ouvrages sur le même sujet. Parmi les traités d’onéirocritique, celui qui, de nos jours, est le plus répandu dans le Maghreb, porte le titre d’El‑Mo­mettâ (l’usufruit) et a pour auteur Abou Taleb, savant (ulémâ) de Cairouan. L’Ichara (l’indication) d’Es‑Salemi [107] est un ouvrage très satis­faisant [et assez concis [108]. Le Kitab el‑Mercabat‑el‑Aliya (le haut ob­servatoire), composé par notre professeur le savant Ibn Rached, de Tunis, est aussi un très bon ouvrage].
§  L’interprétation des songes forme une science dont la lumière est un reflet du prophétisme, avec lequel elle a beaucoup de rapport ; [en effet, l’un et l’autre ont pour objet les perceptions provenant de la révélation, ] ainsi que nous le lisons dans le Sahîh. Et Dieu sait tout ce qui est caché.
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§  Des sciences intellectuelles (ou philosophiques) et de leurs diverses classes.
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§  Les sciences intellectuelles, étant naturelles à l’homme en tant *87 qu’il est un être doué de réflexion, n’appartiennent pas spécialement à une seule nation ; on voit que tous les peuples civilisés se sont adonnés à leur étude et ont connu, aussi bien les uns que p.122 les autres, quels en étaient les principes et quelles étaient les ques­tions dont elles traitaient. Ces sciences ont existé pour l’espèce hu­maine depuis qu’il y a eu de la civilisation dans le monde. Elles s’appellent aussi sciences philosophiques et philosophie (hikma [109]). Il y en a quatre : 1° la logique, science qui garantit l’esprit contre les faux jugements et enseigne comment on dégage l’inconnu que l’on cher­che des principes que l’on possède et que l’on connaît. Son utilité [110] consiste à faire distinguer le vrai du faux dans les questions qui se rattachent aux concepts et aux notions affirmées [111], tant essentielles qu’accidentelles, pour que l’investigateur parvienne à constater le vrai en toute chose par la puissance de sa faculté réflective [et sous la forme d’une affirmation ou d’une négation [112]] ; 2° la science de l’in­vestigation, qui, chez les philosophes, a pour objet, soit les choses sensibles, telles que les éléments et les corps qui en sont composés, savoir : les minéraux, les plantes, les animaux ; les corps célestes et (leurs) mouvements naturels, ou bien l’âme, d’où procèdent les mou­vements, etc. cela s’appelle la science de la nature (la physique) ; 3° la science, qui sert pour l’examen des choses surnaturelles, telles que les êtres spirituels, et qui s’appelle la métaphysique (ilahiya) ; 4° la science qui examine les quantités. Celle‑ci se partage en quatre branches, qui forment les mathématiques (tealîm). La première est la géométrie (hen­deça), au moyen de laquelle on examine les quantités prises absolu­ment, tant les quantités nommées discrètes [113], parce qu’elles peuvent se compter, que les quantités continues [114], savoir : celles d’une seule dimension, *88 celles de deux dimensions et celles de trois, c’est‑à‑dire, la ligne, la surface et le (solide ou) corps géométrique. La géométrie examine ces quantités et les changements qu’elles éprouvent, soit dans leur essence (ou nature), soit dans leurs rapports mutuels. La p.123 seconde branche est l’arithmétique (aritmatîki). Elle donne la connais­sance des changements que subit la quantité discrète, c’est‑à‑dire le nombre, des propriétés qui s’y trouvent et des accidents qu’elle éprouve. La troisième branche est la musique (moucîki) ; elle nous fait connaître les rapports des sons entre eux et les rapports des tons aux tons, ainsi que la manière de les apprécier numériquement. Son utilité consiste à faire connaître les lois de la modulation dans le chant. La quatrième branche est la science de la forme (du ciel, c’est‑à‑dire l’astronomie). Elle détermine la configuration des sphères et leurs positions, indique les positions de chaque étoile [soit] errante [soit fixe], et s’occupe d’obtenir la connaissance de ces choses en étudiant les mouvements réels et évidents de chacun des corps célestes, leurs rétrogradations et leurs mouvements directs.
§  Voilà les sciences qui servent de base à la philosophie. Il y en a sept : la logique d’abord, puis l’arithmétique et la géométrie, branches des mathématiques ; puis l’astronomie ; puis la musique, puis la phy­sique, puis la métaphysique. Chacune de ces sciences se partage en plusieurs branches : de la physique dérive la médecine ; de l’arithmé­tique dérivent la science du calcul, celle du partage des successions et celle dont les hommes ont besoin dans leurs transactions commer­ciales ou autres ; l’astronomie comprend les tables, c’est‑à‑dire, des systèmes de nombres au moyen desquels on calcule les mouvements des astres, et qui fournissent des équations servant à faire reconnaître les positions des corps célestes, toutes les fois qu’on le désire. Une autre branche de l’astronomie, c’est l’astrologie judiciaire [115]. Nous par­lerons successivement de toutes ces sciences jusqu’à la dernière inclusivement.
§  Il paraît, d’après nos renseignements, qu’avant l’établissement de *89 l’islamisme, les peuples les plus dévoués à la culture de ces sciences furent ceux des deux puissants empires, celui de la Perse et celui de Roum (la Grèce). Chez ces peuples, m’a‑t‑on dit, les marchés de la p.124 science étaient bien achalandés, parce que la civilisation y avait fait de grands progrès et qu’antérieurement à la promulgation de l’isla­misme ils exerçaient chacun une domination vaste et très étendue [116]. Aussi ces sciences débordèrent‑elles, comme des océans, sur leurs provinces et dans leurs grandes villes.
§  Les Chaldéens, et les Assyriens (Seryaniyîn) avant eux, et les Coptes, leurs contemporains, s’appliquaient avec ardeur à cultiver la magie, l’astrologie et ce qui en dépend, savoir la science des influences (planétaires) et celle des talismans. Les Perses et les Grecs apprirent d’eux ces sciences, et les Coptes se distinguèrent particulièrement dans cette étude ; aussi (les sciences occultes) inondèrent‑elles, pour ainsi dire, leur pays [117]. Cela s’accorde avec ce qui se lit (dans le Coran) au sujet de Harout et Marout [118] et des magiciens (de Pharaon), et avec ce que les hommes savants (dans cette partie) racontent des berbi [119] de la haute Égypte.
§  Plus tard, chaque religion imita celle qui l’avait précédée en dé­fendant l’étude de ces sciences, de sorte que celles‑ci finirent par disparaître presque entièrement. Rien ne s’en est conservé, — qu’elles soient vraies ou non ; Dieu le sait ! — excepté quelques restes que les gens adonnés à cette étude se sont transmis les uns aux autres, bien que la loi en ait défendu la pratique et qu’elle tienne son glaive sus­pendu sur les têtes des contrevenants.
§  Les sciences intellectuelles acquirent une grande importance chez les Perses, et leur culture y fut très répandue ; ce qui tenait à la grandeur de leur empire et à sa vaste étendue [120]. On rapporte que les Grecs les apprirent des Perses à l’époque où Alexandre tua Darius et se rendit maître du royaume des Caïaniens. Alexandre s’empara alors de leurs livres et (s’appropria la connaissance) de leurs sciences. Nous p.125 savons cependant que les musulmans, lors de la conquête de la Perse, trouvèrent dans ce pays une quantité innombrable de livres et de *90 recueils scientifiques, et que (leur général) Saad Ibn Abi Oueccas demanda par écrit au khalife Omar Ibn al‑Khattab s’il lui serait per­mis de les distribuer aux vrais croyants avec le reste du butin. Omar lui répondit en ces termes : « Jette‑les à l’eau ; s’ils renferment ce qui peut guider vers la vérité ; nous tenons de Dieu ce qui nous y guide encore mieux ; s’ils renferment des tromperies, nous en serons débar­rassés, grâce à Dieu ! » En conséquence de cet ordre, on jeta les livres à l’eau ou dans le feu, et dès lors les sciences des Perses disparurent au point qu’il ne nous en est rien parvenu.
§  Passons aux Roum (les Grecs et les Latins). Chez ces peuples l’empire appartint d’abord aux Grecs, race qui avait fait de grands progrès dans les sciences intellectuelles. Leurs hommes les plus célèbres, et surtout (ceux qu’on appelle) les piliers de la sagesse [121], soute­naient tout le poids de ces doctrines, et les péripatéticiens [122], gens du portique [123], s’y distinguaient par leur excellent système d’enseignement. On dit qu’ils donnaient des lectures sur ces sciences à l’abri d’un portique qui les garantissait contre le soleil et le froid. Ils préten­daient faire remonter leur doctrine à Locman le sage, qui l’aurait communiquée à ses disciples, qui l’auraient transmise à Socrate [124]. Celui-ci l’enseigna à son disciple Platon, qui la transmit à Aristote, qui la passa à ses disciples Alexandre d’Aphrodisée [125], Themistius, et autres. Aristote fut le précepteur d’Alexandre, roi des Grecs, celui qui vainquit les Perses et leur enleva l’empire. De tous les p.126 philosophes, Aristote était le plus profond et le plus célèbre. On l’appelle le premier des instituteurs (el‑moallem el‑aouwel), et sa renommée s’est répandue dans l’univers.
§  Après la ruine de la puissance des Grecs, l’autorité souveraine passa aux Césars, qui, ayant embrassé la religion chrétienne, défen­dirent l’étude de ces sciences, ainsi que cela se fait par les lois de tous les peuples. Dès lors, les sciences intellectuelles restèrent enfermées dans des livres et dans des recueils, comme pour demeurer éternellement dans les bibliothèques. Quand les musulmans s’em­parèrent de la Syrie, on trouva que les livres de ces sciences y *91 étaient encore restés.
§  Dieu donna ensuite l’islamisme (au monde). Ceux qui professent cette religion obtinrent un triomphe sans égal et enlevèrent l’empire aux Roum (de la Syrie), comme ils le firent à bien d’autres peuples. Habitués à la simplicité (de la civilisation nomade), ils n’avaient jamais tourné leur attention vers les arts ; mais, lorsque leur domination se fut affermie [126] ainsi, que leur empire, lorsque l’adoption de la vie sé­dentaire les eut conduits à un degré de civilisation que jamais aucun peuple n’avait atteint, lorsqu’ils se furent mis à cultiver les sciences et les arts dans toutes leurs ramifications, ils conçurent le désir [127] d’étudier les sciences philosophiques, parce qu’ils en avaient entendu parler aux évêques et aux prêtres qui administraient les peuples tribu­taires, et parce que l’esprit de l’homme aspire naturellement à la connaissance de ces matières ; aussi (le khalife abbacide) Abou Dja­fer el‑Mansour fit‑il demander au roi des Grecs de lui envoyer les ouvrages qui traitaient des mathématiques, traduits (en arabe). Le roi lui expédia le livre d’Euclide et quelques ouvrages sur la phy­sique. Quand les musulmans en eurent pris connaissance, ils souhai­tèrent ardemment de posséder les autres écrits composés sur ces p.127 matières. El‑Mamoun arriva ensuite (au pouvoir). Ce prince, était grand amateur des sciences, parce qu’il les avait cultivées et, ressentant une vive passion pour les sciences (intellectuelles), il envoya des ambassadeurs aux rois des Grecs, afin de faire mettre en arabe les ouvrages scientifiques de ce peuple et de les introduire dans son pays. A cet effet, il fit partir (avec eux) plusieurs interprètes, et parvint ainsi à recueillir la totalité de ces traités. Dès lors les musulmans qui s’occupaient des connaissances spéculatives s’appliquèrent à étu­dier ces sciences dans toutes leurs branches et y devinrent très ­habiles. Ils portèrent leurs investigations si loin qu’ils se mirent en état de réfuter un grand nombre d’opinions émises par le premier instituteur (Aristote). Ce fut aux doctrines de celui-ci qu’ils s’atta­chèrent particulièrement [128], soit pour les réfuter, soit pour les soutenir, parce qu’il était le plus célèbre (d’entre les philosophes) [129]. Ils com­posèrent de nombreux traités sur ces sciences et (par leur grand savoir ils) surpassèrent tous leurs devanciers.
§  Ceux d’entre les musulmans qui arrivèrent au premier rang dans *92 ces études furent Abou Nasr el‑Farâbi [130] et Ibn Sîna (Avicenne), tous les deux natifs de l’Orient, et le cadi Abou ’l‑Ouelîd Ibn Rochd (Aver­roès), et le vizir Abou Bekr Ibn es‑Saïgh [131], natifs d’Espagne. Je ne parle pas des autres. Ces hommes montèrent au degré le plus élevé dans la connaissance des sciences intellectuelles et acquirent une grande réputation.
§  Beaucoup de personnes se bornèrent aux mathématiques et aux p.128 sciences qui en dépendent, telles que l’astrologie, la magie et la con­fection des talismans. Parmi ceux qui se distinguèrent le plus dans cette partie furent [Djaber (Geber) Ibn Haïyan, natif de l’Orient [132]], Maslema Ibn Ahmed el‑Madjrîti [133], natif d’Espagne, et les disciples de celui-ci. Les sciences dont nous parlons s’introduisirent, avec ceux qui les cultivaient, chez le peuple musulman et fascinèrent telle­ment les esprits que beaucoup de monde s’y laissa attirer et y ajouta foi. Ceux qui ont commis (ce péché) doivent subir les conséquences de leur faute, et, si Dieu l’avait voulu, ils ne l’auraient pas fait. (Coran, sour. VI, vers. 112.)
§  Lorsque le vent de la civilisation eut cessé de souffler sur le Maghreb et l’Espagne, et que le dépérissement des connaissances scientifiques eut suivi celui de la civilisation, les sciences (occultes) disparurent de ces deux pays [134] au point d’y laisser à peine une trace de leur exis­tence. On, en trouve seulement quelques notions, chez de rares indi­vidus, qui doivent se dérober à la surveillance des docteurs orthodoxes.
§  J’ai appris qu’une forte provision de ces connaissances s’est trouvée, de tous les temps, dans les pays de l’Orient et surtout dans l’Irac persan et la Transoxiane. On m’a dit qu’on y cultive avec un grand em­pressement [135] les sciences intellectuelles et les sciences traditionnelles (religieuses). Cela provient du haut degré de civilisation auquel ces p.129 peuples sont parvenus et de leur longue habitude de la vie sédentaire. J’ai trouvé en Égypte plusieurs ouvrages sur les sciences intellectuelles composés par un personnage très connu sous les surnoms de Saad ed‑Dîn et‑Teftazani [136], et qui est natif de Herat, une des villes du Khoraçan. Ses traités sur la scolastique, sur les bases de la jurispru­dence et sur la rhétorique, montrent qu’il possède des connaissances *93 très profondes dans ces branches de science et indiquent, par plusieurs passages, qu’il est très versé dans les sciences philosophiques et intellectuelles. Et Dieu aide celui qu’il veut. (Coran, sour. III, vers. 11.)
§  Je viens d’apprendre que, dans le pays des Francs, région composée du territoire de Rome et des contrées qui en dépendent, c’est-à‑dire celles qui forment le bord septentrional (de la Méditerranée), la culture des sciences philosophiques est très prospère. L’on me dit que les sciences y ont refleuri de nouveau, que les cours insti­tués pour les enseigner sont très nombreux, que les recueils dont elles font le sujet sont très complets, qu’il y a beaucoup d’hommes les connaissant à fond, et beaucoup d’étudiants qui s’occupent à les apprendre. Mais Dieu sait ce qui se passe dans ces contrées. Dieu crée ce qu’il veut et agit librement. (Coran, sour. XXVIII, vers. 68.)
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§  Les sciences relatives au nombre [137].
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§  La première de ces sciences est (la théorie de) l’arithmétique, c’est‑à‑dire la connaissance des propriétés des nombres, en tant qu’ils sont ordonnés suivant une progression arithmétique ou géométrique. Par exemple, si des nombres forment une suite dont chaque terme surpasse le terme précédent du même nombre, alors la somme des deux termes extrêmes est égale à la somme de deux termes quel­conques également distants des deux termes extrêmes. Cette somme est égale, en même temps, au double du terme moyen, lorsque le nombre des termes est impair ; cela a lieu pour les nombres (naturels) pris suivant leur ordre, et pour les nombres pairs et les nombres impairs, pris également suivant leur ordre. Il en est de même des nombres qui se suivent en proportion continue, de manière que le premier soit la moitié du second, le second la moitié du troisième et ainsi de suite jusqu’au dernier terme, ou que le premier soit le tiers du second, le second le tiers du troisième, et ainsi de suite jusqu’au dernier terme : dans ces cas, le produit des deux termes extrêmes est égal au produit de deux nombres quelconques (de la même suite), *94 qui soient également distants des deux termes extrêmes, et ce pro­duit est égal en même temps au carré du terme moyen, si le nombre des termes est impair. L’arithmétique traite aussi des nombres paire­ment pairs qui forment la série deux, quatre, huit, seize, etc. et des propriétés qui se présentent dans la formation des triangles numé­riques (nombres triangulaires) ainsi que (dans la formation) des car­rés, des pentagones, des hexagones, lorsqu’ils sont disposés en lignes (selon leur caractère particulier) et qu’ils se suivent dans un ordre régulier [138]. On additionne (d’abord les nombres naturels) depuis l’unité jusqu’au dernier [139], et l’on obtient ainsi un triangle, puis une suite d’autres triangles (qu’on range) sur la même ligne et qu’on place (chacun) sous son côté. On ajoute ensuite à chaque triangle le triangle correspondant au côté précédent et l’on obtient un carré. En ajoutant de même à chaque carré le triangle du côté précédent [140], on obtient p.131 un pentagone, et ainsi de suite. Ces polygones, ordonnés suivant leurs côtés, forment une table qui s’étend en longueur et en largeur. Sui­vant sa largeur, elle présente (d’abord la suite des nombres (naturels), puis la suite des nombres triangulaires, puis celle des carrés, puis celle des pentagones, etc. Suivant sa longueur on y trouve chaque nombre et les polygones qui y correspondent, à une étendue quelconque. En additionnant ces nombres et en les divisant les uns par les autres, dans le sens de la longueur et de la largeur (de la table), on découvre des propriétés remarquables dont on a reconnu une partie en les examinant les unes après les autres [141] ; on a même consigné dans des recueils les problèmes qui s’y rapportent. Cela a eu lieu également pour les nombres pairs, impairs, pairement pairs, pairement im­pairs, et pairement pairs‑impairs [142] ; chacune de ces différentes espèces de nombres possède des propriétés qui la caractérisent et qui sont traitées exclusivement dans cette branche de science qui (du reste) forme la première et la plus évidente des parties des mathématiques et s’emploie pour démontrer les règles du calcul.
§  Quelques savants (parmi les musulmans) des temps anciens et mo­dernes ont composé des ouvrages sur ce sujet, bien que la plupart des docteurs, l’ayant regardé comme une partie intégrante de la science ma­thématique, aient cru qu’il ne devait pas être l’objet d’un traité spé­cial. Ainsi firent Ibn Sîna (Avicenne) dans l’ouvrage intitulé Es‑Chefa oua’n‑Nedjat (la guérison et le salut [143]) et d’autres parmi les anciens (musulmans). Les modernes ont négligé cette branche de science parce qu’elle n’est pas d’un usage commun et qu’elle sert unique­ment pour démontrer les procédés du calcul. Ils la mirent de côté p.132 après en avoir pris ce qui était essentiel [144] pour la démonstration des procédés du calcul. C’est ce que firent Ibn el-Benna [145], dans son ou­vrage intitulé Refâ ’l-Hidjab (le soulèvement du rideau), et d’autres. Dieu, qu’il soit glorifié et exalté ! connaît parfaitement (la vérité).
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§  L’art du calcul (l’arithmétique pratique).
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§  C’est un art pratique ayant pour objet les calculs au moyen desquels on opère la composition et la décomposition des nombres. La composi­tion se fait avec des nombres pris séparément et s’appelle l’addition, ou par redoublement, c’est‑à‑dire, en répétant un nombre autant de fois qu’il y a des unités dans un autre nombre, et cela s’appelle multi­plication. La décomposition des nombres s’opère avec des nombres pris séparément comme, par exemple, quand on retranche un nombre d’un autre nombre afin d’en connaître le reste, ce qui est la soustrac­tion, ou quand on divise un nombre dans un nombre déterminé de parties égales, ce qui est la division. Cette composition et cette dé­composition ont lieu également pour les nombres entiers et pour les fractions. Le terme fraction s’emploie pour désigner le rapport d’un nombre à un autre. La composition et la décomposition ont lieu éga­lement pour les racines. On se sert du mot racine pour désigner un nombre qui, multiplié par lui-même, produit le nombre carré. [Le nombre [146] qui peut s’énoncer (c’est‑à‑dire le nombre entier) s’appelle rationnel et son carré pareillement, et (pour l’exprimer) on n’est pas obligé d’exécuter (de longs) calculs ; le nombre qui ne peut pas s’énoncer *96 (avec une exactitude absolue) s’appelle sourd. Le carré de celui-ci est, soit rationnel, comme cela a lieu pour la racine de 3, dont le carré est 3, soit sourd comme cela a lieu pour la racine de la racine [147] de 3, dont le carré est la racine de 3. Cette racine est un nombre sourd, et, pour la trouver, on est obligé de faire de (longs) calculs.] Donc toutes ces racines sont susceptibles de composition et de décomposition.
§  L’art du calcul.
§  Le calcul, art d’une origine (comparativement) moderne, est d’une nécessité réelle dans les transactions (commerciales ou autres) et forme le sujet d’un grand nombre d’ouvrages.
§  On l’a vulgarisé dans les grandes villes par l’enseignement premier [148] et on le regarde même comme le meilleur point de départ de cet en­seignement, parce qu’il fournit des connaissances parfaitement évi­dentes, qu’il offre un système régulier de démonstrations et qu’il a presque toujours pour résultat de rendre l’esprit clairvoyant et de l’habituer à raisonner juste. Voilà pourquoi on a dit des personnes qui entreprennent de l’apprendre [149] : « La première chose qui leur ar­rivera sera qu’elles se laisseront dominer par la vérité. » En effet, le calcul, offrant un système bien établi [150] et donnant à l’esprit une exac­titude qui lui devient une seconde nature, l’habitue à la vérité et le porte à s’y attacher méthodiquement.
§  Parmi les ouvrages qui traitent de cet art d’une manière étendue et qui s’emploient dans le Maghreb, un des meilleurs est celui qui a pour titre El‑Hisar es‑Saghîr [151]. Ibn el‑Benna le Marocain [152] en a fait un abrégé [153], qui renferme les règles des opérations, œuvre utile ; puis il a commenté le même traité dans son ouvrage intitulé Refâ ’l-Hidjab. Ce p.134 livre est très difficile pour les commençants à cause de la rigueur et de l’enchaînement des démonstrations qu’il renferme. C’est un ouvrage très estimé ; j’ai vu nos professeurs en faire beaucoup de cas, et en effet il en est digne. L’auteur y a exposé simultanément le contenu de deux traités dont l’un, composé par Ibn Monaëm [154], s’appelle Fikh el‑Hisab (les lois du calcul) et dont l’autre, intitulé El‑Kamel (le com­plet) a pour auteur El‑Ahdeb. Il résuma les démonstrations de ces *97 deux ouvrages, et changea les lettres (ou signes) conventionnelles qui s’employaient dans ces (démonstrations), en y substituant des indica­tions significatives et claires ; exposant ainsi le secret et l’essence du procédé par lequel on désigne (les théorèmes du calcul) au moyen des signes [155]. Toute cette matière est fort obscure, mais la difficulté ne pro­vient que des démonstrations, particularité propre aux sciences ma­thématiques ; car, bien que leurs problèmes et leurs opérations soient faciles à comprendre, il en est autrement quand il s’agit de les ex­pliquer, c’est‑à‑dire de donner les raisons de ces opérations ; c’est là que l’entendement rencontre des difficultés qu’il ne trouve pas dans la résolution des problèmes. Ce que nous venons de dire mérite l’at­tention du lecteur. Dieu guide par sa lumière celui qu’il vent.
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§  L’algèbre [156].
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§  p.135 L’algèbre est un art au moyen duquel on tire le nombre inconnu de celui qui est connu et donné, lorsqu’il existe entre l’un et l’autre un rapport qui permet d’obtenir ce résultat. Dans le langage tech­nique de cet art on assigne aux quantités inconnues différents degrés (puissances) suivant leur répétition par multiplication. Le premier de ces degrés est le nombre, parce que c’est au moyen du nombre donné que l’on détermine l’inconnue cherchée, en la déduisant du rap­port qui existe entre elle et le nombre. Le second de ces degrés est la chose, parce que toute inconnue, en tant qu’elle est cachée, est une chose ; on l’appelle aussi racine parce qu’on obtient, en multipliant ce degré par lui-même, un résultat qui forme le second (lisez le troisième) degré. Le troisième de ces degrés est le capital (mâl), qui est le carré de l’inconnue [157]. Les degrés suivants sont déterminés d’après l’exposant (âss) des deux degrés qu’on multiplie ensemble. Ensuite se fait l’opération qui est exigée par le problème et qui conduit à une équation entre deux termes [158] différents ou entre plusieurs termes : p.136 on oppose les uns aux autres, on restaure ce qui s’y trouve en fait de terme fractionnaire, de manière à le rendre entier, et l’on abaisse, *98 s’il est possible, les degrés (de l’inconnue), de manière à les réduire aux exposants les plus petits, afin qu’ils soient ramenés à ces trois (termes) qui constituent, selon les algébristes, le domaine de leur art, à savoir : le nombre, la chose (la racine) et le capital (le carré), Lorsque l’équation a lieu entre deux termes seulement, (la solution) est déter­minée ; lorsque le capital (le carré) où la racine est égal à un nombre, ils cessent d’être inconnus et leur valeur est déterminée ; et lorsque le capital est égal à sa racine prise un certain nombre de fois, il est déterminé par le nombre (ou coefficient) de la racine [159]. Lorsque l’équa­tion a lieu entre un terme et deux termes, la valeur (de l’inconnue) est déterminée par le procédé géométrique qui consiste à retrancher le produit par deux ; ce qui était inconnu se trouve déterminé par cette soustraction du produit [160]. L’équation entre deux termes et deux termes est impossible à résoudre [161]. On ne parvient pas, selon les algébristes, à plus de six problèmes au moyen d’équations (résolubles) ; car l’équation entre le nombre et la racine et le capital (le carré) pouvant être ou simple ou composée, il en résulte six espèces.
§  Le premier qui écrivit sur cette branche (de science) fut Abou Abd Allah el-Kharezmi [162], après lequel vint Abou Kamel Chodjaâ Ibn p.137 Aslem. On a généralement suivi la méthode (d’El‑Kharezmi) et son traité sur les six problèmes de l’algèbre est un des meilleurs ouvrages com­posés sur la matière. Plusieurs auteurs, parmi les musulmans espa­gnols, ont écrit sur ce traité d’excellents commentaires, dont un des meilleurs est celui d’El‑Corechi [163].
§  Nous avons appris qu’un des premiers mathématiciens de l’Orient a étendu le nombre des équations au delà de ces six espèces, qu’il l’a porté à plus de vingt et qu’il a découvert pour toutes ces espèces des procédés (de résolution) sûrs, fondés sur des démonstrations géomé­triques [164]. Dieu ajoute à ce qui est créé tout ce qu’il veut. *99
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§  Les transactions (commerciales et autres).
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§  Cette branche de science consiste dans l’application du calcul aux transactions qui ont lieu dans la vie sédentaire [165], telles que ventes et achats, mesurages de terrains, impôts et toutes les autres opéra­tions dans lesquelles il se présente des nombres. On y emploie les deux branches du calcul, celle qui traite des inconnues et des con­nues (l’algèbre), et celle qui a pour objet les fractions, les nombres en­tiers, les racines, etc. (l’arithmétique). Si l’on a posé un très grand nombre de problèmes relatifs à cette matière, cela a été dans le but de créer chez l’élève l’habitude de ces opérations et de le familiariser p.138 avec elles à force de les répéter, de sorte qu’il parvienne à posséder d’une manière sûre la faculté de calculer.
§  Les (musulmans) espagnols qui se sont appliqués à l’art du calcul ont composé sur les transactions (commerciales) de nombreux traités. Parmi les plus célèbres nous pouvons citer les Moamelat (transactions) d’Ez‑Zehraouï [166], celles d’Ibn es‑Semh [167], celles d’Abou Moslem Ibn Khaldoun [168], disciple de Maslema el‑Madjrîti, et d’autres encore.
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§  Le partage des successions (feraïd [169]).
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§  Le partage des successions fait partie de l’art du calcul et s’occupe de la détermination exacte des parts qui reviennent aux héritiers dans une succession. Ainsi, par exemple, s’il y a plusieurs parts et qu’un des héritiers meure (avant le partage), de sorte que sa part doive être répartie entre ses propres héritiers, ou s’il arrive que la somme des parts (déterminées par la loi) dépasse la masse de la succession, ou si un des héritiers affirme (l’existence d’un héritier jusqu’alors inconnu) et que ses cohéritiers (la) nient, dans tous ces cas on a besoin d’un procédé qui serve à déterminer d’une manière exacte le montant des parts telles qu’elles sont fixées par la loi et celui des parts qui doivent revenir aux héritiers appartenant aux divers membres de la famille ; on peut alors faire en sorte que les parts revenant aux hé­ritiers soient à la masse entière de la succession, comme les parts aliquotes représentant leurs droits à la succession sont à la somme de toutes ces parts.
§  p.139 *100 Dans ces déterminations on emploie une partie considérable de l’art du calcul, notamment le calcul des nombres entiers et fraction­naires, ainsi que celui des racines, des connues et des inconnues.
§  On a rangé [170] les notions dont se compose cette science dans le même ordre que celui des chapitres de la législation relative aux hé­ritages et des questions auxquelles cette législation donne lieu. Il résulte de là qu’elle comprend premièrement une partie de la ju­risprudence, à savoir, les maximes qui règlent les héritages en ce qui concerne les portions dues, l’aoul (réduction proportionnelle des parts héréditaires fixes [171]), l’affirmation et négation (au sujet d’un héritier sur lequel on ne comptait pas [172]), les dispositions testamen­taires, l’affranchissement testamentaire et autres questions de cette nature. Elle comprend, en second lieu, une partie du calcul, à savoir la détermination exacte des parts, en ayant égard aux prescriptions de la loi. C’est donc une science très noble, et les personnes qui la cultivent citent plusieurs paroles du Prophète dans lesquelles elle croient voir un témoignage en faveur de l’excellence de leur art. Telles sont les traditions suivantes : Les feraïd sont un tiers de la science en­tière, et Les feraïd sont la première entre les sciences qui seront exaltées. Je crois cependant que toutes ces sentences se rapportent aux feraïd (ou obligations) imposées par la loi sur tout individu, comme j’en ai déjà fait la remarque, et non pas aux feraïd des héritages seulement ; en effet, celles‑ci sont trop peu étendues pour former le tiers de la science entière, tandis que les feraïd proprement dites sont très nom­breuses.
§  p.140 On a écrit, dans les temps anciens et dans les temps modernes sur cette branche (des mathématiques) et on l’a traitée à fond.
§  Parmi les ouvrages qui exposent cette science sous le point de vue de l’école malékite les meilleurs sont celui d’Ibn Thabet, l’abrégé du cadi Abou ’l-Cacem el‑Haoufi et les traités d’Ibn el‑Monemmer [173], d’El‑Djâdi et d’Es‑Soudi [174]. El‑Haoufi mérite toutefois le premier rang, et son traité est préférable [175] à tous les autres. Un de mes professeurs, le cheïkh Abou Abd Allah Mohammed Ibn Soleïman es‑Sitti [176], qui était chef du corps des docteurs de la ville de Fez, a commenté d’une manière claire et complète l’ouvrage d’El‑Haoufi. L’imam El-Haremeïn [177] a composé, sur le partage des successions, plusieurs ouvrages dans lesquels il envisage son sujet sous le point de vue de la jurispru­dence chaféite ; ces traités offrent un témoignage frappant des vastes *101 connaissances possédées par l’auteur et de la profondeur de son éru­dition. Les Hanefites et les Hanbelites ont aussi composé des ouvrages sur cette matière. Les hommes occupent dans les sciences des stations diverses, et Dieu dirige celui qu’il veut.
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§  Les sciences géométriques.
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§  La géométrie a pour objet les quantités, soit continues, telles que la ligne, la surface et le solide, soit discrètes, telles que les nombres. Elle considère les propriétés essentielles de ces quantités ; par exem­ple, que les angles de chaque triangle sont égaux à deux angles droits ; que deux droites parallèles ne peuvent se rencontrer, quand même elles seraient prolongées jusqu’à l’infini ; que lorsque deux lignes (droites) se coupent, les angles opposés sont égaux ; que, lorsqu’on a quatre quantités proportionnelles, le produit de la première par la  troisième est égal au produit de la seconde par la quatrième [178].
§  p.141 Le traité grec sur cette science qui a été traduit (en arabe), à savoir, le traité d’Euclide, intitulé le Livre des éléments et des fondements [179], est l’ouvrage le plus étendu qui ait été écrit sur cette matière à l’usage des élèves, et en même temps le premier livre grec qui ait été tra­duit chez les musulmans. Cela eut lieu sous le règne d’Abou Djafer el-Mansour.
§  Il existe plusieurs éditions de ce traité, provenant chacune d’un tra­ducteur différent. On en a une traduction par Honeïn Ibn Ishac [180], une autre par Thabet Ibn Corra [181] et encore une par Youçof Ibn el‑Had­djadj [182]. L’ouvrage d’Euclide se compose de quinze livres, dont quatre sur les figures planes, un sur les quantités proportionnelles, un autre sur la proportionnalité des figures planes, trois sur les (propriétés des) *102 nombres, le dixième sur les quantités rationnelles et sur les quantités qui peuvent [183] les quantités rationnelles, c’est‑à‑dire, leurs racines, enfin cinq livres sur les solides. On a fait beaucoup d’abrégés de ce traité : Ibn Sîna (Avicenne) en a inséré un dans la partie de son ouvrage, le Chefa, qui est consacré aux mathématiques. Ibn es‑Salt [184] en a donné un résumé dans son livre intitulé Kitab el‑Ictisar (l’abrégé). Beaucoup d’autres savants ont fait des commentaires sur le traité d’Eu­clide. Il forme la base indispensable des sciences géométriques.
§  p.142 L’utilité de la géométrie consiste à éclairer l’intelligence de celui qui cultive cette science et à lui donner l’habitude de penser avec justesse. En effet, toutes les démonstrations de la géométrie se dis­tinguent par la clarté de leur arrangement et par l’évidence de leur ordre systématique. Cet ordre et cet arrangement empêchent toute erreur de se glisser dans les raisonnements ; aussi l’esprit des per­sonnes qui s’occupent de cette science est‑il peu exposé à se tromper, et leur intelligence se développe en suivant cette voie. On prétend même que les paroles suivantes se trouvaient écrites sur la porte de Platon : « Que nul n’entre dans notre demeure s’il n’est géomètre ». De même, nos professeurs disaient : « L’étude de la géométrie est pour l’esprit ce que l’emploi du savon est pour les vêtements ; elle en enlève les souillures et fait disparaître les taches ». Cela tient à l’arrange­ment et à l’ordre systématique de cette science, ainsi que nous ve­nons de le faire observer.
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§  La géométrie spéciale des figures sphériques et des figures coniques.
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§  Deux ouvrages grecs, l’un composé par Théodose et l’autre par Ménélaus [185], traitent des surfaces et des intersections des figures sphé­riques. *103 Dans l’enseignement, on fait précéder l’ouvrage de Ménélaus de celui de Théodose parce qu’un grand nombre des démonstrations du premier sont fondées sur le second. Ces deux livres sont indispen­sables à quiconque veut faire une étude approfondie de l’astronomie, parce que les démonstrations de cette science reposent sur celles de la géométrie des figures sphériques. En effet, la théorie de l’astronomie tout entière n’est autre chose que la théorie des sphères célestes et de ce qui y arrive en fait d’intersections et de cercles qui résultent des mouvements (des corps célestes), ainsi que nous l’exposerons ci-après ; elle est donc fondée sur la connaissance des propriétés des figures sphériques, en ce qui regarde leurs surfaces et leurs intersections.
§  p.143 La théorie des sections coniques forme également une partie de la géométrie : c’est une science qui examine les figures et les sections produites dans les solides coniques et détermine leurs propriétés par des démonstrations géométriques, fondées sur les éléments des ma­thématiques (exposés dans le livre d’Euclide). Son utilité se montre dans les arts pratiques qui ont pour objet des corps, tels que la charpenterie et l’architecture ; elle se montre aussi lorsqu’il s’agit de fabriquer des statues qui excitent l’étonnement et des temples merveilleux [186], de traîner des corps pesants au moyen d’artifices mé­caniques, et de transporter des masses volumineuses à l’aide d’engins et de machines [187], et autres choses semblables.
§  Un certain auteur a traité cette branche des mathématiques à part dans un ouvrage sur la mécanique pratique, contenant tout ce qu’il y a de merveilleux en fait de procédés curieux et d’artifices ingénieux. Ce traité est très répandu, bien qu’il ne soit pas facile à comprendre, à cause des démonstrations géométriques qu’il renferme. On l’attribue aux Beni Chaker [188].
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§  La géométrie pratique (mesaha).
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§  On a besoin de cette science pour mesurer le sol. Son nom si­gnifie *104 déterminer la quantité d’un terrain donné. Cette quantité est exprimée en empans ou coudées ou en autres (unités de mesure, ou bien par le rapport qui existe entre deux terrains, lorsqu’on les compare l’un avec l’autre. (Ces déterminations) sont nécessaires quand il s’a­git de répartir les impôts sur les champs ensemencés, sur les terres labourables et sur les plantations, ou de partager des enclos et des terres entre des associés ou des héritiers, ou d’arriver à quelque autre résultat de ce genre. On a écrit sur cette science de bons et nom­breux ouvrages.
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§  L’optique.
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§  Cette science explique les causes des illusions optiques en faisant connaître la manière dont elles ont lieu. L’explication qu’elle donne est fondée sur ce principe que la vision se fait au moyen d’un cône de rayons ayant pour sommet la pupille de l’œil de l’observateur et pour base l’objet vu [189]. Une grande partie des illusions optiques con­siste en ce que les objets rapprochés paraissent grands et les objets éloignés petits, que des objets petits vus sous l’eau ou derrière des corps transparents paraissent grands, qu’une goutte de pluie qui tombe fait l’effet d’une ligne droite, et un tison (tourné avec une certaine vitesse) celui d’un cercle, et autres choses semblables. Or on explique dans cette science les causes et la nature de ces phéno­mènes par des démonstrations géométriques. Elle rend raison des différentes phases de la lune par ses changements de longitude [190], chan­gements qui servent de bases (aux calculs) qui font connaître (d’a­vance) l’apparition des nouvelles lunes, l’arrivée des éclipses et autres phénomènes semblables.
§  Beaucoup de Grecs ont traité de cette branche des mathématiques. Le plus célèbre parmi les musulmans qui aient écrit sur cette science est Ibn el‑Heïthem [191], mais il y a aussi d’autres auteurs qui ont com­posé des traités d’optique. L’optique fait partie des mathématiques, dont elle est une ramification.
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§  L’astronomie.
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§  p.145 *105 Cette science considère les mouvements (apparents) des étoiles fixes et des planètes, et déduit de la nature de ces mouvements, par des méthodes géométriques, les configurations et les positions des sphères, dont les mouvements observés doivent être la conséquence nécessaire. Elle démontre ainsi, par l’existence du mouvement en avant et en arrière (relativement au mouvement moyen), que le centre de la terre ne coïncide pas avec le centre de la sphère du soleil ; elle prouve, par les mouvements directs et rétrogrades des planètes, l’existence de petites sphères déférentes qui se meuvent dans l’intérieur de la grande sphère de la planète ; elle démontre pareillement l’existence de la huitième sphère par le mouvement des étoiles fixes ; elle déduit enfin le nombre des sphères, pour chaque planète séparément, du nombre de ses déflexions (inégalités), et autres choses semblables. C’est au moyen de l’observation qu’on est parvenu à connaître les mouvements existants, leur nature et leurs espèces ; c’est ainsi que nous connaissons les mouvements d’en avant et d’en arrière [192], l’arran­gement des sphères suivant leur ordre, les mouvements rétrogrades et directs, et autres choses de ce genre.
§  Les Grecs s’appliquèrent à l’observation avec beaucoup de zèle, et construisirent, dans ce but, des instruments devant servir à obser­ver le mouvement d’un astre quelconque et appelés chez eux p.146 instruments aux cercles (sphères armillaires, dhat el-halac). L’art de les cons­truire et les démonstrations relatives à la correspondance de leurs mouvements avec ceux de la sphère étaient bien connus chez eux. Les musulmans ne montrèrent pas beaucoup de zèle pour les obser­vations astronomiques [193]. On s’en occupait quelque peu dans le temps d’El‑Mamoun, alors qu’on construisit l’instrument connu sous le nom de sphère armillaire (dhat el‑halac) ; mais ce commencement n’eut *106 aucune suite. Après la mort d’El-Mamoun, la pratique de l’observa­tion cessa, sans laisser de traces de son existence ; on la négligea pour se fier aux observations anciennes. Mais celles‑ci furent in­suffisantes, parce que les mouvements célestes se modifient dans le cours des années. Au reste, la correspondance du mouvement de l’instrument, pendant l’observation, avec le mouvement des sphères et des astres, n’est qu’approximative et n’offre pas une exactitude par­faite. Or, lorsque l’intervalle de temps écoulé est considérable, l’er­reur de cette approximation devient sensible et manifeste.
§  Bien que l’astronomie soit un noble art, elle ne fait pas connaître, comme on le croit ordinairement, la forme des cieux ni l’ordre des sphères tels qu’ils sont en réalité ; elle montre seulement que ces formes et ces configurations des sphères peuvent résulter de ces mou­vements. Nous savons tous qu’une seule et même chose peut être le résultat nécessaire, soit d’une (cause), soit d’une autre tout à fait dif­férente, et, lorsque nous disons que les mouvements (observés) sont une conséquence nécessaire (des configurations et des positions des sphères), nous concluons de l’effet l’existence de la cause [194], manière de raisonner qui ne saurait, en aucune façon, fournir une conséquence p.147 exacte et vraie. L’astronomie est cependant une science très impor­tante et forme une des principales branches des mathématiques.
§  Un des meilleurs ouvrages qui aient été composés sur cette science est l’Almageste (El‑Medjisti), que l’on attribue à Ptolémée [195]. Cet auteur n’est pas un des rois grecs du même nom ; cela a été établi par les commentateurs de son ouvrage. Les savants les plus distingués de l’islamisme en ont fait des abrégés. C’est ainsi qu’Ibn Sîna (Avicenne) en inséra un dans la partie mathématique de son Chefa. Ibn Rochd (Averroès), un des grands savants de l’Espagne, en a donné un ré­sumé, et pareillement Ibn es‑Semh [196]. Ibn es‑Salt [197] en a fait un com­pendium qu’il a intitulé El‑Ictisar (l’abrégé). Ibn el‑Ferghani [198] est l’auteur d’un résumé d’astronomie dans lequel il a rendu la science facile et accessible, en supprimant les démonstrations géométriques. Dieu enseigna aux hommes ce qu’ils ne savaient pas. (Coran, sour. XCVI, vers. 5.)
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§  Les tables astronomiques.
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§  p.148 *107 L’art de construire des tables astronomiques forme une branche du calcul et se base sur des règles numériques. (Au moyen de ces tables) on détermine, pour chaque astre en particulier, la route dans laquelle il se meut, ainsi que ses accélérations, retardations, mouvements directs et rétrogrades, etc. tels qu’ils résultent, pour le lieu que l’astre occupe, des démonstra­tions de l’astronomie. Ces indications font connaître les positions des astres dans leurs sphères, pour un temps quelconque donné ; elles s’obtiennent par le calcul des mouvements des astres d’après les règles susdites, règles tirées des traités astronomiques. Cet art pos­sède, en guise de préliminaires et d’éléments, des règles sur la con­naissance des mois, des jours et des époques passées ; il possède, en outre, des éléments sûrs pour déterminer le périgée, l’apogée, les inégalités, les espèces des mouvements et les manières de les dé­duire les uns des autres. On dispose toutes ces quantités en colonnes arrangées de façon à en rendre l’usage facile aux élèves et appelées tables astronomiques (azïadj, pluriel de zîdj). Quant à la détermination même des positions des astres, pour un temps donné, au moyen de cet art, on l’appelle équation (tâdil) et rectification (tacouîm).
§  Les anciens, ainsi que les modernes, ont beaucoup écrit sur cet art, par exemple, El‑Bettani [199], Ibn el‑Kemmad [200] et autres. Les p.149 modernes, dans l’Occident, s’en rapportent, jusqu’à ce jour, aux tables attribuées à Ibn Ishac [201]. On prétend que celui-ci se fonda, pour la composition de ses tables, sur l’observation, et qu’il y avait en Sicile un juif très versé dans l’astronomie et les mathématiques qui s’occupait à faire des observations et qui communiquait à Ibn Ishac les résultats exacts qu’il obtenait, relativement aux mouvements des *108 astres et à tout ce qui les concernait. Les savants de l’Occident ont fait beaucoup de cas de ces tables, à cause de la solidité des bases sur lesquelles elles sont fondées ; à ce qu’on prétend, Ibn el-Benna [202] en fit un résumé dans un livre qu’il appela El‑Minhadj (le grand chemin). Cet ouvrage fut très recherché à cause de la facilité qu’il donna aux opérations.
§  On a besoin des positions des astres pour fonder sur ces positions les prédictions de l’astrologie judiciaire. Cette science consiste dans la connaissance des influences que les astres, suivant leurs positions, exercent sur ce qui arrive dans le monde des hommes relativement aux religions et aux dynasties, sur les nativités humaines et sur les événements qui s’y produisent, ainsi que nous l’expliquerons dans la suite, en faisant connaître la nature des indications d’après lesquelles les astrologues se guident.
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§  La logique.
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§  La logique est un système de règles au moyen desquelles on dis­cerne ce qui est bon d’avec ce qui est défectueux, tant dans les p.150 définitions employées pour faire connaître [203] ce que sont les choses [204], que dans les arguments qui conduisent à des propositions affirmatives (ou jugements). Expliquons cela : la faculté perceptive a pour objet les perceptions obtenues par les cinq sens ; elle est commune à tous les animaux tant irrationnels que doués de raison, et, ce qui fait la diffé­rence entre les hommes et les autres animaux, c’est la faculté d’aper­cevoir les universaux, idées qui s’obtiennent par le dépouillement (ou abstraction) de celles qui proviennent des sens. Voici (comment cela se fait) : l’imagination tire, des individus d’une même classe [205], une forme (ou idée) qui s’applique également à eux tous, c’est‑à‑dire un universel ; ensuite l’entendement compare cette catégorie d’individus avec une autre qui lui ressemble en quelques points et qui est com­posée aussi d’individus d’une même classe, et aperçoit ainsi une forme *109 qui s’adapte à ces deux catégories, en ce qu’elles ont de commun. Il continue cette opération de dépouillement jusqu’à ce qu’il remonte à l’universel, qui ne s’accorde avec aucun autre universel, et qui est, par conséquent, unique.
§  Ainsi, par exemple, si l’on dépouille l’espèce humaine de la forme qui l’embrasse en entier, afin de pouvoir envisager l’homme comme un animal ; puis, si on enlève à ces deux classes d’êtres leur forme com­mune afin de pouvoir les [206] comparer avec les plantes [207], et que l’on poursuive ce dépouillement, on arrivera au genre le plus élevé (de la série), c’est‑à‑dire à la matière qui n’a rien de conforme avec au­cun autre universel. L’intelligence, ayant poussé jusqu’à ce point, suspend l’opération de dépouillement.
§  Disons ensuite que Dieu a créé la réflexion dans l’homme afin que celui-ci ait la faculté d’acquérir des connaissances et d’apprendre les arts. Or les connaissances consistent, soit en concepts (ou simples p.151 idées), soit en affirmations (ou propositions). Le concept, c’est la per­ception des formes des choses (littéralement : des formes des quiddités), perception simple qui n’est accompagnée d’aucun jugement. L’affir­mation, c’est, l’acte par lequel on affirme une chose d’une autre. Aussi, quand la réflexion essaye d’obtenir les connaissances qu’elle recherche, ses efforts se bornent à joindre un universel à un autre par la voie de la combinaison, afin d’en tirer une forme universelle qui soit com­mune à tous les individus qui sont du dehors, forme recueillie par l’en­tendement et faisant connaître la quiddité (ou nature) de ces individus, ou bien elle (la réflexion) juge d’une chose en la comparant avec une autre. Cette dernière opération s’appelle affirmation et revient en réalité à la première ; car, lorsqu’elle a lieu, elle procure la connaissance de la nature réelle des choses, ainsi que cela est exigé par la science qui s’occupe des jugements. Ce travail de l’entendement peut être bien ou mal dirigé ; aussi a‑t‑on besoin d’un moyen qui fasse dis­tinguer la bonne voie de la mauvaise, de sorte que la réflexion *110 prenne la bonne quand elle cherche à obtenir [208] des connaissances. Ce moyen se trouve dans le système de (règles qui se nomme) la logique.
§  Les anciens traitèrent d’abord ce sujet par pièces [209] et par morceaux, sans chercher à en régulariser les procédés et sans essayer de réu­nir ni les questions qu’il traite ni les parties dont il se compose. Ce travail ne se fit qu’à l’époque où Aristote parut chez les Grecs. Ce philosophe l’accomplit et plaça la logique en tête des sciences philosophiques, afin qu’elle leur servît d’introduction. Elle s’appela, pour cette raison, la science première. L’ouvrage qu’Aristote lui con­sacra s’intitule Kitab el‑Fass (le joyau) [210] ; il se compose de huit livres, p.152 dont quatre ont pour sujet la forme (ou théorie) et cinq [211] la matière (ou application) du syllogisme.
§  Pour comprendre cela, il faut savoir que les jugements qu’on cherche à se former sont de plusieurs espèces [212] : les uns sont certains, par leur nature, et les autres sont des opinions plus ou moins pro­bables. On peut donc envisager le syllogisme (sous deux points de vue : d’abord) dans ses rapports avec le problème dont il doit donner la solution, et alors on examine quelles sont les prémisses qu’il doit avoir dans ce cas, et voir si la réponse qu’on cherche appartient à la catégorie de la science ou à celle de la spéculation ; ou bien on le considère, non pas dans les rapports qu’il peut avoir avec [213] un cer­tain problème, mais dans le mode de formation qui lui est particu­lier. Dans le premier cas, on dit du syllogisme qu’il s’envisage sous le point de vue de la matière, c’est‑à‑dire de la matière qui donne nais­sance au résultat qu’on cherche, résultat qui peut être, soit une certi­tude, soit une opinion. Dans le second cas, on dit que le syllogisme s’envisage sous le point de vue de la forme et sous celui de la ma­nière de sa construction en général.
§  Voilà pourquoi les livres de la logique (l’Organon) sont huit en nombre. Le premier traite des genres supérieurs, genres au‑dessus desquels il n’y en a point d’autre, et que l’on parvient à connaître en écartant les (formes des) choses sensibles qui se trouvent dans l’entendement. Ce livre a pour titre Kitab el‑Macoulat (le livre des prédicaments ou catégories). Le second a pour sujet les jugements affirmés et leurs espèces. Il se nomme Kitab el‑Eïbara (livre de l’ex­pression, hermeneia). Le troisième traite du syllogisme (kïas) en géné­ral *111 et du mode de sa formation. Il s’appelle Kitab el‑Kïas (livre de p.153 l’analogie ou premiers analytiques). Il est le dernier de ceux dans les­quels la logique s’envisage quant à sa forme. Le quatrième est le Kitab el‑Borhan (livre de la démonstration, les derniers analytiques). Il traite du syllogisme qui produit la certitude, montre pourquoi les pré­misses du syllogisme doivent être des vérités certaines, et fait con­naître d’une manière spéciale les autres conditions dont l’observance est de rigueur quand on veut arriver à la certitude. Ces conditions y sont nettement indiquées : ainsi, par exemple, les prémisses doivent être (des vérités) essentielles et premières. Dans ce même livre, il est question des connaissances et des définitions. Selon les anciens (phi­losophes), ces matières y ont été traitées spécialement parce qu’elles (les prémisses) s’emploient pour obtenir la certitude, et cela dépend de la conformité de la définition avec la chose définie, conformité qu’aucune autre condition ne saurait remplacer. Le cinquième livre s’intitule Kitab el‑Djedl (livre de la controverse, les topiques). Il in­dique le genre de raisonnement qui sert à détruire les propositions captieuses, à réduire au silence l’adversaire et à faire connaître les arguments probables dont on peut faire usage. Pour mener à ce but, le même livre spécifie quelques autres conditions indispensables. Il indique aussi les lieux d’où celui qui s’engage dans une discussion doit tirer ses arguments, en désignant le lien qui réunit les deux ex­trêmes du problème qu’il s’agit de résoudre, lien qui s’appelle le terme moyen. On trouve dans ce même traité ce qui regarde la con­version des propositions. Le sixième livre est intitulé Kitab es‑Sofista (livre du sophisme, réfutation des sophistes). Le sophisme est l’argu­ment dont on se sert pour démontrer ce qui est contraire à la vérité et pour tromper son adversaire ; il est mauvais quant à son but et à son objet, et, si on l’a pris pour le sujet d’un traité, cela a été uni­quement pour faire voir ce que c’est que le raisonnement sophistique et pour empêcher l’auditeur de donner dans ce piège. Le septième livre est le Kitab el‑Khatâba (livre de l’allocution, la rhétorique). Il in­dique le (genre de) raisonnement que l’on doit employer dans le but de passionner son auditoire et de l’entraîner à faire ce qu’on veut p.154 obtenir de lui. Il fait aussi connaître les formes du discours qu’il faut lui tenir pour cet objet. Le huitième livre est le Kitab es‑Chïar (livre de la poésie, la poétique). Il montre le procédé analogique qui fait trouver des comparaisons et des similitudes servant, d’une manière *112 spéciale, à porter les hommes vers une chose ou à les en éloigner ; il indique aussi les raisonnements qui s’y emploient et qui se tirent de l’imagination. Voilà les huit livres de logique reconnus par les anciens.
§  Plus tard, quand on eut ramené cet art à un système régulier et bien ordonné, les philosophes [214] d’entre les Grecs sentirent la nécessité d’un ouvrage traitant des universaux, au moyen desquels on acquiert la connaissance des formes qui correspondent aux choses (littéral. « aux quiddités ») du dehors, ou bien aux parties de ces choses, ou bien à leurs accidents. Il y a cinq universaux : le genre, l’espèce, la différence [215], la propriété et l’accident général. Pour réparer cette omis­sion, ils composèrent (c’est‑à‑dire Porphyre composa) un traité spé­cial qui devait servir d’introduction à cette branche de science. Ce fut ainsi que le nombre des livres (qui forment l’Organon) se trouva porté à neuf. On les traduisit (en arabe) quand l’islamisme était déjà établi, et les philosophes musulmans entreprirent d’en faire des com­mentaires et des abrégés. C’est ce que firent El-Farâbi, Ibn Sîna (Avi­cenne) et, plus tard, Ibn Rochd (Averroès), philosophe espagnol [216]. Le Kitab es‑Chefa d’Ibn Sîna renferme l’exposition complète des sept sciences philosophiques [217].
§  Les savants d’une époque plus moderne changèrent le système conventionnel de la logique, en ajoutant à la partie qui renferme l’exposition des cinq universaux les fruits qui en dérivent, c’est‑à-dire le traité sur les définitions et les descriptions [218], traité qu’ils p.155 détachèrent du Livre de la Démonstration. Ils supprimèrent le Livre des Prédicaments pour la raison que ce traité n’est pas spécialement con­sacré aux problèmes de la logique et qu’il ne les aborde que par hasard. Ils insérèrent dans le Livre de l’Expression le traité de la con­version des propositions, bien que, chez les anciens, il fît partie du Livre de la Controverse. Cela eut lieu pour la raison que ce traité est, à quelques égards, une suite du livre qui a pour sujet les ju­gements. Ensuite ils envisagèrent le syllogisme sous un point de vue général, comme moyen (pratique) d’obtenir la solution des pro­blèmes, et abandonnèrent l’usage de le considérer quant à sa ma­tière (c’est‑à‑dire comme une simple théorie). Aussi laissèrent‑ils de côté cinq livres : ceux de la Démonstration, de la Controverse, de l’Al­locution, *113 de la Poétique et du Sophisme. Quelques‑uns d’entre eux ont pris connaissance de ces livres, mais d’une manière très superficielle ; (et nous pouvons dire qu’en général) ils les ont négligés au point qu’ils semblent en avoir ignoré l’existence. Ces traités forment cependant une partie importante et fondamentale de la logique.
§  Plus tard, (les docteurs) commencèrent à discourir très longue­ment sur les ouvrages de cette classe, et, dans leurs dissertations prolixes et diffuses, ils envisagèrent cet art, non pas comme l’ins­trument au moyen duquel on obtient des connaissances, mais comme une science sui generis. Le premier qui entra dans cette voie fut Fakhr ed‑Dîn Ibn el‑Khatîb ; le docteur Afdal ed‑Dîn el‑Khouendji [219] suivit son exemple dans plusieurs écrits qui font aujourd’hui autorité chez les Orientaux. Son Kechf el‑Asrar (secrets dévoilés) est un ouvrage p.156 très étendu, et son abrégé du Moudjez (ou compendium de la logique d’Avicenne) est bon comme livre d’enseignement. Son abrégé du Djo­mel [220], remplissant quatre feuillets et embrassant le système entier de la logique et les principes de cet art, continue jusqu’à nos jours à ser­vir de manuel aux étudiants et à leur être d’un grand secours. L’é­tude des livres des anciens et de leurs méthodes fut alors abandonnée ; ce fut comme si ces ouvrages n’avaient jamais existé, et cependant ils renfermaient tous les fruits et toutes les connaissances utiles que la logique peut fournir. C’est là une remarque que nous avons faite plus haut. Au reste, Dieu dirige vers la vérité.
§   Les anciens musulmans [221] et les premiers docteurs scolastiques désapprouvèrent hautement l’étude de la logique et la condamnèrent avec une sévérité extrême ; ils la prohibèrent comme dangereuse et défendirent à qui que ce fût d’apprendre cet art ou de l’enseigner. Mais leurs successeurs, à partir d’El‑Ghazzali et de l’imam Ibn el­-Khatîb, se relâchèrent un peu de cette rigueur, et dès lors on s’y ap­pliqua avec ardeur. Un petit nombre de docteurs continue toutefois à pencher vers l’opinion des anciens, à montrer de la répugnance pour la logique et à la repousser de la manière la plus formelle. Nous allons exposer les motifs qui portaient les uns à favoriser cette étude, et les autres à la désapprouver, et nous ferons ainsi connaître les résultats auxquels ont abouti les doctrines professées par les sa­vants (des deux classes).
§  *114 Les théologiens qui inventèrent la scolastique, ayant eu pour but de défendre les dogmes de la foi par l’emploi de preuves intellec­tuelles, adoptèrent pour bases de leur méthode un certain nombre d’arguments d’un caractère tout particulier, et les consignèrent dans p.157 leurs livres. Ainsi, pour démontrer la nouveauté (ou non‑éternité, a parte ante) du monde, ils alarmèrent l’existence des accidents et leur nou­veauté ; ils déclarèrent qu’aucun corps n’en était dépourvu, et en ti­rèrent cette conséquence, savoir, que ce qui n’est pas dépourvu de nouveautés (ou d’accidents non‑éternels) est lui-même nouveau (non­-éternel). Ils mirent en avant l’argument de l’empêchement mutuel pour démontrer l’unité de Dieu [222] ; ils se servirent des quatre liens qui at­tachent l’absent au présent [223] pour démontrer l’éternité des attributs.
§  Leurs livres renferment plusieurs autres arguments de cette na­ture. Voulant ensuite appuyer leurs raisonnements sur une base solide, ils dressèrent un système de principes qui devait leur servir de fondement et d’introduction. Ils affirmèrent, par exemple, la réa­lité de la substance simple (des atomes), l’instantanéité du temps (c’est-à‑dire que les temps se composent d’une série d’instants), et l’exis­tence du vide [224]. Ils rejetèrent (l’opinion que) la nature (formait une loi immuable) et (celle de) la liaison intelligible des quiddités entre elles (niant ainsi la causalité). Ils déclarèrent que l’accident ne dure pas deux instants de temps (mais qu’il est créé de nouveau à chaque instant par la puissance toujours active de Dieu), et enseignaient que l’état, envisagé comme une qualité propre à tout ce qui existe, n’est ni existant p.158 ni non existant [225]. C’était sur ces principes et sur quelques autres qu’ils fondaient les arguments spéciaux dont ils se servaient.
§  Cette doctrine était déjà établie quand le cheïkh Abou ’l-Hacen (el­-Achari) et le cadi Abou Bekr (el‑Bakillani) et l’ostad (ou maître) Abou Ishac (el‑Isferaïni) enseignèrent que les arguments servant à prouver les dogmes étaient inverses (rétroactifs), c’est‑à‑dire que, si on les déclarait nuls, on admettait la nullité de ce qu’ils devaient démontrer. Aussi le cadi Abou Bekr regarda‑t‑il ces arguments comme tout aussi sacrés que les dogmes mêmes, et déclara‑t‑il qu’en les attaquant on attaquait les dogmes dont ils formaient la base.
§  Si nous examinons, toutefois, la logique, nous voyons que cet art roule entièrement sur le principe de la liaison intelligible (c’est-à‑dire que l’intelligence aperçoit d’une manière évidente qu’il y a liaison réelle entre la cause et l’effet) et sur celui de la réalité de l’universel naturel du dehors (les universaux objectifs), auquel doit cor­respondre l’universel (subjectif) qui est dans l’entendement et qui se partage en cinq parties bien connues, savoir : le genre, l’espèce, *115 la différence, la propriété et l’accident général. Mais les théologiens scolastiques regardaient cela comme faux et enseignaient que p.159 l’universel et l’essentiel étaient de simples concepts [226], n’ayant rien qui leur correspondît en dehors de l’entendement ; ou bien, disaient‑ils, ce sont des états [227]. La dernière opinion était, celle des scolastiques qui admettaient la doctrine des états. De cette manière se trouvaient anéantis les cinq universaux, les définitions dont ils sont les bases, les dix catégories et l’accident essentiel. Cela entraînait la nullité des propositions nécessaires et essentielles (les axiomes ou premiers prin­cipes), celles dont les caractères sont spécifiés, selon les logiciens, dans le Livre de la Démonstration (les derniers analytiques). La cause intelligible [228] disparaissait aussi, ce qui ôtait toute valeur au Livre de la Démonstration et amenait la disparition des lieux qui forment le sujet principal du Livre de la Controverse (les topiques), et dans les­quels on cherche le moyen qui sert à réunir les deux extrêmes du syl­logisme. Ainsi rien ne restait (de la logique), excepté le syllogisme formel (l’enthymème). D’entre les définitions (disparut) celle qui est également vraie pour tous les individus de la (catégorie) définie ; définition qui, n’étant ni trop générale ni trop restreinte, n’admet pas des individus étrangers à cette catégorie et n’en exclut aucune qui y appartienne. C’est la définition que les grammairiens appellent réunion et empêchement, et que les scolastiques désignent par le terme généralisation et conversion [229]. De cette façon on renversait toutes les colonnes de la logique.
§  p.160 Si (au contraire) nous admettons ces principes avec les logiciens, nous anéantissons une grande partie des principes que les scolas­tiques adoptèrent pour servir d’introduction à leurs doctrines, et cela amènerait nécessairement la ruine des preuves [230] au moyen des­quelles ils cherchèrent à démontrer la vérité des dogmes, ainsi que nous l’avons déjà dit. Aussi, les anciens scolastiques condamnèrent-ils absolument l’étude de la logique et déclarèrent que l’emploi de cet art était, soit une hérésie, soit un acte d’infidélité, selon le genre de preuve que l’on détruisait par son moyen.
§  Les scolastiques plus modernes, à partir d’El‑Ghazzali, (chan­gèrent d’opinion) ; ayant consenti à reconnaître que les preuves des dogmes n’étaient pas inverses, et que la nullité de la preuve n’en­traînait pas celle de la chose prouvée, s’étant aussi convaincus que *116 les logiciens avaient raison en ce qui regarde la liaison intelligible, l’existence des catégories [231] naturelles et l’existence des universaux en dehors de l’entendement, ils déclarèrent que la logique n’était pas contraire aux dogmes de l’islamisme, bien qu’elle n’admît pas certaines preuves qui avaient servi à démontrer ces dogmes. Ils al­lèrent même plus loin, et trouvèrent des arguments pour détruire un grand nombre des principes, qui formaient la base de la scolastique (ancienne). Aussi finirent‑ils par nier l’existence de la substance simple (les atomes) et du vide, et par admettre la durée de l’acci­dent, etc. Pour remplacer les principes qu’on avait employés (jus­qu’alors) dans le but de prouver la vérité des dogmes, ils en adoptèrent d’autres dont ils avaient reconnu l’exactitude par la spéculation et par le raisonnement. Ils déclarèrent même qu’en faisant ainsi ils ne por­taient aucune atteinte aux dogmes orthodoxes. El-Ghazzali professait la nouvelle doctrine, et ses disciples, jusqu’à nos jours, ne l’ont pas abandonnée.
§  Quand le lecteur aura considéré ce que nous venons d’exposer, il pourra distinguer à quelles sources les hommes savants (dans cette p.161 partie) ont puisé leurs doctrines et de quels lieux ils les ont tirées. Dieu est le guide dont le concours mène à la vérité.
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§  La physique.
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§  La physique est une science qui a pour objet le corps en tant qu’il éprouve du mouvement et du repos. Elle examine les corps célestes, les corps élémentaires et leurs produits, tels que l’homme, l’animal (irrationnel), le végétal, le minéral, ce qui se produit dans le sol en fait de sources et de tremblements de terre, ce qui a lieu dans le ciel en fait de nuages, de vapeurs, de tonnerre, d’éclairs et d’ouragans, etc. Elle s’emploie aussi pour faire reconnaître l’agent qui donne le mouvement aux corps, agent identique avec l’âme dans ses diverses espèces, savoir : l’âme humaine, l’âme animale et l’âme végétale.
§  Les livres composés sur cette matière par Aristote se trouvent entre les mains du public, ayant été traduits (en arabe) sous le règne d’El‑Mamoun et à la même époque que les autres traités sur les sciences philosophiques (des Grecs). (Les musulmans) composèrent *117 ensuite des livres sur le même plan, [à l’aide d’éclaircissements et d’explications (qu’ils avaient recueillis)] [232], et celui d’entre eux qui traita ce sujet de la manière la plus complète fut Ibn Sîna (Avi­cenne). Nous avons dit qu’il avait réuni, dans son Kitab es‑Chefa, les sept sciences philosophiques. Il dressa ensuite (deux) sommaires du même ouvrage, l’un intitulé Kitab en‑Nedja, et l’autre Kitab el‑Icharat (livre des indications). Il paraît y avoir eu pour but de combattre la plupart des doctrines émises par Aristote et de faire valoir ses pro­pres opinions. Ibn Rochd (Averroès, suivit une autre marche ; il) abrégea les traités d’Aristote et les commenta sans se mettre en op­position avec lui. On composa ensuite beaucoup d’ouvrages sur ce sujet ; mais ceux dont nous venons de parler sont jusqu’à présent p.162 les mieux connus et les plus estimés. En Orient, on étudie surtout le Kitab el‑Icharat d’Ibn Sîna, traité sur lequel l’imam Ibn el‑Khatîb a composé un bon commentaire. Nous avons d’autres commentaires sur le même ouvrage, dont l’un a pour auteur El‑Amedi, et l’autre Nasîr ed‑Dîn et‑Tousi surnommé El‑Khodja et natif d’Irac. Cet au­teur eut des discussions avec l’imam sur plusieurs questions qui se présentaient (dans l’Icharat) et l’emporta sur son adversaire par l’am­pleur de ses vues et la profondeur de ses investigations.
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§  La médecine.
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§  Cette science a pour objet le corps humain, sous le point de vue de la maladie et de la santé. Ceux qui la cultivent ont pour but de préserver la santé et de guérir les maladies au moyen de remèdes et d’aliments ; mais ils doivent connaître auparavant les maladies parti­culières à chaque membre du corps, les causes de ces maladies et les remèdes qu’il convient d’employer pour chacune d’elles. Pour juger d’un remède, il faut en connaître le tempérament et les vertus ; pour connaître une maladie, il faut en juger d’après les indices offerts par la couleur de la peau, par la surabondance des humeurs et par le bat­tement du pouls, symptômes qui font reconnaître que la maladie est arrivée à sa maturité et qu’elle est susceptible ou non suscep­tible d’un traitement thérapeutique. Dans le traitement qu’on emploie *118 alors [233], on tâche de seconder les forces de la nature ; car la nature préside aux deux états, celui de la santé et celui de la maladie ; aussi le médecin doit‑il l’imiter et la seconder autant qu’il le faut [234], en ayant égard à la nature de la maladie qu’il doit traiter, à la saison (de l’an­née) et à l’âge (du malade).
§  La science qui embrasse tout cela s’appelle la médecine. On a cependant composé des traités concernant les (maladies spéciales à certains) organes du corps, et fait ainsi, pour chaque organe, une p.163 science à part. Cela est arrivé pour l’œil, pour ses maladies et pour les collyres. On a ajouté à cette science la connaissance des fonctions des membres, c’est‑à‑dire du but pour lequel chaque membre du corps a été formé [235]. Bien que ces connaissances soient en dehors de l’objet de la médecine, on les a regardées comme formant un com­plément et une suite de cette science.
§  [Galien a composé sur cette matière un ouvrage très important et très instructif [236]] ; ce grand maître de l’art laissa des livres sur la médecine qui ont été traduits (en arabe). Il fut contemporain, dit­-on, de Jésus, sur lequel soit le salut [237] ! et mourut en Sicile, pendant qu’il parcourait le monde, après avoir quitté volontairement son pays natal. Ses écrits sur la médecine ont servi de manuel à tous les médecins venus après lui. Il y eut, parmi les musulmans, des méde­cins d’un talent hors ligne, tels qu’Er‑Razi [238], El‑Madjouci [239], Ibn Sîna (Avicenne) et autres. L’Espagne a produit un grand nombre de mé­decins, dont le plus illustre fut Ibn Zohr [240]. De nos jours, la médecine a beaucoup décliné dans les villes musulmanes, ce qui paraît avoir eu pour cause le déclin de la civilisation ; car c’est un art produit par les exigences du luxe et de la vie sédentaire.
§  Section. Les peuples nomades pratiquent une espèce de médecine *119 fondée ordinairement sur une expérience très limitée et sur (l’observation d’) un petit nombre de cas particuliers. Ces connaissances, qui leur sont venues comme un héritage de la part des anciens de la tribu et des vieilles femmes, peuvent être vraies jusqu’à un certain point, mais elles ne forment pas un système (régulier et) naturel, puisqu’elles ne dérivent pas de principes conformes au tempérament p.164 de l’homme. Les anciens Arabes possédaient beaucoup de ces no­tions médicales et avaient parmi eux plusieurs médecins célèbres, tels qu’El‑Hareth Ibn Kileda [241] et autres.
§  Les prescriptions médicales qui se rencontrent dans les recueils de traditions relatives au Prophète rentrent dans cette catégorie (incomplète) et ne font nullement partie de la révélation divine ; elles appartiennent à cette classe de connaissances ordinaires qui ont tou­jours eu cours chez les Arabes. On trouve dans les traditions plu­sieurs traits concernant le Prophète et qui correspondent à ses ha­bitudes et à sa constitution naturelle ; mais on ne nous les offre pas comme des règles auxquelles nous soyons tenus de nous conformer. Le Prophète eut pour mission de nous faire connaître les prescrip­tions de la loi divine et non pas de nous enseigner la médecine et les pratiques de la vie usuelle. On sait ce qui lui arriva quand il s’agissait de féconder des dattiers [242], et qu’il dit (à cette occasion) : « Vous savez mieux que moi ce qui se rattache à vos intérêts mon­dains. » On n’est donc pas obligé de croire que les prescriptions médi­cales rapportées dans les traditions authentiques nous aient été trans­mises comme des règles qu’il fallait observer ; rien dans ces traditions n’indique que cela soit ainsi. Il est vrai que si l’on veut employer ces remèdes dans le but de mériter la bénédiction divine, et qu’on les prenne avec une foi sincère [243], on pourra en retirer un grand bé­néfice ; mais ils ne font pas partie de la médecine proprement dite [244] ; ils sont tout au plus des indications qui attestent la vérité de la parole (du Prophète). Considérez, par exemple, l’emploi du miel pour guérir le mal de ventre [245]. Dieu dirige vers la vérité.
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§  L’agriculture.
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§  p.165 *120 L’agriculture, branche de la physique, est un art qui a pour objet les plantes, en tant qu’on peut employer des moyens pour les faire pousser et croître ; moyens qui consistent en arrosages, en soins assidus, en améliorations des terrains, [dans le choix des saisons convenables [246]] et dans l’application régulière des moyens qui les fassent prospérer et arriver à la perfection.
§  Les anciens s’appliquaient beaucoup à l’agriculture et étudiaient les plantes sous le point de vue le plus général ; ils s’occupaient de leur mise en terre, de leur multiplication, de leurs vertus, de leurs esprits (c’est‑à‑dire des esprits qui présidaient à leur croissance) et de la correspondance de ces (esprits) avec ceux des astres et de certains temples ; connaissances qui s’employaient dans l’art de la magie. Ce fut pour ce motif que les anciens attachaient une si grande impor­tance à l’agriculture.
§  Le livre dont on attribue la composition aux savants du peuple nabatéen, celui qui a pour titre l’Agriculture nabatéenne et qui fut un des ouvrages des Grecs que l’on traduisit (en arabe), renferme une foule de renseignements (touchant ces matières) ; mais les musulmans en ayant pris connaissance, et sachant que la porte de la magie était fermée pour eux et que l’étude de cet art leur était défendue, se bor­nèrent à en accepter la partie qui traitait des plantes sous le point de vue de leur mise en terre, des soins qu’on doit leur donner et de ce qui se présente dans de pareils cas ; aussi rejetèrent‑ils les p.166 passages qui traitaient de l’autre art (la magie). Ibn el‑Aouwam [247] fit un abrégé de ce livre, en se conformant au plan (que les musulmans avaient adopté), et dès lors l’autre branche de cet art [248], (c’est‑à‑dire la magie) tomba dans l’oubli. Maslema [249] en a cependant reproduit, dans ses écrits, les principaux problèmes, ainsi que nous l’indiquerons dans le chapitre où nous parlerons de la magie.
§  Les modernes ont composé beaucoup d’ouvrages sur l’agriculture, mais ils se sont bornés à parler de la mise en terre, du traitement *121 des plantes, des moyens qu’il faut employer pour les garantir contre les maladies et les accidents qui nuisent à leur croissance, etc.
§  On trouve de ces livres partout.
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§  La métaphysique (El‑ilahiya).
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§  Les personnes qui cultivent cette science disent qu’elle a pour ob­jet l’existence (ou l’être) absolue. Elle traite d’abord de ce qui est com­mun aux êtres tant corporels que spirituels, c’est‑à‑dire des quiddités, de l’unité, de la pluralité, de la nécessité, de la possibilité, etc. puis elle examine les principes d’où dérivent les êtres, principes qui sont spirituels ; ensuite elle cherche comment les êtres émanent de ces principes et dans quel ordre ils se présentent. Après cela, elle s’occupe des circonstances dans lesquelles l’âme se trouve lorsqu’elle a quitté le corps et est retournée à son origine. A les entendre, c’est une noble science qui procure la connaissance de l’être tel qu’il est, ce qui, selon leur opinion, est la source de la félicité suprême. Plus loin, nous réfuterons ces opinions.
§  La métaphysique tient, dans l’ordre que ces personnes ont assigné aux sciences, une place qui suit immédiatement celle de la physique, p.167 et c’est pour cette raison qu’elles l’ont nommée (la science) qui vient après la physique. Les traités composés sur ce sujet par le premier instituteur (Aristote) se trouvent entre les mains du public. Ibn Sîna (Avicenne) en a donné un précis dans son ouvrage intitulé Kitab es-­Chefa oua’n‑Nedja [250] et Ibn Rochd (Averroès), un des grands philo­sophes espagnols, en a fait aussi un résumé [251].
§  Quelques auteurs plus modernes avaient composé des traités sur les sciences enseignées par ces (philosophes) quand El‑Ghazzali réfuta leurs opinions, en même temps qu’il attaqua d’autres doctrines phi­losophiques.
§  Les scolastiques des derniers siècles mêlèrent les problèmes de la théologie scolastique avec ceux de la philosophie, parce que les mêmes questions se présentaient dans les deux sciences, que l’objet de la scolastique leur paraissait identique avec celui de la philosophie *122 et que les problèmes de l’une ressemblaient à ceux de l’autre [252]. De cette manière, les deux sciences en formèrent pour ainsi dire une seule. Après avoir changé l’ordre adopté par les philosophes pour la disposition des problèmes de la physique et de la métaphysique, ils les mêlèrent ensemble de manière à en former un système unique. Ils y ajoutèrent une introduction traitant, en premier lieu, des choses générales (des universaux), puis des êtres corporels et des choses qui en dérivent ; puis, des êtres spirituels et de ce qui s’y rattache, et continuèrent ainsi jusqu’à ce qu’ils eussent épuisé la matière. C’est ainsi que firent l’imam Ibn el‑Khatîb dans ses Mebaheth el‑Mochrikiya (investigations illuminatives [253]), et tous les grands docteurs de la p.168 scolastique venus après lui. Il en est résulté que les problèmes de la sco­lastique se trouvent confondus avec ceux de la philosophie et que les livres scolastiques sont tellement remplis de questions philosophiques qu’on serait porté à regarder les deux sciences comme identiques dans leurs objets et dans leurs problèmes.
§  Cette ressemblance n’est toutefois qu’apparente ; mais elle suffit pour tromper le public. En effet, les questions agitées par la scolas­tique consistent en dogmes puisés dans la loi révélée et (parvenus jus­qu’à nous) tels que les anciens musulmans les avaient transmis. Les premiers croyants ne s’adressèrent pas à la raison pour acquérir la certitude de ces dogmes ; ils ne pensèrent pas que l’emploi du raison­nement fût nécessaire pour en prouver la vérité et qu’ils devaient s’y fier comme à un appui indispensable. A leur avis, la raison n’avait rien à faire des dogmes ni des prévisions de la loi.
§  L’établissement des preuves (fondées sur la raison) fut adopté par les (premiers) scolastiques pour le sujet de leurs traités, mais il ne p.169 fut pas, comme chez les philosophes, une tentative pour arriver à la découverte de la vérité et pour obtenir, au moyen de la démonstra­tion, la connaissance de ce qui était ignoré jusqu’alors. Les scolas­tiques recherchaient des preuves intellectuelles dans le but de con­firmer la vérité des dogmes, de justifier les opinions des premiers musulmans et de repousser les doctrines trompeuses, que les nova­teurs avaient émises. Ceux‑ci prétendaient [254] que, pour constater la vérité des dogmes, on n’avait besoin que de preuves fournies par la raison, et cela après avoir reconnu que la vérité de ces dogmes était déjà établie par des preuves tirées de la foi, preuves qui avaient porté les anciens musulmans à les accueillir et à y croire.
§  Il y a donc une grande différence entre les deux systèmes. En effet, les perceptions recueillies par le législateur inspiré appartiennent à une sphère si vaste qu’elles l’emportent de beaucoup sur celles que les spéculations de la raison peuvent nous fournir ; elles leur sont bien supérieures et les embrassent toutes, parce qu’elles se puisent *123 dans les lumières de la divinité. Donc elles ne se laissent pas soumettre à une règle aussi étroite que celle de la spéculation, ni classer parmi les perceptions que tous les hommes peuvent obtenir. Aussi, quand le législateur nous a dirigés vers une perception (ou croyance), nous devons la préférer aux perceptions que nous avons recueillies nous‑mêmes, et nous y fier à leur exclusion ; nous ne devons pas chercher à en démontrer la vérité au moyen de la raison ni (à la concilier avec la raison) quand celle‑ci la repousse. Au contraire, nous devons croire avec une foi sincère à ce que le législateur nous a prescrit, admettre ses doctrines comme des connaissances certaines, nous abstenir de parler au sujet de dogmes que nous ne comprenons pas, nous en rapporter (pour leur vérité) au sentiment du législateur et mettre la raison de côté.
§  Ce qui porta les scolastiques à faire autrement, ce furent les nou­veautés spéculatives, émises par des gens impies dans les discours p.170 qu’ils dirigeaient contre les croyances que nous tenons des premiers musulmans. Cela décida les scolastiques à les réfuter par des argu­ments de la même espèce que ceux qu’ils avaient employés ; aussi se trouvèrent‑ils obligés de se servir de raisonnements tirés de la spécu­lation pour appuyer les croyances que les anciens nous ont transmises. Mais la scolastique n’a pas pour objet de rechercher la vérité ou la fausseté des problèmes qui appartiennent à la physique ou à la méta­physique ; de telles recherches ne sont pas de sa compétence. Quand on est bien convaincu de cela, on reconnaît clairement la différence qui existe entre la scolastique et la philosophie, bien que les modernes les aient confondues en une seule science, tant dans la théorie que dans leurs écrits. La vérité est que chacune d’elles diffère de l’autre par son objet et par les problèmes dont elle s’occupe. La confusion que nous venons de signaler provient de ce que (dans les deux sciences) les problèmes capables de démonstration sont les mêmes. L’esprit d’argumentation fut porté chez les scolastiques à un tel point qu’il semblait être un stimulant qui les poussait à chercher dans la raison les preuves de nos croyances. Mais ce n’est pas là le but de la scolastique ; elle ne doit servir qu’à réfuter les impies, car les doctrines dont elle s’occupe nous sont imposées par la loi comme vraies, et nous devons les reconnaître comme telles.
§  Il y avait dans les derniers siècles quelques Soufis à l’esprit exalté qui ne parlaient que de leurs extases et qui mêlaient les problèmes de la philosophie et de la scolastique à leurs propres doctrines de ma­nière à en faire un seul système [255]. Voyez, par exemple, leurs discours *124 sur le prophétisme, sur l’unification (de l’homme avec Dieu), sur l’établissement (de la divinité dans le corps de l’homme), sur l’iden­tité (du monde avec Dieu), etc. Mais le fait est que chacune de ces sciences a son domaine spécial et distinct, Les notions fournies par le soufisme se prêtent encore plus difficilement que les autres à une classification scientifique. Cela tient à ce que les Soufis prétendent p.171 résoudre tous les problèmes au moyen de perceptions obtenues par eux dans le monde spirituel, et qu’ils évitent l’emploi de la dé­monstration. Mais on sait combien les inspirations de ce genre diffè­rent des notions fournies par les sciences ; elles ne s’accordent avec celles‑ci ni dans leurs tendances ni dans leurs résultats. Nous avons déjà exposé ce fait et nous y reviendrons plus loin. Dieu dirige vers la vérité.
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§  La magie et la science des talismans.
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§  Ces sciences consistent en la connaissance de la manière dont on fait certains préparatifs au moyen desquels l’âme humaine acquiert le pouvoir d’exercer des influences sur le monde des éléments, soit directement, soit à l’aide de choses célestes. Cela s’appelle, dans le premier cas, magie ; et dans le second, science talismanique. Comme ces genres de connaissances ont été condamnés par les lois des divers peuples à cause du mal qu’ils produisent et de la condition imposée à ceux qui les cultivent de diriger leur esprit vers un astre ou quel­que autre objet plutôt que vers Dieu, les ouvrages qui en traitent sont extrêmement rares. Ce qui reste de ces sciences ne se trouve que dans les livres composés par les Nabatéens, les Chaldéens et autres peuples qui existaient avant la mission du prophète Moïse ; car les prophètes qui parurent avant lui ne promulguèrent pas de lois et n’apportèrent pas aux hommes des maximes de droit ; ils se bornèrent, dans leurs écrits, à faire des exhortations, à enseigner l’unité de Dieu et à parler du paradis et de l’enfer.
§  La magie et la talismanique existèrent chez les Assyriens et les Chaldéens qui habitèrent Babel, et chez les Coptes de l’Égypte. Ces peuples et d’autres encore possédaient des ouvrages qui en traitaient et laissèrent des monuments (qui s’y rapportent), mais un très petit nombre seulement de leurs écrits a été traduit (en arabe). Nous n’en possédons que le livre de l’Agriculture nabatéenne, rédigé par Ibn Ouahchiya d’après des traités composés par les gens de Babel [256]. Ce fut p.172 *125 à cette source qu’on puisa la connaissance de ces arts, et ce fut là qu’on les suivit dans leurs diverses ramifications. Plus tard on com­posa des ouvrages, sur cette matière, tels que les Volumes des sept astres, les livres de Tomtom l’Indien sur les Figures des degrés et des astres, etc. Ensuite parut en Orient Djaber Ibn Haïyan, le plus sa­vant musulman qui ait étudié la magie. Il feuilleta les écrits com­posés par les gens du métier, obtint la connaissance de leur art, et, l’ayant bien approfondi, en tira la partie essentielle. On a de lui plu­sieurs ouvrages, dans lesquels il s’étend longuement sur la magie et même sur l’alchimie, parce que cet art est une branche de la magie. En effet, les corps dont se composent les espèces ne se laissent trans­muer d’une forme en une autre que par des puissances psychiques ; l’art pratique n’y sert de rien. L’alchimie est donc une branche de la ma­gie, ainsi que nous le ferons voir encore dans un chapitre spécial.
§  Après Djaber Ibn Haïyan parut Maslema Ibn Ahmed el‑Madjrîti (de Madrid), le plus grand maître, en fait de mathématiques et d’opérations magiques, qui ait existé chez les musulmans espagnols. Il résuma le contenu de tous ces livres, en rédigea les principes dans un ordre systématique et réunit ensemble les divers procédés qu’ils renferment. De cette manière il forma le volume qu’il intitula Ghaïat el-Hakîm [257]. Personne après lui n’a écrit sur ces matières.
§  p.173 Je dois maintenant soumettre au lecteur quelques observations préliminaires, afin qu’il comprenne la véritable nature de la magie. p.174 Les âmes humaines, bien qu’elles forment une unité quant à l’espèce, se distinguent les unes des autres par leurs qualités individuelles. On peut donc les classer par catégories ayant chacune son caractère spé­cial et devant à une organisation naturelle et primitive les qualités qui la distinguent. Dans la classe des prophètes, les âmes ont la fa­culté de pouvoir [se dégager de la spiritualité humaine [258], afin d’en­trer dans la spiritualité angélique et de devenir ange pendant l’instant passager que dure cet état de dégagement. Voilà en quoi consiste la révélation, ainsi que nous l’avons indiqué en son lieu [259]. L’âme qui se *126 trouve dans cet état possède la faculté de] participer aux connais­sances propres à Dieu [260], de converser avec les anges, et d’obtenir, par une conséquence nécessaire, le pouvoir d’exercer une certaine influence sur les êtres créés. Chez les magiciens, l’âme a pour caractère distinctif la faculté d’influer sur ces êtres et d’attirer en bas la spiritualité des astres afin de s’en servir pour l’accomplissement de ses desseins. Cette influence s’exerce soit par une puissance appartenant à l’âme [261], soit par une puissance satanique : tandis que, chez les prophètes, elle dérive du Seigneur et se distingue par son caractère divin. Quant aux gens qui pratiquent la divination, leurs âmes ont, de même, un caractère spécial, celui de connaître les choses du monde invisible au moyen d’une puissance satanique. Ainsi chacune de ces classes a sa marque distinctive.
§  Les âmes de ceux qui pratiquent la magie peuvent se ranger en trois classes : la première comprend celles qui exercent une p.175 influence par la seule application de la pensée, sans avoir recours à aucun instrument ni à aucun secours (extérieur). C’est là ce que les philosophes désignent par le terme magie. Les âmes de la seconde classe agissent au moyen des secours qu’elles tirent du tempérament des sphères célestes et des éléments, ou bien au moyen des pro­priétés des nombres ; cela s’appelle l’art talismanique ; il occupe un degré inférieur à celui de la magie. Les âmes de la troisième classe exercent une influence sur les facultés de l’imagination : l’homme qui possède ce talent s’adresse à l’imagination du spectateur, et, agis­sant sur elle jusqu’à un certain point, lui fournit des idées fantastiques, des images et des formes ayant toutes quelque rapport avec le projet qu’il a en vue. Ensuite il fait descendre ces notions de l’imagination aux organes des sens, et cela au moyen de l’influence que son âme exerce sur ces (organes). Le résultat en est que les spectateurs voient ces formes paraître en dehors d’eux, bien qu’elles n’y soient pas. On raconte qu’un magicien faisait paraître des jardins, des ruisseaux et des kiosques dans un endroit où il n’en existait pas. Les philosophes désignent cette branche de l’art par les noms de prestige et de fantasmagorie.
§  Les qualités distinctives que nous venons d’énumérer existent vir­tuellement chez les magiciens, de même que toute faculté humaine existe virtuellement dans chaque homme ; mais, pour les mettre *127 en activité, il faut avoir recours à des exercices préparatoires. Dans la magie, ces exercices [262] se bornent à diriger la pensée vers les sphères, les astres, les mondes supérieurs et les démons, en leur donnant diverses marques de vénération, d’adoration, de soumission et d’humiliation. Cette direction de l’esprit vers un objet qui n’est pas Dieu, ces marques d’adoration qu’on donne à cet objet, sont des actes d’infidélité. Pratiquer la magie est donc un acte d’infidélité, car l’infidélité est une des matières, un des moyens que cet art met en œuvre.
§  p.176 D’après ce que nous venons d’exposer on comprendra une ques­tion que les casuistes ont souvent agitée : « La peine de mort infligée à un magicien est‑elle la conséquence de l’infidélité qui précède l’acte de magie, ou bien de la conduite perverse qu’il a tenue et du mal qui en est résulté pour les êtres ? » Car le magicien commet égale­ment ces deux crimes. Une autre question a suscité une diversité d’opinions chez les casuistes, savoir, la réalité de la magie. On sait que cet art, tel que les personnes des deux premières classes l’exercent, a une existence réelle et extrinsèque, tandis que celle de la troisième classe est sans réalité. Or quelques docteurs, ayant regardé aux deux premières classes seulement, ont admis la réalité de la magie ; d’autres, n’ayant observé que la troisième classe, ont été d’avis que cet art n’était qu’une illusion. Dans le fond, ils avaient tous raison, puisque la différence de leurs opinions provenait d’un [263] malentendu ; ils n’avaient pas bien reconnu les caractères distinctifs de chaque classe.
§  Nous assurons le lecteur que les hommes les plus intelligents n’ont jamais eu le moindre doute relativement à l’existence de la magie. Ils ont remarqué les effets qu’elle produit et que nous avons indiqués. D’ailleurs, il en est question dans le Coran (sour. II, vers. 96), où Dieu parle en ces termes : Mais les démons furent in­fidèles : ils enseignèrent aux hommes la magie et ce qui avait été révélé aux deux anges de Babel, Harout et Marout. Ceux‑ci n’instruisent per­sonne sans dire : « Certes, nous sommes ici pour te tenter ; ne sois donc pas infidèle. » On apprend d’eux les moyens de mettre la désunion entre *128 la femme et son mari, mais ils sont incapables de nuire à personne sans la permission de Dieu. Nous lisons aussi dans le Sahîh que le Prophète avait été ensorcelé au point de s’imaginer qu’il faisait ce qu’en réalité il ne faisait pas. Pour le fasciner ainsi on avait mis un charme dans un peigne, dans un flocon de laine et dans une spathe de dattier, et on l’avait caché dans le puits de Derouan (à Médine). Dieu envoya alors au Prophète les deux sourates préservatrices (la CXIIIe et la CXIVe), p.177 avec le verset : Et contre la méchanceté des (sorcières) qui soufflent sur des nœuds. — « Il prononça cette formule, dit Aïcha, sur chacun des nœuds qui avaient servi à l’ensorceler, et chaque nœud se défit aus­sitôt de lui-même. »
§  La pratique de la magie était très répandue chez les Chaldéens de la race nabatéenne et chez les Assyriens, peuples qui formaient la population de Babel. Le Coran en parle souvent, ainsi que l’histoire. Lors de la mission de Moïse, la magie jouissait d’un grand crédit à Babel et en Égypte ; aussi les miracles opérés par ce prophète étaient-ils du même genre que ceux dont les magiciens s’attribuaient la fa­culté et dont ils s’occupaient à l’envi. Les Berbi (anciens temples) de la haute Égypte offrent encore des traces de cet art et fournissent de nombreux témoignages de son existence. Nous avons vu, de nos pro­pres yeux, un de ces individus fabriquer l’image d’une personne qu’il voulait ensorceler. (Ces images se composent) de choses dont les qualités ont un certain rapport avec les intentions et les projets de l’opérateur et qui représentent symboliquement, et dans le but d’u­nir et de désunir, les noms et les qualités de celui qui doit être sa victime. Le magicien prononce ensuite quelques paroles sur l’image qu’il vient de poser (devant lui), et qui offre la représentation réelle ou symbolique de la personne qu’il veut ensorceler ; puis il souffle et lance hors de sa bouche une portion de salive qui s’y était ramassée et fait vibrer en même temps les organes qui servent à énoncer les lettres de cette formule malfaisante ; alors il tend au‑dessus de cette image symbolique [264] une corde qu’il a apprêtée pour cet objet, et y met un nœud, pour signifier [265] (qu’il agit avec) résolution et persis­tance, qu’il fait un pacte avec le démon qui était son associé dans *129 l’opération, au moment où il crachait, et pour montrer qu’il agit avec l’intention bien arrêtée de consolider le charme. A ces procédés [266] p.178 et à ces paroles malfaisantes est attaché un mauvais esprit qui, enve­loppé de salive, sort de la bouche de l’opérateur. Plusieurs mauvais esprits en descendent alors, et le résultat en est que le magicien fait tomber sur sa victime le mal qu’il lui souhaite [267].
§  Nous avons vu une personne qui pratiquait la magie, et qui n’avait qu’à diriger son doigt vers un habit ou une peau et marmotter quel­ques paroles, pour que cet objet se déchirât en morceaux. S’il fai­sait le même signe à des moutons dans un champ, leurs ventres cre­vaient à l’instant et les intestins tombaient par terre. On m’a raconté qu’il y a maintenant dans l’Inde des gens qui n’ont qu’à désigner un homme avec le doigt pour lui enlever le cœur ; cet homme tombe mort, on ouvre le corps pour y chercher le cœur ; mais il a disparu. Ils font le même geste en regardant une grenade ; on ouvre ensuite le fruit et l’on n’y trouve pas un seul grain. Nous avons entendu dire aussi que, dans le pays des Noirs et dans celui des Turcs, il y a des enchanteurs qui obligent les nuages à verser leurs pluies sur tel en­droit qu’on veut.
§  Disons encore que la pratique de l’art talismanique nous a fait reconnaître les vertus merveilleuses des nombres amiables [268] (ou sympa­thiques). Ces nombres sont ﻚﺭ et ﺪﻓﺮ , dont le premier est deux cent vingt et le second deux cent quatre‑vingt‑quatre [269]. On les nomme amiables parce que les parties aliquotes de l’un, c’est‑à‑dire la moitié, le quart, le sixième, le cinquième, etc. étant additionnées, donnent une somme égale à l’autre nombre [270]. Les personnes qui s’occupent des talismans p.179 assurent que ces nombres ont une influence (particulière, celle) d’éta­blir une union et une amitié étroite entre deux individus. Pour cela, on dresse un thème pour chaque individu, l’un sous l’ascendant de *130 Vénus, pendant que cette planète est dans sa maison [271] ou dans son exaltation [272] et qu’elle présente à la lune un aspect d’amour et de bien­veillance. Dans le second thème, l’ascendant doit être dans le septième (de l’ascendant) du premier individu [273]. Sur chacun de ces thèmes on inscrit un des nombres déjà indiqués, mais en attribuant le nombre le plus fort [274] à la personne dont on cherche à gagner l’amitié, c’est-à‑dire à l’objet aimé. Je ne sais si, par le nombre le plus fort on veut désigner celui qui énonce la plus grande quantité ou celui qui ren­ferme le plus de parties (aliquotes). Il en résultera une liaison si étroite entre les deux personnes qu’on ne saurait les détacher l’une de l’autre. L’auteur du Ghaïa et autres grands maîtres en cet art déclarent que cela [275] s’est vu confirmer par l’expérience.
§  Le sceau du lion, autrement appelé le sceau du caillou, produit le même effet. Pour le fabriquer, on dessine sur un moule (ou coin fait avec) du hind asbâ [276] la figure d’un lion qui dresse la queue et qui mord sur un caillou de manière à le casser en deux morceaux ; un serpent glisse d’entre ses jambes de devant et se retourne, la gueule béante, vers la bouche du lion ; sur le dos du quadrupède on met la p.180 figure d’un scorpion qui rampe. Pour fabriquer ce talisman, on at­tend que le soleil soit entré dans la première ou dans la troisième face [277] du (signe du) Lion, et que les deux grands luminaires se trouvent en bonne disposition et soient dépourvus de toute influence sinistre. Quand le moment favorable se présente, on frappe (avec ce coin) un (flan d’)or gros comme un mithcal [278] ou même d’une moindre dimen­sion ; on plonge (ensuite cette pièce) dans de l’eau de rose saturée avec du safran, (puis) on (la) retire (après l’avoir enveloppée) dans un chiffon de soie jaune. Selon les gens du métier, celui qui tient [279] ce talisman (dans la main) acquiert sur l’esprit du prince qu’il sert une influence sans bornes, s’empare de son affection et l’assujettit à sa volonté ; les princes acquièrent, par le même moyen, une influence énorme sur leurs sujets. Il est fait mention de ce talisman dans le *131 Ghaïa et dans d’autres ouvrages qui traitent de ces matières. L’exac­titude du fait est, du reste, constatée par l’expérience.
§  Il en est de même de l’amulette [280] sextuple qui se rapporte spéciale­ment au soleil. Voici ce qu’en disent les maîtres de l’art talismanique : « On le dresse au moment où le soleil, arrivé dans son exaltation [281], est dépourvu de toute influence nuisible, et que la lune, dépourvue aussi de toute mauvaise influence, est dans un ascendant royal, où l’on remarque que le seigneur du dixième [282] regarde le seigneur de l’ascendant avec un aspect d’amour et de bienveillance. (C’est le moment) où les p.181 nobles indications, celles qui concernent les nativités royales, sont exactes. Qu’il (l’amulette) soit plongé dans de l’eau parfumée et en­levé dans un chiffon de soie jaune. » — « Cet amulette, disent‑ils, in­flue sur les courtisans d’un souverain, sur ses serviteurs et sur ceux qui ont des rapports avec lui. »
§  Il y a beaucoup d’autres charmes de ce genre. Le Kitab el‑Ghaïa de Maslema Ibn Ahmed el‑Madjrîti en offre le recueil le plus complet : il indique les amulettes de toutes les espèces et discute les divers pro­blèmes qui s’y rattachent. Nous avons entendu dire que l’imam Fakhr ed‑Dîn Ibn el‑Khatîb composa, sur ce sujet, un ouvrage qu’il intitula Es‑Sirr el‑Mektoum (le secret caché). Ce volume, que nous n’avons jamais pu rencontrer, est, dit‑on, d’un emploi général en Orient, chez les gens qui s’occupent de talismans. On croit que l’imam n’était pas très habile dans cet art, mais il est possible qu’on se trompe.
§  On trouve dans le Maghreb une classe de gens qui se livrent aux pratiques de la magie et que l’on désigne par le nom de baadjîn (cre­veurs). Nous avons déjà mentionné que, pour déchirer un habit ou une peau, ils n’ont qu’à les désigner avec le doigt. Ils crèvent de la même manière le ventre des moutons. Il y a, de nos jours, un de ces hommes ; on l’appelle El‑Baadj, parce qu’il emploie ordinairement la magie dans le but de tuer le bétail. Il cherche ainsi à se faire craindre, afin d’obtenir des propriétaires une part du produit de leurs trou­peaux. Ceux qui lui font des cadeaux se gardent bien d’en parler pour ne pas encourir la sévérité du magistrat. J’ai rencontré plusieurs de *132 ces sorciers ; j’ai été témoin de leurs méfaits et je tiens d’eux‑mêmes qu’ils donnent à leur pensée une direction particulière et se livrent à des exercices d’un genre spécial [283], tels que des invocations impies et des tentatives pour associera leur œuvre la spiritualité des génies et des astres. Ils étudient un livre qui traite de leur métier et qui porte le titre d’El‑Khanzeriya (porcinarium[284]. Au moyen de ces exercices p.182 et de la direction qu’ils donnent à leur pensée, ils parviennent à faire les actes dont nous venons de parler. Leur pouvoir ne s’étend pas sur l’homme libre, mais il atteint les effets mobiliers, les bestiaux et les esclaves. Ils désignent ces objets par l’expression les choses pour les­quelles l’argent a cours, c’est‑à‑dire les diverses espèces de propriétés qui peuvent se vendre et s’acheter. Je tiens ces renseignements de quelques‑uns de ceux que j’ai interrogés. Leurs actes sont manifestes et réels ; en ayant vu un grand nombre, je ne conserve pas le moindre doute à cet égard. Voilà pour ce qui regarde la magie, les talismans et leur influence sur les choses de ce monde.
§  Les philosophes distinguent la magie de l’art talismanique, tout en affirmant que (les effets de l’un et de l’autre) sont également des impressions produites par l’âme humaine. Pour démontrer que la faculté de faire ces impressions existe dans les âmes, ils font observer que l’âme agit d’une manière surnaturelle, et sans l’emploi d’aucun moyen matériel, sur le corps qui la renferme. « Et de plus, disent­-ils, la nature de ces impressions dépend de l’état de l’âme ; tantôt, c’est la chaleur qui se produit dans le corps par suite d’un accès de joie et de gaieté ; tantôt, c’est la formation de certaines pensées dans l’esprit, ainsi que cela arrive par l’opération de la faculté qui forme des opinions. Ainsi l’homme qui se promène sur le haut d’un mur ou d’une montagne escarpée tombera bien certainement si l’opinion que ce malheur va lui arriver prend chez lui une certaine force. Aussi voyons‑nous beaucoup de gens se livrer à des exercices périlleux, *133 afin de s’habituer au danger et de se garantir contre l’influence de l’imagination. On les voit marcher sur le haut d’un mur ou sur le bord d’un précipice sans crainte de tomber. Il y a donc là une impression faite par l’âme qui, en subissant l’influence de la faculté qui forme les opinions, s’est figuré l’idée de tomber. Or, puisque l’âme peut agir de cette manière sur le corps auquel elle est jointe, et cela sans employer des moyens matériels et naturels, il est permis de croire p.183 qu’elle exerce une influence semblable sur d’autres corps que le sien. En effet, le rapport de l’âme à tous les corps, en ce qui regarde ce genre d’impression, est un et le même [285], car elle n’est pas fixée et scellée dans son propre corps (de manière à ne pas s’en détacher). Donc elle peut agir sur les autres corps. »
§  Voici, selon les philosophes, comment la magie se distingue de l’art talismanique : le magicien n’a pas besoin, dans ses opérations, d’un secours (extérieur), tandis que le talismaniste est obligé de se faire aider par les spiritualités des astres, les vertus occultes des nombres, les qualités essentielles des êtres et les positions de la sphère céleste, qui, selon les astrologues, exercent des influences sur le monde des éléments. « Dans la magie, disent‑ils encore, c’est un es­prit qui s’unit à un autre, et dans l’art talismanique, c’est un esprit qui s’unit à un corps. » Par ces mots, ils donnent à entendre que les natures supérieures et célestes se lient avec les natures inférieures. Les natures supérieures, ce sont les spiritualités des astres ; aussi, les personnes qui composent des talismans ont‑elles ordinairement re­cours aux pratiques de l’astrologie.
§  Les mêmes philosophes enseignent que l’art de la magie ne s’acquiert pas ; au contraire, disent‑ils, le magicien est créé avec une disposition spéciale pour l’exercice de ce genre d’influence. « Voici, ajoutent‑ils, comment un miracle opéré par un prophète peut se distinguer d’un effet de magie : chez le prophète, la puissance divine excite dans *134 l’âme la faculté de faire (sur les êtres) une impression miraculeuse ; il est donc aidé, dans cette opération, par l’esprit de Dieu. Le magi­cien, au contraire, agit de lui-même, par la puissance de sa propre âme, et, dans certains cas, avec le secours des démons. Il y a donc entre ces deux (classes d’hommes) une différence intelligible, réelle et essentielle.
§  De notre côté, nous indiquerons comment on peut distinguer entre un prophète et un magicien au moyen de signes extérieurs. Un mi­racle ne peut s’opérer que par un homme de bien et dans une bonne p.184 intention ; il ne peut procéder que d’une âme prédisposée à la vertu et doit être annoncé d’avance par le prophète comme preuve de sa mission. Quant à la magie, elle ne s’exerce que, par des hommes mé­chants, des âmes portées naturellement vers le mal [286], et elle produit ordinairement des effets nuisibles, comme, par exemple, la désunion mise entre deux époux ou le préjudice porté à ceux dont on est l’ennemi. Voilà, selon les philosophes théologiens, comment le mi­racle se distingue de l’acte de magie [287].
§  On trouve quelquefois chez les Soufis qui opèrent des prodiges par la faveur de Dieu, la faculté d’exercer une influence sur les choses de ce monde, influence qu’il ne faut pas confondre avec la magie. Elle se manifeste avec le concours de la divinité, vu que la profession et la voie (ou pratique) du soufisme est un reste et une suite du prophé­tisme. Dieu accorde aux Soufis un abondant secours ; il les aide selon la hauteur qu’ils ont atteinte dans la vie mystique, selon l’intensité de leur foi et leur attachement à la parole divine [288]. Si quelqu’un d’entre eux avait le pouvoir de mal faire, il ne l’exercerait pas : soit qu’il agisse, soit qu’il s’abstienne, il est lié par l’ordre de Dieu. Le Soufi ne fait jamais rien sans en avoir reçu l’autorisation ; s’il agissait autrement, il s’écarterait du sentier de la vérité et, décherrait très probablement du degré de spiritualisme auquel il était parvenu.
§  Puisque tout miracle s’opère avec le secours de l’esprit de Dieu et au moyen des influences divines, aucun effet de magie ne peut *135 lui résister. Voyez, par exemple, ce qui arriva aux magiciens de Pha­raon dans leur lutte avec Moïse : Son bâton avala ce qu’ils avaient con­trefait. (Coran, sour. VII, vers. 114). Leur magie disparut, anéantie comme si elle n’avait jamais existé. Pensez aussi au [289] verset que le Prophète reçut de Dieu avec les deux sourates préservatrices [290] : Et p.185 (délivre‑nous) de la méchanceté des (sorcières) qui soufflent sur des nœuds. — « Il récita cette formule, dit Aïcha, sur chacun des nœuds qui avaient servi à l’ensorceler, et chaque nœud se défit de lui-même. » La magie ne tient pas devant le nom de Dieu, pourvu qu’on l’invoque avec une foi sincère.
§  Les historiens racontent que, sur le Direfch Kavian [291], ou oriflamme de Chosroès (roi de Perse), on voyait l’amulette centuple formé de nombres [292]. On y avait brodé ce symbole sous certains ascendants de la sphère céleste, ascendants dont on avait attendu l’apparition avant de commencer le travail. Lors de la déroute totale de l’armée persane à Cadéciya et la mort de Rostem sur le champ de bataille, on trouva l’étendard, qui était tombé par terre. Selon les personnes qui s’oc­cupent de talismans et d’amulettes, cette figure avait pour but d’assu­rer la victoire à l’étendard qui la porterait ou qui serait auprès d’elle ; jamais cet étendard ne devait reculer. Cette fois‑ci, il rencontra un obstacle dans la puissance divine, dans la foi qui animait les anciens Compagnons du Prophète et dans leur attachement à la parole de Dieu. Par cette parole, chaque nœud de la magie fut brisé et ce qu’on avait opéré demeura anéanti. (Coran, sour. VII, vers. 115.)
§  La loi divine ne fait aucune distinction entre la magie, l’art talis­manique et celui des prestiges ; elle les range tous dans la catégorie des choses défendues. Le législateur autorise tout ce qui dirige nos pensées vers la religion, parce qu’elle nous assure le bonheur dans l’autre vie ; il permet les actes qui, en nous procurant la nourriture, p.186 assurent notre bien‑être en ce monde. Quant aux actes qui ne nous regardent pas sous ces deux rapports, ils peuvent se classer ainsi *136 ceux qui sont plus ou moins nuisibles, la magie, par exemple, qui produit réellement le mal ; l’art des talismans, dont les effets sont identiques avec ceux de la magie ; et l’astrologie, art dangereux par son caractère parce qu’il enseigne à croire aux influences (des astres) et porte atteinte aux dogmes de la foi en attribuant les événements (de ce monde) à un autre que Dieu. Toutes ces pratiques sont con­damnées par la loi à cause de leur affinité avec le mal. Quant aux actes qui ne nous intéressent pas et qui ne renferment rien de mal, l’homme qui s’en abstient ne s’éloigne pas de la faveur divine : le meilleur témoignage qu’on puisse donner de sa soumission à la volonté de Dieu, c’est de s’abstenir des actes qu’on n’a aucun intérêt à accomplir. La loi a donc rangé la magie, les talismans et les prestiges dans une seule catégorie, à cause du mal qui leur est inhérent ; elle les a spécialement défendus et condamnés.
§  A la manière dont les philosophes prétendent distinguer entre un miracle et un effet de magie, on peut opposer celle des théologiens scolastiques : « Voyez, disent‑ils, s’il y a un tahaddi », c’est‑à‑dire une déclaration préalable de l’arrivée d’un miracle conforme à ce qu’on annonce [293]. Ils enseignent aussi l’impossibilité d’un miracle qui vien­drait confirmer un mensonge : « La simple raison, disent‑ils, nous in­dique que la qualité essentielle d’un miracle, c’est de confirmer une vérité ; si un miracle avait lieu pour appuyer un mensonge, le (prophète) véridique serait changé en menteur ; ce qui est absurde. Il faut donc admettre, comme un principe absolu, qu’un miracle ne peut jamais s’opérer pour accréditer un mensonge. »
§  Nous avons déjà mentionné que les philosophes (musulmans) met­tent entre les miracles et les effets de la magie la même distance qui sépare les deux extrêmes du bien et du mal. Le magicien est donc incapable de produire le bien ou d’employer son art dans une bonne p.187 intention ; celui, au contraire, qui fait des miracles n’a pas le pouvoir d’opérer le mal, ni de faire usage des moyens qui puissent le causer. Donc les prophètes et les magiciens se trouvent placés, par leur ca­ractère inné, à deux extrémités opposées, dont l’une est le bien et l’autre le mal.
§  (Section.) *137 Les effets produits par le mauvais œil se rangent parmi les impressions qui résultent de l’influence de l’âme. Ils procèdent de l’âme de l’individu doué de la faculté du mauvais œil et ont lieu quand il voit une qualité ou un objet dont l’aspect lui fait plaisir. Son admiration devient si forte qu’elle fait naître chez lui un sentiment d’envie joint au désir d’enlever cette qualité ou cet objet à celui qui le possède. Alors paraissent les effets pernicieux de cette faculté, c’est‑à‑dire du mauvais œil, faculté innée, qui tient à l’organisation de l’individu. Ces effets diffèrent de tous les autres qui se produisent par l’influence de l’âme : ils dérivent d’une faculté innée qui ne reste pas inerte, qui n’obéit pas à la volonté de celui qui la possède, et qui ne s’acquiert pas. Les autres impressions produites par l’âme dépendent de la volonté de celui qui les opère, bien qu’elles pro­cèdent d’une faculté non acquise (c’est‑à‑dire innée). La disposition innée (de l’individu) est (donc) capable de produire certaines im­pressions, mais elle n’est pas (toujours) la puissance qui les effectue. Voilà pourquoi l’homme dont le mauvais œil a causé la mort de quel­qu’un n’encourt pas la peine capitale, tandis que celui qui ôte la vie à son semblable par l’emploi de la magie ou des talismans [294] est condamné au dernier supplice. En effet, un malheur causé par le mauvais œil ne provient pas de l’intention de l’individu, ni de sa volonté, ni même de sa négligence ; cet homme est formé par la na­ture [295] de manière que ces impressions procèdent de lui (sans le con­cours de sa volonté). Au reste, Dieu le Très Haut en sait plus que nous.




[1] Le commencement de ce chapitre a été traduit par M. de Sacy et inséré dans la notice des Vies des soufis, par Djamê. (Voy. Notices et Extraits, t. XII, p. 298.) Je reproduis ici cette traduction avec quel­ques modifications.
[2] Les deux termes s’emploient indiffé­remment pour désigner les mystiques. M. de Sacy en a déjà fait la remarque.
[3] J’ai déjà parlé de ce célèbre hagio­graphe ; voyez la 1e partie, p. 456.
[4] Certains pauvres musulmans, contem­porains de Mohammed, dormaient dans la mosquée de Médine pendant la nuit, et se tenaient assis sur une banquette, à l’extérieur de la mosquée, pendant le jour. Abou Horeïra l’aveugle, ce Compagnon et protégé de Mohammed, qui nous a transmis tant de traditions dont plusieurs sont évidemment mensongères, était un des gens de la banquette ou sofa (en arabe soffa).
[5] Selon M. de Sacy, le mot ﺪﺠﺍﻮﻣ est le pluriel de ﺪﺠﻮ .
[6] L’auteur aurait dû écrire ﻩﺭﻛﻓﻭ ﺭﻛﻔﻠﺎﺒ  « par la réflexion, et cette réflexion », etc. (Voy. ce qu’il a dit à ce sujet dans la 2e partie, p. 425)
[7] Voyez la 2e partie, p. 426.
[8] Littéral. « une espèce ».
[9] Il faut insérer ﻻ entre ﻥﺍ et ﻥﻭﻜﺗ . Les manuscrits C et D et l’édition de Boulac offrent la benne leçon. Le traducteur turc l’a adoptée.
[10] C’est‑à‑dire une modification qu’elle éprouve.
[11] Le terme employé ici est tauhîd. Plus loin on le verra prendre une autre signification, celle de l’unification ou identité de l’homme avec Dieu.
[12] C’est‑à‑dire, les modifications durables et passagères de l’âme. (S. de S.) — Voy. ci-dessus, p. 87.
[13] Littéral. « les fruits ».
[14] Selon l’auteur du Tarîfât, le terme ﺓﺪﺭﺍﻭ désigne toutes les idées des choses du monde invisible qui surviennent dans le cœur de l’homme sans aucun effort de sa part.
[15] C’est‑à‑dire, par une lumière inté­rieure qui est une sorte d’inspiration divine. (S. de S.)
[16] Dans les extases, l’âme reçoit des révélations ; telle est l’opinion des Soufis.
[17] Dans le style des Soufis, le mot ﻞﺎﺟﺭ (hommes) est souvent employé pour dire : les hommes distingués par leur avancement dans la vie spirituelle. (S. de S.)
[18] Abou Abd Allah el‑Hareth Ibn Aced el‑Mohacebi, auteur d’un traité renfermant la biographie des Soufis et l’exposition de leur doctrine, mourut l’an 243 (857‑858 de J. C.).
[19] Voyez la 1e partie, p. 456, note 1.
[20] Abou Hafs Omar es‑Sohrewerdi, grand maître des Soufis de Baghdad et auteur du célèbre traité intitulé Aouaref el-Maaref (les dons de connaissances spirituelles), mourut dans cette ville, l’an 632 de l’hégire (1234 de J. C.).
[21] L’Ihya oloum ed‑dîn (réanimation des sciences religieuses) remplit deux gros volumes. M. Gosche a donné la liste des chapitres de cet ouvrage dans sa notice sur El‑Ghazzali. (Voy. Mémoires de l’Académie de Berlin pour l’an 1858.)
[22] Le terme arabe est ﻒﺷﻛ (kechf). Je le rendrai dorénavant par dégagement.
[23] Le terme arabe est dikr (souvenir). Il consiste maintenant chez les Soufis et der­viches en la récitation du chapelet et des litanies, accompagnée de mouvements de corps très désordonnés. On trouvera dans l’ouvrage de M. Lane, intitulé, Modern Égyptians, une description détaillée de ces pratiques.
[24] J’ai déjà fait remarquer que l’auteur emploie les termes ﺡﻭﺭ et ﺲﻔﻨ pour dé­signer l’âme de l’homme.
[25] La signification du mot ﻰﻨﺪﻠ est expli­quée dans la 1e partie, p. 202, note 1.
[26] Le mot ﺡﺗﻓ (ouverture) est employé dans ce langage pour désigner toutes sortes de faveurs extraordinaires que Dieu accorde aux mystiques fort avancés dans la vie spirituelle. Cette expression vient de ce que pour dire Dieu lui accorde des bienfaits, on dit : Dieu lui ouvre la porte des bienfaits. (S. de S.) Il signifie aussi des émanations subites et inattendues de la part du premier agent, c’est‑à‑dire de Dieu.
[27] Cet horizon est la station la plus élevée à laquelle l’âme puisse atteindre.
[28] Le mot  ﺔّﻣﻫ est souvent employé dans les écrits des mystiques, pour signifier les vœux, les prières ou les bénédictions qu’un personnage réputé saint fait pour le succès d’une entreprise quelconque, et qui doi­vent en faciliter ou en assurer la réussite. (S. de S.)
[29] Ce mot est mis ici pour la rime ; dans le langage des Soufis il ne paraît pas avoir une acception particulière.
[30] Selon l’auteur du Tarîfat, le mot ﺔﻳﻨﺍﺪﺟﻮ signifie ce qui s’aperçoit au moyen des sens intérieurs ﺔﻨﻂﺎﺑﻠﺍ  ﺲﺍﻭﺣﻠﺎﺒ  ﻪﻜﺮﺪﻣ  ﻥﻭﻛﻳ  ﺎﻣ — Ici finit l’extrait publié par M. S. de Sacy. Tout ce qui suit dans l’édi­tion de Paris, à partir du mot ﺖﺎﻳﻨﺍﺪﺠﻭﻠﺍ , jusqu’au mot ﺎﻣﺒﺭﻮ , dans l’avant‑dernière ligne de la page 68, ne se trouve que dans le manuscrit A. Le traducteur turc a re­produit cette addition sans aucune obser­vation ; j’ai mis entre des crochets les para­graphes dont elle se compose.
[31] Lisez ﻼﻴﺼﻔﺗ .
[32] Je lis ًﻻّﻭﺍ à la place de ﻻﻭﺍ , comme l’a fait le traducteur turc, qui a rendu ce mot par le terme équivalent, ﺍﺪﺗﺒﺍ .
[33] Lisez ici ﻩّﺪﺿﻮﺍ , ainsi que dans la ligne qui précède.
[34] Hadji Khalifa ignorait la date de la mort de ce docteur, qu’il appelle Abd Allah Ibn Mohammed el‑Fihri et‑Tilimçani (natif de Tlemcen) ; mais il nous apprend qu’outre le commentaire sur le Lomâ il en composa un autre sur le Maalem de Fakhr ed‑Dîn er‑Razi.
[35] Le terme arabe est ﺔﻴﻮﻫ ; pour le rendre en français, il faudrait inventer un mot comme ipséité.
[36] Littéral. « les gens de la vérité ».
[37] Voy. 1e partie, p. 456, note 1.
[38] Voy. ibid. p. 104.
[39] L’idée d’unification s’exprime en arabe par le mot taouhîd, qui signifie aussi con­fesser l’unité de Dieu. Les Soufis adoptèrent ce terme précisement à cause de sa double signification et parce que, pour les profanes, il n’impliquait aucune autre idée que celle de la conviction de l’unité de Dieu. Ce fut là une supercherie qui déjà se laisse entrevoir dans les observations d’Ibn Khaldoun et qui est maintenant bien cons­tatée. Djamé, le célèbre poète mystique, a évidemment compris la signification que les Soufis des hauts grades assignaient au mot taouhîd, mais il s’est efforcé de la dé­guiser. (Voy. Notices et Extraits, t. XII, p. 345 et suiv.) Cette équivoque ne sau­rait se rendre dans une traduction.
[40] Voy. la 1e partie, p. 199.
[41] Pour rendre le texte arabe intelligible il faut insérer le mot ﺎﻬﻠ avant ﺪﻮﺠﻮ ).
[42] Fin de l’addition fournie par le ma­nuscrit A, et adoptée par le traducteur turc.
[43] Pour ﺖﺍﺪﻮﺠﻮﻣﻠﺍ ﻒﺷﻜ ﻰﻓ ﻚﻠﺬ , lisez ﺪﻮﺠﻮﻣﻠﺍ ﻒﺷﻜ ﻚﻠﺬ ﻰﻓ .
[44] Quelques Soufis regardaient comme des apparences ﺭﻫﺎﻅﻣ ( φαινόμενα) tout ce qui compose le monde sensible. — Dans l’édition de Paris la même phrase se trouve répétée sous une autre forme plus simple ; mais cela provient du copiste, qui a repro­duit, sans y faire attention, le texte de la rédaction primitive que l’auteur avait sup­primée ; aussi faut‑il biffer les dernières lignes de la page, à commencer par le mot ﺎﻣﺒﺭﻮ , dans l’avant‑dernière ligne, et à finir par ﻪﻗﻳﺎﻗﺣ , dans la dernière ligne. Le traducteur turc n’a reconnu que la nou­velle rédaction.
[45] Selon Hadji Khalifa, Mohammed Ibn Ahmed el‑Ferghani mourut postérieurement à l’année 700 (1300). Ce fut lui qui, le premier, composa un commen­taire sur le Taïya d’Ibn el‑Fared.
[46] Le grand poète mystique Omar Ibn el‑Fared mourut au Caire, l’an 632 (1235 de J. C.). Sa célèbre cacîda ou poème sur le soufisme, intitulée Taïya, a été publiée par M. de Hammer en 1854. M. Grangeret de Lagrange a publié d’autres poèmes du même auteur dans son Anthologie arabe, et M. de Sacy eu a donné d’autres dans le troisième volume de sa Chrestomathie arabe. La collection complète des poèmes d’Ibn Fared, avec un double commen­taire, a été imprimée à Marseille en 1855, par les soins de Rochaïd Dahdah ; 1 vol, in‑8° de 608 pages.
[47] J’ai dû inventer les mots unitisme et unéité pour représenter les termes ﺔﻳﻨﺍﺪﺣﻮ (ouahdaniya) et ﺔﻳﺪﺣﺍ (ahdïya) ; le mot ﺓﺩﺤﻮ (ouehda) signifie unité.
[48] Je lis ﺭﻅﻬﻣ avec les manuscrits C et D, l’édition de Boulac et la traduction turque.
[49] Selon El‑Djordjani, la hadra, ou pré­sente amaïenne, est le degré de l’unité (ouehdiya), c’est‑à‑dire, probablement, le plus haut degré de l’échelle des manifes­tations divines. Selon un auteur cité dans le Dictionary of technical terms, cette pré­sence est la vérité des vérités, qui n’a pour attribut ni la nature de l’Être divin (hakkiya) ni celle des êtres créés (khalkiya). C’est une essence simple, etc..… et, sous un certain rapport, elle est la contre‑partie de l’unité. Le terme amaïenne (ﺔﻳﺋﺎﻣﻋ) dérive de amâ (ﺀﺎﻣﻋ) « nuage élevé ».
[50] Pour ﺔﻴﺪﺣﻣﻠﺍ , lisez ﺔﻴﺪﻣﺣﻣﻠﺍ .
[51] Par le mot présence (hodour) doit s’en­tendre une manifestation de la divinité. Il y a plusieurs degrés de présence, selon la doc­trine des Soufis exaltés. Le terme hébaïenne (ﺔﻴﺋﺎﺒﻫ) est dérivé de hebâ, mot servant à désigner les atomes ou grains de poussière qui flottent dans l’atmosphère d’une chambre éclairée par un rayon de soleil. Il est employé par les mystiques pour dé­signer la manifestation par laquelle Dieu crée les choses avec la matière abstraite (ύλη), qu’il convertit en substance par l’adjonction de la forme. « Le hebâ, dit l’auteur du Tarîfat, est cela dans lequel Dieu a ouvert (a produit à l’improviste) les corps de l’univers, bien qu’il (ce hebâ) n’ait aucune existence propre, excepté par les formes que Dieu a ouvertes en lui. On le désigne par le mot anca (phénix), parce qu’on en parle, bien qu’il n’ait pas une existence réelle. »
[52] Pour ﺭﺩﻗﻴ , lisez ﺭﺪﺘﻗﻳ .
[53] Selon les Soufis, le terme ﺓﺩﻫﺎﺷﻣﻠﺍ , car c’est ainsi qu’il faut lire dans le texte arabe, désigne l’acte de contempler les choses en suivant les indications de la confession de l’unité ; ce qui paraît signi­fier : « voir les choses en Dieu, de même qu’on voit Dieu dans les choses. »
[54] L’édition de Boulac et la traduction turque portent Dihcan ﻥﺎﻗﻫﺪ . J’ai cherché inutilement les deux noms dans les listes de Hadji Khalife et de Djamê.
[55] Voy. la 1e partie, p. 100.
[56] Variante : « Dihcan ».
[57] En arabe ﻥﻳﻘﻘﺣﻣﻠﺍ (vérificateurs), terme qui paraît désigner, dans le langage des Soufis, les personnes qui sont arrivées à la connaissance des grandes vérités.
[58] Littéral. « le connaissant vérificateur ».
[59] Littéral. « les degrés des gens de cette voie ». Dans le texte arabe il faut lire ﺔﻗﻳﺭﻃﻠﺍ à la place de ﻕﻳﺭﻃﻠﺍ .
[60] Abd Allah Ibn Mohammed Ibn Ismaïl el‑Ansari, surnommé El‑Herouï (natif ou originaire de Herat), soufi célèbre et docteur de l’école hanbelite, mourut l’an 481 (1088-1089 de J. C.). Son ou­vrage intitulé Menazil es‑Saïrîn (lieux de halte pour ceux qui marchent (dans la voie de la dévotion) jouit d’une grande réputa­tion et a eu plusieurs commentateurs.
[61] Voy. la 2e partie, p. 191.
[62] Voy. ibid. p. 192.
[63] Voy. ci-devant, p. 98.
[64] Le Kitab el‑Icharat oua’t‑tenbîhat (li­vre d’indications et d’avertissements), petit manuel de logique et de métaphy­sique composé par le célèbre Avicenne, a eu un grand nombre de commentai­res. L’auteur mourut l’an 438 (1037 de J. C.). La vie d’Avicenne se trouve dans Ibn Khallikan, tome I de ma traduction, page 440.
[65] Voy. la 2e partie, p. 168.
[66] Ibid. p. 191.
[67] La conduite de la plupart des Com­pagnons, et surtout celle de leurs chefs, prouvent directement le contraire. Par leur ambition et leur cupidité ils plongèrent les musulmans dans une guerre civile, qui fut le salut du christianisme.
[68] Ce passage manque dans les manus­crits C et D, et dans l’édition de Boulac. Il se trouve dans le manuscrit A et dans la traduction turque.
[69] C’est‑à‑dire entre le sens littéral et le sens allégorique des textes sacrés.
[70] Voyez la 1e partie, p. 89, et Coran, sour. II, vers. 252.
[71] C’est‑à‑dire de ceux qui connaissaient la vérité, des initiés dans l’ordre.
[72] Ce personnage m’est inconnu ; El­-Maccari, l’historien de l’Espagne, n’en parle pas.
[73] Le mot ﻰﻠﻋ est de trop.
[74] Djamê a donné ces vers, avec une seule variante de peu d’importance, dans son Nefehat el‑Ins. M. de Sacy les a re­produits dans sa notice sur ce traité. (Voy. Notices et Extraits, t. XII, p. 352, 391).
[75] Littéral. « la négation de la réalité (aïn) de la nouveauté par l’affirmation de la réalité de l’Éternel. »
[76] Le terme employé ici est ﺔﻳّﻨﺃ ; (Voy. le Maimonide de M. Munk, vol. I, p. 241.)
[77] Le terme présence du sens sert à dé­signer ces manifestations de la divinité, dont l’homme ne s’aperçoit qu’au moyen de son sens intérieur. (Voy. ci-devant, p. 99.)
[78] Il faut lire, dans ce passage, ﺪﻮﺟﻮﻮ à la place de ﺪﻮﺟﻮ , ﻢﻫ à la place de ﻢﻫﻭ , et ﻝﻼﻅﻠﺍ à la place de ﻝﻼﻀﻠﺍ.
[79] Poète célèbre et auteur d’une des sept Moallacas.
[80] Pour ﺪﺠﻮﻣ , lisez ﺪﺣﻮﻣﻮ , correction autorisée par les manuscrits C et D.
[81] Pour ﺪﻭﺑﻌﻣ , lisez ﻩﺪﻭﺑﻌﻣ . Toutes ces corrections sont autorisées par le manus­crit C et par la traduction turque. Le paragraphe entier est omis dans l’édition de Boulac.
[82] Pour ﻚﻟﺬ ﻞﻣﺤ , lisez ﻚﻟﺬ ﻰﻠﻋ ﻞﻣﺤ avec les manuscrits C et D, et la traduc­tion turque.
[83] En arabe ﺔﻳﻌﻔﺷ . Ce terme signifie, dans le langage des Soufis, que Dieu et le monde font la paire. Il désigne donc une espèce de dualisme.
[84] C’est‑à‑dire « Dieu entendait par mes oreilles et voyait par mes yeux. » A la place de ﺕﻨﻜ ﻪﻠﻭﻗﺒ , on lit dans les manuscrits ﺕﻨﻜﺒ , ce qui signifie la même chose.
[85] Celui-ci est le personnage dont notre auteur parle si souvent dans son autobiogra­phie.
[86] Pour ﺔﺒﺴﺎﺣﻣ , lisez ﺔﺒﺴﺎﺣﻣ ﻮ .
[87] Voy. la 1e partie, p. 191.
[88] L’explication du mot ﻯّﺪﺣﺗ  se trouve dans la 1e partie, p. 190 et suiv.
[89] Ceci fait voir que, dans la première partie, les mots ﺲﻓﻨﻠﺍ ﺖﺎﻔﺼ ont été mal rendus par les attributs de l’âme. (Voy. p. 192, l. 11 de la traduction. J’aurais dû écrire : « les qualités essentielles du miracle seraient changées en leurs contraires. » Le mot ﺲﻓﻨﻠﺍ est employé là pour ﺓﺯﺠﻌﻤﻟﺍ ﺎﺳﻔﻨ, c’est‑à‑dire l’individualité du mi­racle, le miracle même.
[90] Voy. ci-devant, p. 64 et suiv.
[91] Soufi célèbre qui mourut en 261 (874‑875 de J. C.). Ibn Khallikan lui a consacré un article dans son dictionnaire biographique. (Voy. ma traduction de cet ouvrage, vol. I, p. 662.)
[92] Les manuscrits C et D et l’édition de Boulac portent ﺔﻔﻮﺼﺗﻣﻠﺍ , à la place de ﺔﻳﻔﻮﺼﻠﺍ.
[93] El‑Halladj fut mis à mort l’an 309 (922 de J. C.). Une de ses paroles était : Je suis la vérité, c’est‑à‑dire, je suis Dieu. Il disait aussi : Quand tu me vois, tu le vois, et quand tu le vois, tu nous vois. On trouvera l’histoire de son procès dans la traduction d’Ibn Khallikan, volume I. p. 423.
[94] Je lis ﻕﻓﻮﻣﻠﺍ ﻪﻟﻟﺍﻮ avec les manuscrits C et D, l’édition de Boulac et la traduc­tion turque. L’édition de Paris donne la leçon du manuscrit A, laquelle signifie : Dieu connaît la vérité de la chose. Mais cette expression ne s’emploie qu’en parlant des choses au sujet desquelles on entretient des doutes ; et Ibn Khaldoun, qui avait des idées bien arrêtées au sujet du sou­fisme et qui croyait aux perceptions re­cueillies dans le monde invisible, ne pou­vait terminer son chapitre sur ce sujet par une phrase de ce caractère
[95] C’est‑à‑dire l’ancien système.
[96] Voy. la 1e partie, p. 215.
[97] Littéral. « le monde de la chose ».
[98] Le mot ﻪﻨﻣ est inutile et ne se trouve ni dans l’édition de Boulac ni dans les ma­nuscrits C et D.
[99] Les deux paragraphes suivants ne se trouvent que dans le manuscrit A et dans la traduction turque.
[100] Lisez ici et dans la ligne précédente ﻰﺋﺍﺭﻟﺍ (le voyant) à la place de ﻯﺍﺭﻟﺍ. Cette correction est justifiée par la traduction turque.
[101] Littéral. « que la négligence et l’oubli ne sauraient l’effacer ».
[102] Littéral. « et n’est pas soumise à un ordre ».
[103] L’auteur a déjà cité cette tradition dans ce chapitre et dans la 1e partie, p. 213.
[104] Pour ﻯﺍﺭﻤﻠﺍ , lisez ّﻯﺀﺭﻤﻠﺍ .
[105] Célèbre traditionniste et interprète de songes. Il mourut l’an 110 (729 de J. C.). Le traité d’onéirocritique qui porte son nom ne me paraît pas authentique.
[106] Haddji Khalifa nous apprend, dans son dictionnaire bibliographique, articles El‑Eïchara ila eïlm il‑eïbara, et Kitab et-Tabîr, que cet auteur portait le surnom d’Abou Ishac. Il paraît avoir ignoré la date de sa mort. Selon M. Wüstenfeld, dans son Histoire des médecins arabes (en alle­mand), page 11, Abou Ishac el‑Kermani vivait vers le commencement du IIIe siècle de l’hégire.
[107] Selon Haddji Khalifa, ce personnage se nommait Abou Abd Allah Mohammed Ibn Omar es‑Salemi, mais il n’indique pas l’année de sa mort. Es‑Salemi avait refondu l’ouvrage d’El‑Kermani dans un volume renfermant cinquante chapitres.
[108] Je lis ﺎﻫﺭﺼﺧﺍﻮ , avec le traducteur turc, qui a rendu ce mot par ﺭﺼﺗﺧﻤ . Le passage manque dans l’édition de Boulac et dans les manuscrits C et D.
[109] Le terme arabe hikma est l’équivalent exact du terme exotique filsefya (philoso­phique). L’auteur les emploie ici tous les deux.
[110] Il faut lire ﻪﺗ ﺪﻳﺎﻔ , à la place de ﺎﻬﺗ ﺪﻳﺎﻔ , Les manuscrits C et D et l’édition de Boulac offrent la bonne leçon.
[111] Voy. la 1e partie, p. 201, note 3.
[112] Le passage mis entre parenthèses ne se trouve que dans le manuscrit A.
[113] Littéral. « séparées ﺔﻟﺻﻓﻨﻣ ».
[114] Littéral. « conjointes ﺔﻠﺻّﺘﻣ ».
[115] Littéral. « une autre branche de l’observation des étoiles, c’est la science des juge­ments stellaires. »
[116] Littéral. « l’empire et le sultanat étaient à eux ».
[117] Pour ﻡﻬﻨﻣ , lisez ﻡﻬﻴﻔ .
[118] Pour l’histoire de ces deux anges déchus, qui enseignèrent la magie aux hommes, on peut voir le Coran, sour. II, vers. 96, et la note de Sale dans sa tra­duction de ce livre.
[119] Les temples de l’ancienne Égypte. (Voy. la 2e partie, p. 331.)
[120] Les manuscrits C et D et l’édition de Boulac portent ﻞﺎﺼﺗﺍﻭ (connexité).
[121] Selon le traducteur turc, ces sages étaient Pythagore, Empédocle, Socrate, Platon et Aristote.
[122] Lisez, dans le texte arabe, ﻥﻮﺀﺎّﺷﻤﻠﺍ .
[123] L’auteur a confondu les péripatéticiens avec les stoïciens, le Lycée avec le Portique.
[124] Le texte porte : « à Socrate du ton­neau ». Ibn Khaldoun, à l’exemple de Dje­mal ed‑Dîn el‑Kifti, auteur du dictionnaire biographique des philosophes, attribue à Socrate ce qu’on raconte de Diogène. Le traducteur turc a passé par‑dessus le mot ﻥﺪﻠﺍ (le tonneau). Il a connu trop bien l’histoire de la philosophie grecque pour se laisser tromper.
[125] Ibn Khaldoun ne paraît pas s’être douté qu’Alexandre d’Aphrodisée était venu au monde plus de cinq siècles après Aristote.
[126] La traduction turque porte ﺭﻮﺎﻛ ﻪﻟﺎﻤﻛ  ﻪﺠﺭﺩ (arriva au degré de la perfection.)
[127] Je lis ﺍﻮﻗﻮﺸﺗ , avec le manuscrit D et l’édition de Boulac. Le traducteur turc a suivi cette leçon puisqu’il l’a rendue par le mot ﻖﺎﻴﺗﺸﺃ .
[128] Les manuscrits, l’édition de Boulac et la traduction turque fournissent la leçon ﻩﻮﺼﺘﺧﺍﻮ , celle qu’il faut substituer à ﺍﻮﺼﺗﺧﺍ , leçon de l’édition de Paris.
[129] Littéral. « auprès de qui la rénommée s’était arrêtée ».
[130] Voy. la 2e partie, p. 418.
[131] Ibn Khallikan a donné une notice d’Ibn es‑Saïgh (Ibn Baddja, connu en Europe sous le nom d’Avenpacé) dans son dictionnaire biographique, vol. III de ma traduction. M. de Gayangos a publié dans sa traduction de l’histoire d’Espagne d’El‑Maccari, vol. I, appendice, p. 12, la vie de ce philosophe, traduite de l’arabe d’Ibn Abi Osaïbiya. M. Munk a donné des notices sur les philosophes nommés ici par Ibn Khaldoun. (Voyez son savant ouvrage intitulé Mélanges de philosophie juive et arabe.)
[132] Djaber Ibn Haïyan, natif de Tarsus, s’établit dans la ville de Koufa et compila dans un grand ouvrage les doctrines de l’imam Djafer es‑Sadec, dont il fut le dis­ciple. Cette indication montre qu’il était encore vivant au milieu du VIIIe siècle de notre ère. Il composa plusieurs traités sur l’alchimie. En Europe, les adeptes du moyen âge faisaient le plus grand cas de ses écrits : Geber, c’est‑à‑dire Djaber, était pour eux le premier des alchimistes. — Le passage mis entre des parenthèses manque dans les manuscrits C et D et dans l’édi­tion de Boulac.
[133] Voyez plus loin, p. 172, une note sur Maslema.
[134] Je suis l’édition de Boulac, qui porte ﺎﻣﻫﺒ à la place de ﻪﺑ , et ﺎﻣﻫﻨﻣ  à la place de ﻪﻨﻣ .
[135] La leçon du texte imprimé n’est jus­tifiée ni par l’édition de Boulac ni par les manuscrits C et D. Je crois qu’il faut lire ﺡﻴﺛ , nom d’action d’un verbe qui signifie s’accrou­pir, se tenir prêt pour sauter sur sa proie ou pour éviter un danger, guetter, se tenir sur ses gardes, et qui se construit avec la préposition ﻥﻣ . Notre auteur a déja employé ce mot dans la 1e partie des Prolégomènes, p. 24, l. 17 du texte arabe. Je le regarde comme l’équivalent de ﺯﻔﻭﺗﺴﺍ .
[136] Saad ed‑Dîn Messaoud Ibn Omar et-­Teftazani, auteur de plusieurs traités sur les sciences religieuses et philosophiques, mourut l’an 792 (1390 de J. C.). Les ou­vrages de Teftazani sont très estimés et ont fait le sujet de plusieurs commentaires.
[137] Feu M. Wœpcke inséra dans un ouvrage publié à Rome en 1856, et intitulé Recher­ches sur plusieurs ouvrages de Léonard de Pise, la traduction de ce chapitre et des sept chapitres suivants. Il me permit d’adopter son travail et donna son approbation aux modifications que j’avais cru devoir y ap­porter.
[138] Pour les questions dont il s’agit ici, voyez l’Algèbre d’Euler, édition de Paris, 107, t. I, p. 201 et suiv. Les Arabes les ont prises dans le second livre de l’arith­métique de Nicomaque.
[139] « Il faut sous‑entendre qu’on prendra pour dernier numéro, successivement, chacun des nombres de la suite des nom­bres naturels. » (Wœpcke.)
[140] A la place de ﻯﺬﻠﺍ ﺙﻠﺜﻣ ﻊﺒﺮﻣ , il faut lire ﻯﺬﻠﺍ ﻊﻠﻀﻠﺍ ﺙﻠﺜﻣ ﻊﺒﺮﻣ . Cette leçon nous est donnée par l’édition de Boulac.
[141] Voy. pour la signification du terme technique ﺀﺍﺭﻗﺗﺴﺍ l’Anthologie grammaticale de M. de Sacy, p. 42.
[142] Ces trois dernières classes de nombres sont : 1° les nombres qui s’expriment par les puissances de 2 ; 2° les nombres qui sont les doubles d’un nombre impair ; 3° les nombres qui sont les produits d’un nombre impair multiplié par un nombre pairement pair.
[143] Le Chefa et le Nedja forment deux ouvrages distincts, dont le second est l’a­brégé de l’autre. — Dans le texte arabe il faut lire ﺓﺎﺠﻨﻠﺍ à la place de ﺀﺎﺠﻨﻠﺍ . Le Nedjat se trouve à la suite de l’édition du texte arabe du Canoun imprimé à Rome.
[144] Littéral « la crème ».
[145] Abou ’l-Abbas Ahmed Ibn Mohammed el‑Azdi, surnommé Ibn el‑Benna, était originaire de la ville de Grenade. Selon M. Woepcke, il publia un de ses traités de mathématiques à Maroc, l’an 1222 de J. C.
[146] Ce passage manque dans les manus­crits C et D et dans l’édition de Boulac. Le traducteur turc en a reproduit le commen­cement et a supprimé le reste.
[147] Il faut certainement lire ﺔﺛﻼﺛ ﺭﺪﺟ ﺭﺪﺟ ﻝﺜﻣ , et remplacer le mot ﻪﺛﻠﺛ , qui est au commencement de la ligne suivante, par ﺔﺛﻼﺛ .
[148] Littéral. « en l’enseignant aux enfants ».
[149] Je lis ﻢﻠﻌﺗﻠﺎﺒ . Au reste, notre auteur emploie quelquefois le mot ﻢﻳﻠﻌﺗ  dans le sens d’apprendre.
[150] Littéral. « à cause de ce qui est dans le calcul en fait de sûreté des construc­tions. »
[151] Ce titre signifie, soit la petite selle, soit le petit château. Peut‑être faut‑il le pro­noncer Hassâr « calculateur. » Le nom de l’auteur est inconnu.
[152] Voy. ci-devant, p. 132.
[153] M. A. Marre vient de publier à Rome une traduction de cet abrégé (talkhîs).
[154] El‑Kifti a donné un court article sur Mohammed Ibn Eîça Ibn el‑Monaëm dans son dictionnaire biographique, mais il n’y indique pas l’époque où il vivait.
[155] M. Wœpcke nous apprend (Journal asiatique d’oct.-nov. 1854, p. 365, note 1) que le terme ﻒﻮﺭﺤ s’emploie par les algébristes arabes pour signifier signes de notation. Dans sa traduction du passage d’Ibn Khaldoun (ibid. p. 372), il a suivi le texte des deux manuscrits de Leyde, texte qui diffère en deux points de celui des manuscrits de Paris et des deux édi­fions imprimées. Ainsi, les manuscrits de Leyde portent ﻥﻤ ﺎﻫﺮﻳﻏﻮ , à la place de ﻥﻋ ﺎﻫﺮﻳﻏﻮ , et ﺭﺴ ﻰﻫﻮ , à la place de ﺭﺴ ﻰﻫ . Cette dernière variante est peu impor­tante, mais la première change complè­tement le sens de la phrase, sans toutefois le rendre plus clair. J’ai traduit comme si Ibn Khaldoun avait écrit ﻥﻋ ﺎﻫﺮّﻳﻏﻮ , et je crois avoir exprimé la pensée de l’au­teur. En ce cas, il faut admettre qu’Ibn Mo­naëm et el‑Ahdeb avaient employé des signes de notation algébrique dans leurs ouvrages, et qu’Ibn el‑Benna remplaça ces signes par les termes et expressions qu’ils servaient à représenter, et rendit ainsi son ouvrage plus intelligible. M. Flügel a lu et entendu ce passage comme moi. (Voy. son édition du Dictionnaire bibliographique de Haddji Khalifa, t. V, p. 74.)
[156] En arabe, El‑Djebr oua’l‑mocabela (restauration et opposition). On trouvera l’explication de ces termes au commence­ment de la page suivante.
[157] Je suis ici le texte imprimé des édi­tions de Paris et de Boulac ; celui des ma­nuscrits C et D et d’un des manuscrits de Leyde y correspond exactement. Le passage offre cependant un double contre‑sens 1° que le nombre donné est le premier degré ou puissance de l’inconnue ; 2° que la multiplication du terme du second de­gré par lui-même donne un terme du se­cond degré. On voit que l’auteur n’enten­dait pas bien son sujet. Ce passage en rem­place un autre que je vais citer et qui ne laisse rien à désirer, si ce n’est l’indication du nombre donné. Le voici, d’après un ma­nuscrit de Leyde et la traduction turque :
Le premier de ces degrés est la chose, parce que, toute inconnue, en tant qu’elle est cachée, est une chose ; on l’appelle aussi racine, à cause du résultat donné par la multiplication de ce degré en lui-même et qui forme le second degré. Le second de ces degrés est le capital (mâl), qui est le carré d’une inconnue, et le troisième degré est le cube (kaab). »
[158] Littéral. « espèces ».
[159] Voici les trois équations dont l’auteur parle ici : x2 = a, x = a et x2 = ax. Ce sont celles que les algébristes arabes appe­laient les équations simples. Leurs équations composées étaient x2 + ax = b, x2 +b = ax et x2 = ax + b. (Woepcke.)
[160] M. Woepcke offre une explication con­jecturale de ce passage, qu’il regarde comme fort obscur.
[161] C’est‑à dire une équation renfermant trois degrés différents de l’inconnue et un terme constant. (Woepcke.)
[162] Abou Abd Allah Mohammed Ibn Mouça el‑Kharezmi fut attaché à la bibliothèque des sciences fondée à Baghdad par El‑Mamoun, et jouissait d’une haute fa­veur auprès de ce khalife, qui régna depuis 813 de J. C. jusqu’à 833. On le regardait comme un astronome habile et comme un bon observateur. Les tables astronomiques qu’il publia sous le titre de Hindmend, et qui reproduisent les données du célèbre ouvrage indien le Siddanta, firent autorité chez les Arabes. Il composa aussi un traité sur l’astrolabe et un autre sur la chrono­logie. Son Abrégé d’algèbre a été traduit en anglais et publié à Londres en 1831, par les soins de M. Rosen. Il ne faut pas confondre ce Mohammed Ibn Mouça avec un autre astronome qui mourut en 259 (873 de J. C.), et qui s’appelait Abou Djafer Mohammed Ibn Mouça Ibn Chaker. (Voyez le Dictionnaire biographique d’Ibn Khal­likan, vol. III, de ma traduction. Voy. aussi ci-après, p. 144.)
[163] El‑Corechi signifie le Coraïchite. Le célèbre mathématicien El‑Calasadi a porté ce titre, mais il était à peine venu au monde quand Ibn Khaldoun écrivait.
[164]  « Nous connaissons maintenant l’ou­vrage arabe qui contient cette extension de l’algèbre à laquelle Ibn Khaldoun fait ici allusion. C’est l’algèbre d’Omar Alkhay­yâmi (El-Kheïyami), qui ajoute aux six pro­blèmes de Mohammed Ben Mouça, c’est-à‑dire aux équations du premier et du deuxième degré, les équations du troisième degré, dont il construit les racines géomé­triquement par les intersections de deux coniques. » (Wœpcke.) (Comparez l’ Al­gèbre d’Omar Alkhayyâmî, traduit et ac­compagné d’extraits de manuscrits inédits, par F. Wœpcke, Paris, 1851.)
[165] Littéral. « les transactions des villes ».
[166] Le célèbre médecin Albucasis ou Bou Cacis, c’est‑à‑dire Abou ’l‑Cacem, portait le surnom de Zehraouï. Il exerça son art à Cordoue et mourut l’an 500 (1106 de J. C.). Peut‑être s’était‑il occupé des scien­ces mathématiques, à l’instar de plusieurs de ses confrères et compatriotes.
[167] Abou ’l‑Cacem Asbagh Ibn es‑Semh, natif de Grenade, se distingua comme médecin et comme mathématicien. Il mourut l’an 426 (1034‑1035 de J. C.).
[168] Voy. la 1e partie, introduction, p. IX, note 1.
[169] L’auteur a déjà (p. 2 de ce volume) traité cette matière sous le point de vue des prescriptions imposées par la loi divine. Il l’examine ici comme formant un bran­che de la science mathématique.
[170] Pour ﺐﺗﺭﺘﻴ , lisez ﺐﺗﺭﺘ .
[171] « Lorsque, par exemple, un légitimaire a droit aux deux tiers et un autre à la moitié de la succession, on doit faire le partage au prorata de ce qui revient à chacun, de la même manière que pour les dettes et les legs. » (Voyez le tome VI, p. 371, du Précis de jurisprudence musulmane traduit du texte de Sidi Khalîl par le docteur Perron.) Dans le cas indiqué ici, le montant des parts serait égal à 2/3 + 1/2 = 4/6 + 3/6 = au montant de la succession et à un sixième de plus. Il faut donc diminuer propor­tionnellement le montant de chaque part, afin de donner au premier quatre sep­tièmes de la succession et au second trois septièmes.
[172] Voyez ci-devant, p. 22.
[173] Voyez ci-devant, p. 23, note 3.
[174] Variantes : Es-Souri, Es-Sordi.
[175] Lisez ﻢﺪﻗﻣ .
[176] Voy. la 1e partie, introd. p. XXIII.
[177] Voy. la 1e partie, p. 391.
[178] Cette étrange bévue se retrouve dans nos manuscrits et dans les deux éditions imprimées. Le traducteur turc lui-même ne l’a pas relevée. L’auteur a voulu dire que le produit du premier terme multiplié par le quatrième est égal à celui du deuxième terme multiplié par le troisième.
[179] [css : cf. la traduction française sur Gallica]
[180] Honeïn Ibn Ishac, médecin chrétien à la cour de Baghdad, traduisit en arabe les ouvrages d’Aristote, d’Euclide, d’Hip­pocrate, de Dioscoride et de Ptolémée. Il mourut l’an 260 (873 de J. C.).
[181] Thabet Ibn Corra, médecin et mathé­maticien, traduisit en arabe les ouvrages de plusieurs médecins et mathématiciens grecs. Il mourut en 288 (901 de J. C.).
[182] Il faut lire El‑Haddjadj Ibn Youçof. Il traduisit les Eléments d’Euclide et l’Almageste de Plolémée, et vécut sous le règne de Haroun er‑Rechîd et d’El‑Mamoun.
[183] Les expressions : une droite qui peut une rationnelle, une droite qui peut deux médiales, une droite qui peut une surface, etc. Η ρητον δυναμένη, η δύο μέσα δυναμένη, η χωρίον δυναμένη, κ. τ. λ. , s’emploient fréquemment dans le dixième livre des Eléments. (Voyez l’édition et la traduction des œuvres d’Euclide par Pey­rard, t. II, p. 223, 225, 250, 254, etc. Le mot fournir est sous entendu.)
[184] Il y avait un mathématicien et tra­ducteur appelé Ibrahîm Ibn es‑Salt, qui vivait sous le règne d’El ‑Mamoun.
[185] Les manuscrits et les éditions imprimées portent ﺵﻮﻼﻴﻤ Milaouch. Il faut lire ﺲﻮﻼﻨﻤ Menelaous. [css : Theodose : cf. Gallica]
[186] M. Wœpcke a entendu ce passage d’une autre manière et l’a rendu ainsi : « Fabriquer des figures merveilleuses et des temples extraordinaires. » Il ajoute en note : « L’auteur veut parler ici de la cons­truction d’automates et d’artifices sembla­bles, dans le genre des Pneumatiques d’Héron et des horloges du moyen âge. J’ai examiné un traité arabe sur cette ma­tière, contenu dans le manuscrit n° 168 de la bibliothèque de Leyde. » — Je crois qu’il s’agit ici des statues colossales et des temples énormes qui se voient encore en Égypte.
[187] Voy. la 2e partie, p. 242.
[188] Mouça, fils de Chaker, eut trois fils qui se distinguèrent comme mathémati­ciens, astronomes et ingénieurs. L’un nommé Abou Djafer Mohammed Ibn Mouça, mourut l’an 259 (873 de J. C.). Les autres se nommaient, l’un Ahmed et l’autre El-Hacen.
[189] Pour ﻯﺭﻣﻠﺍ , lisez ﻯﺀﺭﻣﻠﺍ . Les mots dérivés des verbes hamzés sont, en général, mal orthographiés dans l’édition de Paris.
[190] L’auteur a écrit ﺾﻮﺮﻌﻟﺍ « latitudes » à la place de ﻞﺍﻭﻁﻻﺍ « longitudes ».
[191] Voyez la 1e partie, p. 111, fin de la note.
[192] Le terme ﺭﺎﺑﺪﺍﻮ ﻞﺎﺑﻗﺍ , que je rends ici par mouvement en avant et en arrière, a une autre signification plus précise : il était employé par les astronomes arabes pour désigner ce que nous appelons le mouve­ment de la trépidation, et, en ce cas, il doit se rendre par les mots : mouvement d’accès et de recès. Quelques astronomes, cités par Théon, ont pensé que le zo­diaque avait un mouvement par lequel il s’avançait d’abord de dix degrés et rétrogradait ensuite de la même quantité, à rai­son d’un degré en quatre‑vingts ans. « Ce système, introduit dans l’astronomie arabe par Thabet Ibn Corra, infecta les tables astronomiques jusqu’à Tycho, qui le pre­mier sut les en débarrasser. » — (Delambre, Hist. de l’astronomie du moyen âge, p. 73, 81 et 82. Voy. aussi une lettre de Thabet, rapportée par Ibn Younos et insérée dans le t. III, p. 116 et suiv des Notices et Extraits.)
[193] Cela est vrai jusqu’à un certain point ; les musulmans orthodoxes règlent le com­mencement du jeûne d’après l’apparition de la lune du mois de Ramadan ; aussi n’ont‑ils pas besoin de calculs astrono­miques pour fixer le moment précis de la nouvelle lune ; mais, chez les Fatemides, qui se servaient du calcul pour déterminer le commencement de ce mois, l’astronomie théorique et pratique était très cultivée.
[194] Littéral. « Nous concluons du (résul­tat) nécessaire à (la cause) nécessitante. » Le terme ﻡﺭﻻ indique le résultat nécessaire, et le terme ﻢﻮﺯﻠﻣ signifie la cause nécessi­tante, ou ce à quoi un résultat est nécessai­rement dû. El‑Djordjani dit dans son Tarîfat : Le terme conjonction nécessaire et abso­lue ﺔﻗﻠﻁﻣﻠﺍ ﺔﻣﺯﻼﻤﻠﺍ se dit de deux choses quand l’existence de l’une implique néces­sairement l’existence de l’autre. La pre­mière de ces choses s’appelle la néces­sitante ﻢﻮﺯﻠﻤ et la seconde la nécessitée ﻢﺯﻻ . Ainsi l’existence du jour est conjointe nécessairement au lever du soleil ; car le lever du soleil implique nécessairement l’existence du jour. Le lever du soleil est la nécessitante (la cause) et l’existence du jour la nécessitée (l’effet). » Nous lisons dans le Dictionary of technical terms : « ﻢﻮﺯﻠﻠﺍ  et ﺔﻣﺯﻼﻤﻠﺍ et ﻢﺯﻼﺗﻠﺍ et ﻡﺍﺯﻠﺘﺴﻻﺍ signifient qu’un certain jugement (ou proposition) entraîne nécessairement un autre juge­ment ; c’est‑à‑dire, qu’au moment où l’exi­geant ِﺾﺘﻗﻣ a lieu, l’exigéَﺾﺘﻗﻣ doit avoir lieu aussi. Tels sont, par exemple, le soleil est levé et il fait jour. En effet, l’énoncé du premier jugement implique nécessai­rement le second. La première proposi­tion, qui est l’exigeante, s’appelle ﻢﻮﺯﻠﻤﻠﺍ (nécessitante) ; et la seconde, ou exigée, se nomme ﻢﺯﻻ (nécessitée). Dans certains cas, chacune des deux propositions peut être en même temps nécessitante et néces­sitée. »
[195] [css : cf. Gallica]
[196] Voy. ci-devant, p. 138.
[197] Voy. ci-devant, p. 141.
[198] Ahmed Ibn Kethîr el‑Ferghani, natif de Ferghana, ville de la Sogdiane, et au­teur d’un abrégé d’astronomie dont le texte et la traduction ont été publiés par Golius en 1669, vivait sous le règne d’El‑Mamoun. Il mourut l’an 215 (830). Dans une an­cienne traduction du même traité, le nom de l’auteur est écrit Alfragani.
[199] Mohammed Ibn Djaber Ibn Sinan el-­Bettani (natif de Bettan, lieu dans le voisi­nage de Harran, en Mésopotamie) et auteur d’un traité d’astronomie, mourut en 317 (929 de J. C.). Une traduction latine de ce traité parut en 1537. Les écrivains euro­péens du moyen âge appelaient cet astro­nome Albategnius.
[200] Variantes fournies par le Dictionnaire bibliographique de Haddji Khalifa et par le Dictionnaire biographique de Djemal ed-­Dîn el‑Kifti : El‑Hammad, El‑Djerwad. — Ce personnage, que l’on désignait aussi par le titre d’observateur ou astronome tuni­sien, se nommait Abou ’l‑Abbas Ahmed Ibn Ali et‑Temîmi et appartenait à la classe des jurisconsultes. Il dressa un corps de tables astronomiques d’après les observations d’Abou Ishac Ibn ez‑Zercala (Arzachel). Dans cet ouvrage il cite, parmi d’autres dates, celle de 679 de l’hégire (1280‑1281 de J. C.) ; d’où il faut conclure qu’il mou­rut postérieurement à cette époque.
[201] « Il paraît qu’Ibn Khaldoun veut parler du célèbre astronome Arzachel. » (W.). Selon Haddji Khalifa, Arzachel se nom­mait Abou Ishac Ibrahîm Ibn Yahya ibn ez­-Zercala ﺔﻠﺎﻗﺮﺯﻟﺍ  en‑Naccach. Il observait à Tolède, l’an 453 (1061 de J. C.) — (Traité des instruments astronomiques des Arabes par Abou ’l-Hacen Ali de Maroc, traduit par J. J. Sedillot père ; vol. I, p. 127, et le manuscrit arabe de la Bibliothèque impériale, ancien fonds, n° 1147, fol. 232.) Dans le Dictionnaire biographique d’El­-Kifti, le nom de cet astronome est écrit ﻝﺎﻳﻗﺮﺯﻟﺍ  (Ez‑Zerkîal). Telle est aussi la leçon que donne l’exemplaire de ce dic­tionnaire biographique dont Casiri s’était servi. (Voy. Bibliotheca arabico‑hispana, t. I, p. 393.) Abou ’l-Hacen l’écrit ﺔﻠﺎﻗﺮﺯﻟﺍ  , ainsi que l’a fait Haddji Khalifa.
[202] Voy. ci-devant, p. 132.
[203] Pour ﺔﻔﻮﺭﻌﻣﻠﺍ , lisez ﺔﻔﺭﻌﻣﻠﺍ  avec les ma­nuscrits C et D, l’édition de Boulac et la traduction turque.
[204] Littéral. « pour faire connaître les quiddités ».
[205] Littéral. « conformes ».
[206] Je lis ﺎﻣﻬﻨﻳﺒ avec l’édition de Boulac.
[207] Pour ﺎﺒﻨﻠﺍ , lisez ﺕﺎﺒﻨﻠﺍ avec les ma­nuscrits, l’édition de Boulac et la traduc­tion turque.
[208] Les ma­nuscrits C et D, l’édition de Boulac et la traduction turque nous autorisent à remplacer ﺢﻴﺤﺼﺘ par ﻞﻴﺼﺣﺘ .
[209] Je suis de l’avis du traducteur turc ; il a rendu les mots ﻼﻣﺟ  ﻼﻣﺟ  par  ﺔﭼﺭﺎﭙ  ﺔﭼﺭﺎﭙ « pièce par pièce ».
[210] Ce titre n’est pas indiqué dans le Dic­tionnaire bibliographique de Haddji Kha­lifa. On verra plus loin qu’il servait à dé­signer une collection de traités d’Aristote dans laquelle on avait fait entrer tout l’Or­ganon et l’Isagoge de Porphyre.
[211] L’auteur aurait dû écrire quatre, mais il a tenu compte de l’Isagoge. C’est proba­blement par mégarde qu’il a compté huit livres seulement dans le kitab el‑Fass ; d’après ses propres indications, il y en avait neuf.
[212] Il me semble que l’auteur aurait dû écrire de deux espèces.
[213] Il faut insérer, entre les mots ﺭﺎﺒﺗﻋﻻﺍ et ﺐﻮﻠﻁﻤ , le passage suivant :
[214] Pour ﺀﺎﻣﻜﺤﻠﺍ , lisez ﺀﺎﻣﻜﺤ .
[215] Je lis ﻞﺻﻔﻠﺍﻮ  ﻉﻮﻨﻟﺍﻭ avec le manuscrit C et la traduction turque et tous les traités de logique.
[216] [css : cf. sur Gallica, les œuvres d’Aristote avec le commentaire d’Averroès, en latin].
[217] Notre auteur a déjà indiqué quelles étaient les sept sciences philosophiques. (Voy. ci-devant, page 123.)
[218] Selon les logiciens arabes, on désigne une chose par le genre et la différence les plus proches, ou par la différence la plus proche, soit seule, soit jointe au genre le plus éloigné, ou par le genre le plus proche joint à une propriété, ou par une pro­priété, soit seule, soit jointe à un genre éloigné. La définition ﻒﻳﺮﻌﺗ de la pre­mière classe s’appelle définition parfaite ﻢﺎﺗﻠﺍ ﺪﺣﻠﺍ ; celle de la deuxième classe, définition imparfaite ﺹﻗﺎﻨﻠﺍ ﺪﺣﻠﺍ ; celle de la troisième classe, description parfaite ﻢﺎﺗﻠﺍ ﻢﺴﺮﻠﺍ , et celle de la quatrième classe, ﺹﻗﺎﻨﻠﺍ ﻢﺴﺮﻠﺍ description imparfaite.
[219] Abou Abd Allah Mohammed Ibn Na­maouar el‑Khouendji, docteur chaféite et grand cadi d’Égypte, remplit les fonctions de professeur au collège Salehiya, et com­posa plusieurs ouvrages sur la logique. Il mourut en 642 (1245 de J. C.) ou en 649, selon Haddji Khalifa.
[220] Je suis porté, à croire qu’il faut lire dans le texte arabe ﻩﺭﺻﺗﺧﻣ à la place de ﺭﺻﺗﺧﻣ et traduire : « Son abrégé, le Djomel. » (Voy. le Dictionnaire bibliographique de Haddji Khalifa, tome II, p. 623 et tome VI, p. 399).
[221] Ce paragraphe et les paragraphes sui­vants portent en tête le mot ﻞﺻﻔ section, tant dans le manuscrit A que dans la tra­duction turque, et sont précédés par le mot ﺓﺪﻳﺎﻔ renseignement utile, dans le manuscrit C. Ils ne sont pas dans l’édition de Boulac.
[222] Voyez ci-devant, page 52.
[223] Les Acharites enseignaient que Dieu était savant au moyen d’un savoir, puissant au moyen d’une puissance et voulant au moyen d’une volonté qui lui étaient pro­pres. Les anciens docteurs de cette école employaient, pour démontrer ce principe, plusieurs arguments dont l’un était de juger de ce qui était absent ou invisible, par ce qui était présent, ou visible. Ils disaient, selon l’auteur du Mewakef, édi­tion de Leipsick, p. ۳۱, que la cause, la définition et la condition du présent s’ap­pliquent sans différence aucune à l’absent ; car il est certain que la cause qui rend savant un être présent, c’est le savoir, et qu’il en est de même pour l’être absent ; que la définition qui constate qu’un être est savant s’applique également à l’être présent et à l’être absent, et que la condi­tion qui assure la certitude de l’origine d’un homme présent, c’est la certitude de la racine d’où il sort, et cela est également vrai pour l’homme qui est absent. — Nous avons ici, il me semble, trois des liens dont parle Ibn Khaldoun ; quant au quatrième, je ne l’ai pas trouvé.
[224] Voyez le Guide des Égarés de Maï­monide, édition de M. Munk, vol. I, p. 376 et suiv.
[225] Le terme états s’employait par certains Motazelites et par quelques docteurs de l’école acharite pour désigner les univer­saux. « Ces docteurs admettaient, sinon comme êtres réels, du moins comme êtres possibles ou en puissance, certains types universels des choses créées. Ces types offrent quelque analogie avec les idées de Platon ; mais les docteurs musulmans, ne pouvant admettre l’existence d’êtres réels entre le Créateur et les individus créés, leur attribuent une condition inter­médiaire entre la réalité et la non‑réalité. Cet état possible, mais qu’il faut bien se garder de confondre avec la hylé d’Aris­tote, est désigné par le mot hal, qui si­gnifie condition, état ou circonstance. Ils appliquaient aussi leur théorie aux attri­buts divins en général, en disant que ces attributs ne sont ni l’essence de Dieu, ni quelque chose en dehors de son essence : ce sont des conditions ou des états qu’on ne reconnaît qu’avec l’essence qu’ils ser­vent à qualifier, mais qui, considérés en eux‑mêmes, ne sont ni existants ni non existants et dont on ne peut dire qu’on les connaît ni qu’on les ignore. » — (Mé­langes de philosophie juive et arabe par M. Munk, p. 327. Voy. aussi le Guide des Égarés, vol. I, p. 375 et suiv.) La défini­tion qu’ils donnent des universaux et qu’Ibn Khaldoun reproduit ici est longue­ment expliquée dans le Dictionary of tech­nical terms, p. ۹۵۳.
[226] Littéral. « des considérations de l’en­tendement ».
[227] Voy. la note de la page précédente.
[228] La cause intelligible est celle dont une chose a besoin pour exister.
[229] Notre auteur n’a pas rapporté exacte­ment ces termes techniques qui, du reste, sont employés également par les logiciens et par les grammairiens. Le terme générali­sation et empêchement indique que ce qui est affirmé par la définition doit être iden­tique avec ce que la chose définie donne à entendre, et le terme réunion et conversion signifie que ce qui est vrai de la chose définie doit être également vrai de la défi­nition de cette chose. Dans le premier cas, c’est l’accord de la définition avec la chose définie, et dans le second, c’est l’accord de la chose définie avec sa définition. — En attribuant au verbe ﺪﺮﻂ le sens de gé­néraliser, je suis l’autorité du commenta­teur des Séances de Hariri, p. ۵۴۳  l. 8 et 10 de l’édition de M. de Sacy. Ibn Khal­doun l’emploie aussi dans ce sens ; voy. Prolégomènes, texte arabe, t. I, p. 354, l. 3.
[230] Pour ﻢﺘﻟﺪﺍ , lisez ﻢﻬﺘﻟﺪﺍ  .
[231] Littéral. « des quiddités ».
[232] Ce passage manque dans les manuscrits C et D et dans l’édition de Boulac.
[233] Pour ﻚﻠﺬﺒ , lisez ﻚﻠﺬﻠ avec les manuscrits C et D et l’édition de Boulac.
[234] Lit­téral. « à un certain degré ».
[235] Les manuscrits C et D et l’édition de Boulac portent  ﻖﻠﺨ ﻪﻠﺟﻻ ﻰﺗﻠﺍ ; cette leçon me paraît plus correcte, mais elle ne change rien au sens de la phrase
[236] Ce passage est omis dans l’édition de Boulac et les manuscrits C et D.
[237] On sait que Galien naquit vers l’an 131 de l’ère chrétienne.
[238] Fakhr ed‑Dîn er‑Razi est le Rasis ou Rhases des anciens traducteurs européens.
[239] Ce nom m’est inconnu.
[240] Abou Merouan Abd el‑Melek Ibn Zohr (Aven‑Zohar mourut à Séville) en 557 (1161‑1162 de J. C.). Il y avait six autres médecins de la même famille et portant tous le surnom d’Ibn Zohr.
[241] Ibn Kileda, de la tribu de Thakîf, étudia la médecine en Perse et mourut à Médine, A. H. 13 (634 de J. C.).
[242] Mohammed, ayant vu des Arabes poser des fleurs du dattier mâle sur les fleurs du dattier femelle afin de les féconder, dé­fendit cette pratique et ordonna de laisser faire à Dieu. Cette année‑là les arbres ne produisirent point de fruits, et Moham­med révoqua son ordre.
[243] Je lis ﻕﺪﺻﺒﻮ avec le manuscrit D.
[244] Littéral. « tempéramentale », c’est‑à-dire fondée sur les tempéraments du corps.
[245] Un Arabe vint dire à Mohammed que son frère souffrait d’un violent mal de ven­tre. « Qu’il avale du miel », lui répondit le Prophète. Quelques jours après le même Arabe vint lui annoncer que son frère allait plus mal. « Qu’il avale du miel », fut encore la réponse. L’Arabe re­vint le trouver une troisième fois, en dé­clarant que le ventre du malade était tou­jours dérangé et que le miel n’y faisait rien. « Son ventre en a menti, répliqua Mohammed, Dieu lui-même a dit (Coran, sour. XVI, vers. 71) : Il y a dans lui (le miel) un remède pour les hommes.  Le miel fut encore administré, et le malade finit par guérir.
[246] Littéral. « dans la bonté de la sai­son ». Ces mots sont omis dans les manus­crits C et D et dans l’édition de Boulac.
[247] Ibn el‑Aouwam vivait dans le VIe siècle de l’hégire. Son traité d’agriculture (texte arabe et traduction espagnole), for­mant deux volumes in‑folio, parut à Ma­drid, en 1802, par les soins de J. A. Banquieri. M. Clément Mullet vient de publier le premier volume d’une traduction fran­çaise de cet ouvrage.
[248] Le mot ﻰﻔ est de trop.
[249] Voy. ci-après, p. 172.
[250] J’ai déjà fait remarquer que notre auteur regarde le Chefa d’Avicenne et le Nedjâ comme un seul ouvrage. Je soup­çonne qu’il ne les avait jamais vus ni l’un ni l’autre.
[251] Bien plus, il a développé et commenté l’Organon d’Aristote.
[252] Pour ﻪﻠﻳﺎﺴﻣ , lisez ﻪﻠﻳﺎﺴﻣﻮ , avec le manuscrit C et l’édition de Boulac.
[253] Le mot rendu ici par illuminative est ﺔﻳﻘﺮﺷﻣ . Je le regarde comme le participe actir du verbe ﻕﺮﺷﺍ (illuminer), dont le nom d’action ﻕﺍﺮﺷﺍ (ichrac) a donné nais­sance au terme ichrakiyoun, lequel s’em­ploie pour désigner une certaine classe de philosophes. Le traducteur turc de ces Pro­légomènes a une note sur ce sujet, dans la­quelle il dit qu’il y a deux voies pour arriver à la connaissance du monde spirituel et de Dieu ; dans la première, on se sert de la spéculation et du raisonnement, et, dans la seconde, on a recours aux exer­cices spirituels et à la contemplation. « Il y a, dit‑il, deux sectes qui suivent la seconde voie, celle des personnes qui tiennent compte de la loi révélée, c’est‑à‑dire, les Soufis, et celle des personnes qui ne s’at­tachent à aucune loi révélée, se bornant à suivre leurs propres inspirations dans le but d’obtenir les révélations et l’illumina­tion, qui sont les fruits des exercices spi­rituels. On appelle ceux‑ci philosophes illu­minés et Platon en faisait partie. » Haddji Khalifa (t. III, p. 87 de son Dictionnaire bibliographique) parle aussi des deux voies qui mènent à la connaissance de la vérité et dit : « Ceux qui suivent la première voie sont sectateurs d’une loi révélée ou ne le sont pas ; les premiers sont ses scolas­tiques, et les seconds, les philosophes pé­ripatéticiens. Ceux qui suivent la seconde voie se livrent à des exercices spirituels, fondés, soit sur les prescriptions de la loi divine, soit sur aucune loi. Les premiers sont les Soufis et les seconds les illuminés. » Nous lisons dans le Dictionary of terms, à l’article ﺔﻣﻜﺤ , que les illuminés (ichrakiyoun) reçurent ce nom parce que la pureté de leur intérieur fut illuminée par l’effet de leurs exercices spirituels. Feu le docteur Cureton a examiné cette ques­tion dans les notes et corrections du Cata­logue des manuscrits de la Bibliothèque Bodleyenne (t. II, p. 532) et il conclut que l’expression ﺔﻳﻗﺭﺸﻣﻠﺍ ﺔﻤﻜﺣﻠﺍ   signifie la philo­sophie des illuminés et ne doit pas se rendre par philosophie orientale.
[254] Pour ﻥﻮﻣﻋﺯﻴ , lisez ﺍﻮﻣﻋﺯ avec les manuscrits C et D et l’édition de Boulac.
[255] Littéral.  « un seul discours ».
[256] Voy. ci-devant, p. 165.
[257] Ibn Khaldoun attribue encore à Mas­lema Ibn Ahmed le traité d’alchimie qui a pour titre Retbat el-Hakîm. J’avais cru ce­pendant reconnaître d’une manière posi­tive que l’auteur du Retba n’était pas celui du Ghaïa, et, dans la première partie de cette traduction, page 217, note 4, je les avais signalés comme deux personnages différents. En rédigeant la note que je viens d’indiquer, je m’étais appuyé sur un renseignement fourni par le texte même du Retba, manuscrit arabe de la Biblio­thèque impériale, supplément n° 1078. Dans la préface de ce traité, fol. 7 v°, j’avais lu ces paroles :
« et je m’étais mis à rassembler les maté­riaux de cet ouvrage au commencement de l’année quatre cent trente‑neuf de l’ère des Arabes. » Ces nombres y sont écrits en toutes lettres. Or, comme Djemal ed‑Dîn el‑Kifti, l’auteur du Tabekat el‑Hokema, appelle l’auteur du Ghaïa Maslema, fils de Mohammed, et place sa mort en l’an 398, et comme Haddji Khalifa nous dit qu’il mourut en 395, il m’avait semblé impos­sible de reconnaître l’auteur du Ghaïa et celui du Retba pour le même individu. J’avais donc admis l’existence de deux per­sonnes portant le même nom, originaires toutes les deux de Madrid, natives de Cor­doue, et s’occupant des mêmes études. Je me trouvais obligé à regarder comme vraie une circonstance aussi peu probable, parce que, d’après les sources que j’avais con­sultées, l’un de ces savants mourut vers la fin du IVe siècle de l’hégire, et que l’autre florissait vers le milieu du siècle suivant. La déclaration si nette d’Ibn Khaldoun m’ayant ensuite amené à examiner cette question de nouveau, je trouvai, dans la Bibliotheca ar. hist. de Casiri, que l’exem­plaire du Retba conservé dans la biblio­thèque de l’Escurial offrait la date 339. Un second manuscrit du Retba, apparte­nant à la Bibliothèque impériale, ancien fonds arabe n° 973, confirme cette leçon : le passage déjà cité se trouve au fol. 4 v° de ce volume ; la date y est écrite en toutes lettres, mais, à la place du mot ﺔﻳﺎﻣﻌﺒﺮﺍ quatre cents, on lit ﺔﻴﺎﻣﺜﻠﺜ trois cents. Ce chiffre fait disparaître toutes les diffi­cultés que j’ai signalées ; il est évidemment la bonne leçon, et montre qu’Ibn Khal­doun ne s’est pas trompé en déclarant que l’auteur du Retba est le même que celui du Ghaïa. Maslema fut un savant d’un grand mérite, si nous devons en croire les renseignements fournis par Ibn Abi Osaï­biya, l’auteur de l’Histoire des médecins. Nous lisons dans cet ouvrage :
« Abou ’l-Cacem Maslema, fils d’Ahmed, surnommé El‑Madjrîti (originaire de Ma­drid) et natif de Cordoue, vivait sous le règne d’El‑Hakem (el‑Mostancer, neuvième sou­verain omeïade d’Espagne, mort l’an 366 (976 de J. C.) Le cadi Saêd (ﺪﻋﺎﺻ , mort l’an 417 de l’hégire, 1026‑7 de J. C.) parle de lui dans son ouvrage intitulé : ﻢﻣﻻﺍ ﺕﺎﻘﺒﻂ ﻰﻓ ﻒﻳﺮﻌﺘﻠﺍ ﺐﺎﺗﻜ (Notices des divers peuples). « A cette époque, dit‑il, Maslema fut le premier mathématicien de l’Espagne. Il surpassa tous ses prédécesseurs en la connaissance des sphères célestes et des mouvements des astres. Il s’occupa avec soin à observer les étoiles et mit beaucoup de zèle à expliquer le livre de Ptolémée in­titulé El-Medjesti (l’Almageste). Il a laissé un bon ouvrage sur cette partie de l’arith­métique que l’on désigne chez nous par le terme ﺕﻼﻤﺎﻌﻣ (moâmelat, c’est‑à dire transactions commerciales et autres). On lui doit aussi un abrégé du traité intitulé ﺐﻜﺍﻭﻜﻠﺍ ﻝﻳﺪﻌﺗ (rectification des étoiles) et fai­sant partie du Zidj (collection de tables astronomiques) composé par El‑Bettani (Al­bategnius). Il s’occupa aussi du Zîdj de Mohammed Ibn Mouça el‑Kharizmi, et ré­duisit à l’ère des Arabes les dates de l’ère persane, employée dans cet ouvrage. Il (y) indiqua les positions moyennes des astres, à partir du commencement de l’ère de l’hégire, et y ajouta de bonnes tables ; mais il adopta les erreurs de cet astronome et ne songea pas à les signaler. C’est là une tâche que j’ai remplie dans mon traité intitulé ﺐﻜﺍﻭﻜﻠﺍ ﺕﺎﻜﺮﺣ ﺡﻼﺻﺍ (Correc­tion des mouvements des étoiles) en faisant connaître les erreurs qui ont été commises par les observateurs. » Maslema mourut l’an 398 (1007‑8 de J. C.), avant le com­mencement des troubles (qui amenèrent la chute des Omeïades espagnols.). Il forma un grand nombre d’élèves ; jusqu’alors l’Espagne n’avait pas produit de savants aussi distingués. Parmi les plus marquants, nous pouvons indiquer Ibn es‑Semh (mort à Grenade l’an 420, 1029 de J. C.), Ibn es‑Saffar, Ez‑Zehraouï (Abou ’l-Hakem), El-Kermani et Ibn Khaldoun Abou Moslem Omar. » (Ms. arabe de la Bibliothèque impériale, suppl. n° 673, fol. 183 v°.) El‑Kifti n’a fait que copier Ibn Abi Osaïbiâ, et, chose re­marquable, ni l’un ni l’autre ne parle des ouvrages composés par Maslema sur la ma­gie et sur l’alchimie.
[258] Le passage mis entre parenthèses manque dans l’édition de Boulac et dans les manuscrits C et D.
[259] Voy. la 1e partie, p. 202.
[260] Littéral. « aux connaissances seigneu­riales (rabbâniya) » ; ce qui paraît signifier : aux connaissances du degré le plus élevé.
[261] Littéral. « psychique ».
[262] Pour ﻪﺗﺿﺎﻴﺮﻮ , lisez ﺔﺿﺎﻴﺮﻮ  avec les manuscrits C et D et l’édition de Boulac.
[263] Je lis ﻝَﺑِﻗ ﻥﻣ avec les manuscrits C et D et l’édition de Boulac.
[264] Les manuscrits C et D et l’édition de Boulac portent ﻰﻨﻌﻤﻠﺍ , à la place de ﻥﻴﻌﻤﻠﺍ . Cette dernière leçon me paraît inadmis­sible.
[265] Littéral. « présageant ».
[266] Littéral. « à cet édifice ». Peut‑être de­vons‑nous lire ﺔﻳﻨﻠﺍ « l’intention ».
[267] La description que notre auteur donne de ce procédé magique est faite d’une manière très confuse et paraît renfermer plusieurs termes techniques, propres à l’art. J’ai tâché de la rendre aussi littéralement que possible.
[268] Littéral. « qui s’entr’aiment ».
[269] On sait que les Arabes représentent quelquefois les nombres par des lettres de l’alphabet. Dans un de leurs systèmes, celui qu’on a suivi ici, la lettre ﺮ vaut 200, ﻚ vaut 20, ﻒ 80 et ﺪ 4.
[270] Les parties aliquotes de 220 sont 110, 55, 44, 22, 20, 11, 10, 5, 4, 2 et 1. La somme de ces nombres est 284. Les parties aliquotes de 284 sont : 142, 71, 4, 2 et 1. Ces nombres additionnés don­nent 220. Thabet Ibn Corra fut le pre­mier qui signala cette propriété de certains nombres ; Descartes en a parlé et Euler y a consacré un traité spécial dans son re­cueil intitulé Opuscula varii argamenti, t. II. M. Wœpcke a abordé le même sujet dans le Journal asiatique d’octobre‑novembre 1852.
[271] Vénus a deux maisons, l’une située dans le signe du Taureau, et l’autre dans celui de la Balance.
[272] Vénus est dans son exaltation et jouit de toute son influence quand elle est dans le vingt‑septième degré du Poisson.
[273] L’ascendant est le premier signe à partir de l’horizon oriental ; son septième est le signe qui est alors à l’horizon occi­dental, son dixième est celui qui est au zénith et son quatrième celui qui est au nadir.
[274] Il faut remplacerﺭﺛﻜﺎﺑ par ﺭﺛﻜﻻﺎﺒ . Cette correction est justifiée par la con­cordance grammaticale, par les manus­crits C et D, et par l’édition de Boulac.
[275] Pour ﻝﺎﻗ , lisez ﻪﻠﺎﻗ .
[276] Le mot hind s’emploie dans le dia­lecte arabe marocain pour désigner l’acier. Le mot asbâ signifie doigt. Je ne sais à quelle substance les alchimistes ont donné le nom de hind asbâ. Il désigne peut‑être l’espèce d’acier indien qui, dans le com­merce, s’appelle wootz.
[277] Les astrologues partagent chaque signe du zodiaque en trois faces, de dix degrés chacune. Les trente‑six faces sont assignées, chacune, à une des planètes, ou au soleil, ou à la lune.
[278] Le mithcal d’or peut valoir de huit à douze francs.
[279] Je lis ﻪﻛﺴﻣﻣﻠﺍ à la place de ﺔﻛﺴﻣﻣﻠﺍ . Les manuscrits C et D et l’édition de Boulac donnent la bonne leçon.
[280] Le mot ﻖﻓﻮ « ouifk », que je rends ici par amulette, désigne plus particulière­ment ces tableaux numériques qui s’appellent carrés magiques. Chacune des sept planètes avait son ouifk particulier. Le Chems el‑Maaref d’El‑Bouni fournit un grand nombre d’indications sur cette ma­tière et sur les procédés de la magie.
[281] Le soleil est dans son exaltation quand il entre dans le dix‑neuvième degré du Bélier. Les équivalents français des termes astrologiques employés dans ce cha­pitre m’ont été fournis par l’ouvrage inti­tulé l’Usage des Ephémérides par Villon, 2 vol. petit in‑8°, Paris, 1624.
[282] Voyez page 179, note 3.
[283] La leçon ﺔﻴﻀﺎﻴﺭ ne vaut rien ; il faut lire ﺔﻀﺎﻴﺮﻭ avec les manuscrits C et D, l’é­dition de Boulac et la traduction turque.
[284] Je ne relève pas les nombreuses va­riantes offertes par ce titre dans les divers manuscrits ; et je me borne à suivre la leçon de l’édition de Paris, et de la tra­duction turque. Haddji Khalifa n’a pas indiqué ce traité dans son dictionnaire biblio­graphique.
[285] Pour ﻩﺪﺤﺍﻮ , lisez ﺓﺪﺤﺍﻮ  .
[286] Les mots que je traduis ici se trouvent à la fin de la phrase arabe.
[287] On voit par ce paragraphe qu’Ibn Khal­doun se comptait lui-même au nombre des philosophes théologiens.
[288] Pour ﺪﻴﺤﻮﺗﻟﺍ , lisez  ﻪﻠﻠﺍ avec l’édition de Boulac et les manuscrits C et D.
[289] Pour ﺎّﻣﻠ , lisez  ﺎّﻣِﻠ
[290] Voy. ci-devant, p. 176, à la dernière ligne.
[291] Ces mots sont persans et signifient l’étendard de Gavé, forgeron qui délivra la Perse de la tyrannie de Zohâk. (Voy. les mots Dirfech et Gao dans la Bibliothèque orientale de d’Herbelot.)
[292] La leçon ﻰﻨﻳﺋﻣ se trouve dans le ma­nuscrit D, dans l’édition de Boulac et dans la traduction turque. Je suppose que c’est un adjectif relatif formé de ﻥﻳﺋﻣ ou de ﻥﻮﺌﻣ pluriel de ﺔﻴﺎﻣ (cent). Cet amulette, ou carré magique (ouifk), se com­posait probablement des mille premiers nombres. Je dois faire observer, pour justi­fier la signification assignée au mot ﻰﻨﻳﺋﻣ , que le carré magique à base de trois s’ap­pelle, dans le Chems el‑Maaref, ﻯﺪﺪﻌﻠﺍ ﺙﻠﺛﻤﻠﺍ ﻕﻓﻭﻠﺍ « le ouifk ternaire numérique », et celui qui est de quatre ﻯﺪﺪﻌﻠﺍ ﻊﺒﺮﻤﻠﺍ ﻕﻓﻭﻠﺍ « le ouifk quaternaire nu­mérique », etc.
[293] Voy. la 1e partie, p. 190.
[294] Je lis ﺖﺎﻤﺴﻟﺗﻠﺎﺒ  avec le manuscrit D.
[295] La bonne leçon est ﻞﻮﺒﺠﻤ . 

§  Les propriétés occultes des lettres de l’alphabet.
§  @
§  p.188 Cette science s’appelle de nos jours sîmîa [1], terme qui, employé d’abord dans l’art talismanique, fut détourné de son acception pri­mitive pour être introduit dans la technologie employée par cette classe de Soufis qu’on appelle les gens qui ont le pouvoir (d’agir sur les êtres créés). On l’a employé de cette manière, ainsi qu’on emploie l’universel pour désigner le particulier. Cette science prit son origine, après la promulgation de l’islamisme, quand les Soufs exaltés com­mencèrent à paraître dans le monde et à montrer leur inclination *132 pour les pratiques qui servent à dégager l’âme des voiles des sens. Ils firent alors des choses surnaturelles et exercèrent un pouvoir dis­crétionnaire sur le monde des éléments ; ils composèrent des livres, inventèrent une technologie et prétendirent reconnaître comment et dans quel ordre les êtres qui existent procédèrent de (l’Être) unique. Ils enseignèrent que la perfection (de la vertu) des noms provient du concours des esprits qui président aux sphères et aux astres, que la nature des lettres et leurs propriétés secrètes se communiquent aux noms (qui en sont formés) ; que les noms font sentir de la même manière leurs vertus (secrètes) aux êtres créés, et que ceux‑ci par­courent, depuis leur création, les diverses phases de l’existence [2]  et peuvent en indiquer les mystères. De là est sortie une science, celle qui traite des vertus secrètes des lettres et qui forme une sub­division de la magie naturelle (sîmîa). Il est impossible de désigner exactement son objet ou d’énumérer tous les problèmes dont elle s’occupe.
§  p.189 Nous devons à El-Bouni [3], à Ibn el‑Arebi [4] et à d’autres écrivains qui ont marché sur leurs traces, un grand nombre d’ouvrages trai­tant de cette science, et, d’après ce qu’ils y exposent, nous voyons qu’elle a pour fin et pour résultat de donner, aux âmes parfaites en science et en religion [5], le pouvoir d’agir sur le monde [6] de la nature, et qu’elles y parviennent à l’aide des noms excellents (ceux de Dieu) et de certains mots à vertus divines, (mots) qui se composent de lettres renfermant des qualités occultes lesquelles se communiquent aux êtres (créés).
§  Ils (les Soufis) ne s’accordent pas entre eux quand il s’agit d’ex­pliquer comment il se fait que les vertus secrètes des lettres puissent donner à l’âme le pouvoir d’agir (sur les êtres). Les uns, supposant que cette qualité dépend du tempérament même des lettres, les rangent en quatre classes, correspondant aux (quatre) éléments. A chacun des tempéraments naturels, ils assignent une partie de ces let­tres, lesquelles donnent (à l’âme) la faculté de s’immiscer, soit comme agent, soit comme patient, dans la nature de l’élément qui leur cor­respond. D’après ce système artificiel, qu’ils nomment teksîr (frac­tionnement) et qui correspond aux (quatre) espèces d’éléments, ils divisent les lettres en quatre classes [7] : les ignées, les aériennes, les aqueuses et les terrestres. Ainsi ils attribuent l’élif (ﺍ) au feu, le ba (ﺐ) à l’air, le djîm (ﺝ) à l’eau, et le dal (ﺪ) à la terre. Prenant alors les *139 autres lettres, ils continuent l’opération jusqu’à la fin de l’alphabet. De cette manière, l’élément du feu obtient sept lettres : l’élif (ﺍ), le p.190 (ﻩ), le tha (ﻁ), le mêm (ﻢ), le fa (ﻒ), le sin (ﺲ) et le dhal (ﺬ). L’air en reçoit autant ; ce sont : le ba (ﺐ), le ouaou (ﻮ), le ya (ﻯ), le noun (ﻥ), le dhad (ﺾ), le ta (ﺖ) et le dha (ﻅ). L’élément de l’eau en ob­tient sept : le djîm (ﺝ), le za (ﺯ), le kaf (ﻚ), le sad (ﺺ), le caf (ﻖ), le tha (ﺚ) et le ghaïn (ﻍ). A la terre en appartiennent sept : le dal (ﺪ), le ha (ﺡ), le lam (ﻞ), l’aïn (ﻉ), le ra (ﺮ), le kha (ﺥ) et le chîn (ﺶ) [8].
§  Les lettres ignées éloignent les maladies froides et doublent, au besoin, la force de la chaleur, soit effectivement [9], soit virtuellement ; de même qu’elles donnent à (l’influence de la planète) Mars une double force pour guerroyer, pour tuer et pour attaquer. Les lettres aqueuses chassent les maladies chaudes, telles que fièvres, etc. et doublent, au besoin, soit effectivement, soit virtuellement, les forces froides, comme celles de la lune.
§  Selon d’autres, la puissance mystérieuse au moyen de laquelle les lettres font agir l’âme (sur les êtres créés) dérive d’un rapport nu­mérique : les lettres de l’alphabet désignent certains nombres qui leur correspondent et dont la valeur a été déterminée conventionnel­lement, ou par leur propre nature [10]. Or, puisque les nombres ont un rapport les uns avec les autres, les lettres doivent en avoir aussi entre elles. Il y a un rapport entre le ba, le kaf et le ra, vu qu’ils indi­quent les deuxièmes des trois premiers ordres ; car ba exprime deux dans l’ordre des unités ; kaf indique deux dans celui des dizaines, et ra représente le deux de l’ordre des centaines. Ces lettres ont encore un rapport avec le dal, le min et le ta, puisque celles‑ci désignent p.191 les quatrièmes (des trois premiers ordres), et entre les deuxièmes et les quatrièmes il y a un rapport du double.
§  Les noms ainsi que les nombres ont servi à former des amulettes ; *140 chaque classe de lettres en fournit un qui lui correspond en ce qui regarde le nombre, soit des chiffres [11], soit des lettres. Le rapport qui existe entre les vertus secrètes des lettres et celles des nombres donne à la faculté d’agir sur les êtres un tempérament particulier. On saisit difficilement les rapports cachés qui existent entre les lettres et les tempéraments des êtres, ou entre les lettres et les nombres ; de tels problèmes ne sont pas du domaine des sciences (positives) et ne se laissent pas résoudre au moyen de raisonnements syllogistiques. Selon les Soufis, il faut s’en rapporter au goût [12] et au sentiment éprouvé par l’âme quand elle se dégage du voile des sens (pour avoir la solu­tion de ces questions). « Il ne faut pas s’imaginer, dit El‑Bouni, qu’on puisse connaître les vertus des lettres en se servant du raisonnement ; on n’y arrive que par la contemplation et par la faveur divine. »
§  Les mots, ainsi que les lettres dont ils se composent [13], procurent à l’âme la faculté d’agir sur le monde de la nature et, par conséquent, de faire des impressions sur les êtres créés. C’est là une influence qu’on ne saurait nier, puisque son existence est constatée par des ré­cits authentiques qui nous sont parvenus relativement à (des pro­diges opérés par) beaucoup de Soufis. On s’est imaginé, mais à tort, que l’action exercée (sur les êtres de ce monde) par l’âme est identi­quement la même chez les Soufis et chez les gens qui opèrent avec des talismans. S’il faut s’en rapporter aux vérifications que ceux‑ci ont faites, l’influence des talismans dépend en réalité de certaines puissances spirituelles (provenant) de la substance de la force [14]. Elle fait sentir sa domination et sa puissance à tout ce qui consiste en une p.192 combinaison d’éléments [15], et cela au moyen des vertus occultes qui se trouvent dans les sphères célestes, des rapports qui existent entre les nombres et des fumigations qui attirent (en bas) la spiritualité à laquelle le talisman est consacré. On lie (cette spiritualité) au talis­man par la puissance de la pensée, et l’on attache ainsi les natures du monde supérieur à celles du monde inférieur. « Le talisman, disent-ils, est comme un levain composé des (mêmes) éléments terrestres, aériens, aqueux et ignés qui se trouvent dans la totalité des (êtres *141 composés, levain) capable de changer toutes (les substances) dans les­quelles il entre, et d’agir sur elles de manière à les convertir en sa propre essence et leur donner sa propre forme. On peut l’assimiler à la pierre philosophale [16], levain qui transmue en sa propre essence les corps minéraux dans lesquels on le fait entrer [17]. »
§  Partant de ce principe, ils enseignent que l’objet de l’alchimie est (de faire agir) un corps sur un autre, puisque toutes les parties élé­mentaires de l’élixir sont corporelles, et que l’objet de l’art talisma­nique est (de faire agir) un esprit sur un corps, puisque, par cet art, on lie les natures du monde supérieur à celles du monde inférieur ; or les premières sont spirituelles et les dernières corporelles.
§  Il y a, entre les gens qui pratiquent l’art talismanique et ceux qui mettent en œuvre les vertus secrètes des noms, une différence réelle en ce qui regarde la manière de faire agir l’âme (sur les êtres). Pour l’apprécier, il faut d’abord se rappeler, que la faculté d’agir dans toute l’étendue du monde de la nature appartient à l’âme humaine et à la pensée de l’homme. Cette âme tient de son essence le pouvoir d’em­brasser la nature et de la dominer, mais son action, chez ceux qui opèrent au moyen des talismans, se borne à tirer d’en haut la p.193 spiritualité des sphères et de la lier à certaines figures ou à certains rap­ports numériques. De là résulte une espèce de mélange qui, par sa nature, change et transmue (ce qu’il touche), ainsi qu’opère le levain sur les matières dans lesquelles on l’introduit. (Nous disons ensuite qu’) il en est autrement de ceux qui, pour donner à leur âme cette faculté d’agir, se servent des propriétés secrètes des noms ; ils n’y parviennent qu’à la suite d’une grande contention d’esprit ; ils doivent être éclairés par la lumière céleste et soutenus par le secours divin. La nature (externe) se laisse alors dominer, sans offrir de la résis­tance et sans qu’on ait recours aux influences des sphères ou à d’autres moyens, vu que le secours divin est plus puissant qu’une influence quelconque. Ceux qui opèrent avec des talismans n’ont besoin que d’un très léger exercice préparatoire quand ils veulent procurer à leur âme le pouvoir de faire descendre la spiritualité des sphères. Com­bien il leur est facile de donner à leur esprit la direction convenable ! Combien leurs exercices sont peu fatigants, si on les compare avec les *142 exercices transcendants des hommes (les Soufis) qui emploient les vertus mystérieuses des noms ! (Les talismanistes) ne cherchent pas à agir sur les êtres au moyen de leur âme, parce qu’un voile s’y inter­pose (celui des impressions des sens) ; et, si cette faculté leur ar­rive, ce n’est que par accident et comme une marque de la faveur divine. S’ils (les Soufis) ignorent les secrets de Dieu et les vérités du royaume céleste, — ce qui ne s’apprend que par la contemplation et après l’écartement (des voiles des sens) ; — s’ils se bornent à étu­dier les rapports qui existent entre les noms, les qualités [18] des lettres et celles des mots ; si, dans le but qu’ils se proposent, ils emploient (uniquement) ces rapports, c’est‑à‑dire s’ils font comme les personnes que l’on désigne ordinairement par le nom de gens de la sîmîa (ou de la magie naturelle), — alors, rien ne les distinguera de ceux qui opèrent au moyen de talismans ; et, en ce cas, nous devrions accor­der plus de confiance à ceux‑ci, parce qu’ils s’appuient sur des p.194 principes justifiés par la nature (des choses) et par la science, et qu’ils suivent un système de doctrine bien ordonné.
§  Quant à ceux qui opèrent au moyen des vertus secrètes des noms, s’ils n’ont pas pour les seconder la faculté d’écarter (les voiles des sens), afin d’obtenir la connaissance des vertus réelles qui existent dans les mots et des effets résultant des rapports (qui existent entre les noms, etc.), — ce qui leur arrive quand ils n’y donnent pas toute leur attention [19], — s’ils n’ont pas étudié les sciences d’après un système de règles qui soit digne de confiance, — ces hommes occuperont toujours une place très inférieure.
§  Celui qui opère au moyen de noms mêle quelquefois les influences des mots et des noms à celles des astres ; il assigne aux noms excel­lents (ceux de Dieu), ou aux amulettes qu’il a dressés avec ces noms, ou même à tous les noms (indistinctement), des heures [20] (favorables à leur emploi, heures qui participent aux) qualités bienfaisantes de l’astre qui est en rapport avec le nom (dont il s’occupe). El‑Bouni a suivi cette pratique dans son ouvrage intitulé El‑Anmat [21]. Selon (les Soufis), ces rapports émanent de la présence amaïenne [22], laquelle est la même que celle du berzekh de la perfection nominale [23], et ces *143 (vertus) ne descendent (des sphères) que pour être distribuées aux êtres [24], selon les rapports qu’elles peuvent avoir avec eux. Ils disent aussi que, pour apprécier (les vertus des mots), on doit avoir recours à la contemplation ; donc toute tentative faite dans ce but par une personne qui, étant dépourvue de la faculté contemplative, accepterait p.195 les opinions d’autrui à l’égard de ces rapports, doit se mettre sur la même ligne que les opérations d’un talismaniste. On peut même dire que celles‑ci méritent plus de confiance, ainsi que nous l’avons déjà fait observer.
§  Les personnes qui dressent des talismans combinent quelquefois dans leurs procédés les vertus des astres avec celles des invocations, composées de paroles qui ont avec les astres un rapport spécial. Mais, à leur avis, les rapports de ces paroles (aux astres) ne sont pas du même genre que ceux dont les individus qui étudient les (vertus se­crètes des) noms prennent connaissance lorsqu’ils sont absorbés dans la contemplation. « Ils dépendent (disent‑ils) des principes fondamen­taux du système des procédés magiques que nous employons dans le but de déterminer la manière dont les (influences des) astres se répartissent parmi les diverses catégories des êtres créés, c’est‑à‑dire les substances, les accidents, les essences et les minéraux [25] ; à ces caté­gories il faut ajouter les lettres et les mots. A chaque astre appartient spécialement une partie de ces êtres.
§  On a fondé sur cette base un édifice aussi singulier que répréhen­sible : les chapitres et les versets du Coran s’y trouvent distribués (et placés) comme tout le reste (sous l’influence des astres). C’est ainsi qu’a fait Maslema el‑Madjrîti dans son Ghaïa. El‑Bouni a évidemment suivi le même système dans son Anmat ; parcourez ce livre, examinez les invocations qu’il renferme ; observez que l’auteur les a distribuées entre les heures des sept astres [26] ; prenez ensuite le Ghaïa et voyez‑y les kîama des astres, c’est‑à‑dire les invocations qui leur sont parti­culières, et qui sont nommées ainsi parce qu’on les prononce en se *144 tenant debout [27] : quand vous aurez examiné ces ouvrages, vous serez convaincu que le fait est ainsi. (Cet accord entre les deux ouvrages) a dû résulter, soit de l’identité des matières dont ils traitaient, soit p.196 du rapport qui existait entre la formation primitive et le berzekh de la connaissance [28].
§  Il ne faut pas s’imaginer que toute science [29] réprouvée par la loi doive être regardée comme non existante ; la magie est défendue, mais sa réalité n’en est pas moins certaine. Quoi qu’il en soit, les connaissances que Dieu nous a enseignées suffisent à tout, et vous n’avez reçu, en fait de science, qu’une bien faible portion. (Coran, sour. XVII, vers. 87.)
§  Établissement d’une vérité et discussion d’un point subtil [30]. — La sîmîa (ou magie naturelle) est réellement une branche de la magie, ainsi que nous l’avons montré, et la faculté de s’en servir s’acquiert par l’emploi d’exercices que la loi ne condamne pas. Nous avons déjà fait observer que, chez deux classes d’hommes, l’âme peut agir sur le monde des êtres créés. Les prophètes, qui formaient une de ces classes, y agissaient au moyen d’une faculté divine que Dieu avait implantée dans leur nature ; les magiciens (qui composent l’autre classe) opèrent au moyen d’une faculté psychique qui leur est innée. Les hommes saints peuvent acquérir cette faculté par la vertu de la profession [31] de foi ; c’est, chez eux, un des résultats amenés par le dépouillement (des sentiments mondains qui préoccupent l’âme) ; elle leur naît sans qu’ils aient cherché à l’obtenir et leur arrive comme un don inattendu. Ceux qui sont bien affermis (dans les habitudes de la vie ascétique) tâchent d’éviter cette faveur quand elle se présente à eux ; ils prient Dieu de les délivrer d’une faculté qu’ils regardent comme une tentation. On raconte qu’Abou Yezîd el‑Bestami [32], étant p.197 dans un état très misérable, arriva un soir au bord du Tigre. (Ayant voulu traverser le fleuve, ) il vit les deux rivages se rapprocher jusqu’à se toucher devant lui. (Au lieu de profiter de cette faveur, ) il pria Dieu de le délivrer de la tentation : « Non ! s’écria‑t‑il, je ne veux pas abuser de mon crédit auprès du Seigneur dans le but d’économiser un liard. » S’étant alors embarqué dans le bateau de passage, il tra­versa le Tigre avec les bateliers.
§  La faculté innée d’exercer la magie ne passe jamais de la puissance à l’acte, tant qu’on ne l’excite pas au moyen d’exercices préparatoires. Celle qui n’est pas innée, mais acquise, est inférieure à l’autre, et l’emploi d’exercices préparatoires est encore nécessaire pour l’acti­ver. *145 La nature des exercices magiques est bien connue ; Maslema el‑Madjrîti en a indiqué, dans son Ghaïa, les diverses espèces et la ma­nière de les (accomplir). Djaber Ibn Haïyan les a mentionnés aussi dans ses traités, et quelques autres écrivains ont laissé des ouvrages sur le même sujet. L’étude de ces livres occupe une foule de gens qui espèrent acquérir une connaissance de la magie en apprenant les règles et les conditions [33] (qui doivent s’observer dans la pratique) de cet art. Nous ferons observer qu’autrefois les exercices magiques étaient un tissu d’impiétés : on tournait son esprit vers les astres et on leur adressait des prières appelées Hama, avec l’intention d’attirer en bas les spiritualités des corps célestes. On croyait à des impressions prove­nant d’un autre que Dieu et servant à établir une liaison entre l’acte (de la magie) et les ascendants stellaires ; on observait les positions des planètes dans les signes du zodiaque, afin d’obtenir l’influence dont on avait besoin.
§  Bien des personnes, ayant voulu procurer à leur âme la faculté d’agir sur le monde des êtres créés, entreprirent d’acquérir cet art en suivant une voie qui devait les éloigner des pratiques entachées d’impiété ; et, dans ce but, elles donnèrent à leurs exercices un p.198 caractère légal, en y remplaçant (tout ce qui blessait la religion) par des litanies et des cantiques à la louange de Dieu, et par des invocations tirées du Coran et des traditions sacrées. Ces individus, voulant con­naître les prières qui convenaient à leur but, se guidaient d’après une considération que nous avons déjà indiquée, savoir, que le monde, avec tout ce qu’il renferme d’essences (êtres), de qualités et d’actes, est partagé entre les sept planètes et soumis à leurs influences. Avec cela, ils recherchaient scrupuleusement les jours et les heures qui cor­respondaient aux influences ainsi réparties, et, par l’emploi d’exercices autorisés par la loi, ils s’abritaient contre les imputations auxquelles les pratiques de la magie ordinaire les auraient exposés, pratiques qui, si elles ne sont pas des actes d’infidélité, doivent nécessairement y porter. Ils s’attachaient à suivre la voie légale, parce qu’elle était assez large et n’offrait rien de répréhensible. C’est ainsi que fit El-Bouni dans plusieurs de ses ouvrages, tels que l’Anmat, et d’autres écrivains adoptèrent le même plan. Évitant avec un soin extrême de donner le *146 nom de magie à l’art qu’ils cultivent, ces gens l’appellent sîmîa (magie naturelle) ; mais, bien qu’ils le pratiquent en suivant la voie légale, ils ne peuvent s’empêcher de tomber dans l’emploi de la magie véri­table. Malgré la direction licite qu’ils donnent à leurs pensées, ils ne s’éloignent pas tout à fait de la croyance en certaines influences qui ne procèdent pas de Dieu ; ils cherchent aussi à se procurer la faculté d’agir sur le monde des êtres, ce qui est défendu par le législateur divin.
§  Quant à l’influence qu’il arrivait aux prophètes d’exercer et qui se manifestait dans leurs miracles, ils ne la faisaient valoir que par l’ordre de Dieu et par suite de sa décision. Chez les saints, cette influence s’em­ploie aussi avec la permission de Dieu, et leur vient, soit par inspira­tion et par l’opération de Dieu, qui crée (alors) en eux la science qui leur est nécessaire, soit de quelque autre manière. Au reste, ils ne s’en servent jamais sans y être autorisés.
§  Il ne faut pas se laisser tromper par le terme sîmîa que les magiciens emploient pour dérouter le public. La sîmîa (chez eux) est réellement une branche, une conséquence nécessaire de la magie, ainsi que nous l’avons déjà déclaré. Dieu, dans sa bonté, (nous) dirige vers la vérité [34].
§  Section. Selon les gens du métier, il y a une branche de la sîmîa qui consiste à poser des questions, puis à en tirer des réponses au moyen de liaisons qui existent entre des mots composés de lettres [35]. Ils veulent (nous) faire accroire que c’est là une des bases fonda­mentales (de l’art qui procure) la connaissance des événements futurs ; mais leur procédé ne ressemble qu’à une suite de casse‑têtes et d’é­nigmes. Ils ont beaucoup discouru sur cette matière, et ce qu’ils ont avancé de plus détaillé et de plus curieux se rapporte à la zaïrdja (ou tableau circulaire) de l’univers, qui a pour inventeur Es‑Sibti, et dont nous avons déjà parlé [36]. Nous allons exposer ici ce qu’ils ont dit sur la manière d’opérer avec la zaïrdja, et nous reproduirons en entier la cacîda (ou poème) qui se rapporte à ce sujet, et dont l’auteur, à ce qu’ils prétendent, fut Es‑Sibti lui-même [37]. Nous donnerons ensuite la description de la zaïrdja, avec ses cercles, son tableau et tout ce qui s’y trouve inscrit [38] ; nous indiquerons ensuite le caractère de cette opération [39], laquelle n’a aucun rapport réel avec le monde invi­sible et consiste uniquement à trouver une réponse qui soit d’accord avec une question, et qui, étant prononcée, offre un sens raisonnable. *147 C’est un procédé très curieux : la réponse se tire de la question au moyen d’une opération qui se pratique comme un art et qu’on ap­pelle tekcîr (décomposition) ; nous avons déjà donné des indications au sujet de tout cela. Quant à la cacîda (qui accompagne la zaïrdja), p.200 nous n’en possédons pas une copie dont l’authenticité nous semble bien assurée ; le texte que nous en donnons ici est celui que nous avons choisi entre plusieurs autres, parce que, d’après toutes les apparences, il est le plus correct.
§   
§  OBSERVATIONS DU TRADUCTEUR.
§  @
§  Avant d’exposer les motifs qui m’empêchent de donner une traduction de ce poème, je dois présenter au lecteur quelques observations touchant quarante‑trois pages de texte qui forment la suite de ce chapitre. L’auteur y traite surtout du procédé au moyen duquel on obtient une réponse à une question quelconque, en se servant d’un système de tables (zaïrdja) dont on attribue l’invention à un personnage nommé Es‑Sibti [40]. Dans la première partie de cet ouvrage, p. 245 et suivantes de la traduction, Ibn Khaldoun a donné une description de ces tables et nous a fait connaître la manière de s’en servir. Dans ce chapitre‑ci, il nous offre d’abord un poème qui ren­ferme, à ce qu’on prétend, tout ce qu’il est nécessaire de savoir, relativement à l’emploi de la zaïrdja. Cette pièce se compose de cent huit vers, entrecoupés de passages en prose, de for­mules mystérieuses et de plusieurs suites de sigles, de lettres et de chiffres. Après ce poème vient une section de chapitre que l’auteur a intitulée Manière d’opérer sur la zaïrdja quand on veut en tirer des réponses à des questions. Nous y lisons d’abord qu’à chaque question il peut y avoir trois cent soixante p.201 réponses, puis une note touchant la valeur des lettres, chiffres et sigles qui se voient inscrits dans les tables, et ensuite une longue description du procédé par lequel on obtient une de ces réponses.
§  Pour montrer la manière de procéder, l’auteur se propose une question dont il entreprend de trouver la réponse. Cette question est celle‑ci :
§  ﻢﻴﺪﻗ ﻡﺍ ﺚﺪﺣ ﻢﻟﻋ ﻰﻫ ﻞﻫ ﺔﺠﺭﻳﺍﺯﻠﺍ 
§  c’est‑à‑dire : « La zaïrdja est‑elle une connaissance (ou découverte) moderne ou ancienne ? » D’après la théorie, chaque question peut re­cevoir trois cent soixante réponses ; car un des éléments qu’on fait entrer dans ce calcul est le degré de l’écliptique qui s’é­lève sur l’horizon au moment de l’opération, et que les astro­logues nomment l’ascendant. L’auteur prend pour ascendant le premier degré du Sagittaire. Voici maintenant de quelle manière il procède ; je traduis à la lettre :
§  « Nous avons posé (ou mis par écrit) les lettres de la corde (c’est‑à‑dire du rayon qui part) de la tête (c’est‑à‑dire du com­mencement) du Sagittaire, (celles du rayon) opposé (lequel part) de la tête (commencement) des Jumeaux ; et (celles) de son tiers, qui est la corde de la tête du Verseau [41]. (On prend ces lettres en allant de la circonférence) jusqu’à la limite qui est le centre (de tous les cercles de la zaïrdja). Nous y avons joint les lettres de la question et nous en avons examiné le nombre (total), qui ne doit pas être moins de 88 ni plus de 96, (chiffre qui) est la somme d’un dour sain [42]. Il y avait dans notre question quatre‑vingt‑treize (lettres, en tenant compte des lettres prises dans la zaïrdja). On raccourcit la question si (le nombre des lettres) dépasse 96, et, de même, on y supprime p.202 tous les dours duodécimains, pour ne garder que ce qui en résulte et qui reste. Dans notre question, il y avait sept dours, et le restant était 9. Posez‑le (c’est‑à‑dire ce chiffre) parmi les lettres, si l’ascendant n’atteint pas douze degrés ; s’il les atteint, ne posez pour lui (?) ni nombre ni dour [43]. Ensuite posez (pre­nez note de) leurs nombres, dans le cas où l’ascendant, ayant dépassé vingt‑quatre degrés, (se trouvera) dans la troisième face (ou dernier tiers du signe). Posez ensuite l’ascendant, qui est 1, le sultan de l’ascendant, qui est 4, et le grand dour, qui est 1. Ajoutez l’ascendant au dour ; vous obtiendrez 2, dans la question qui nous occupe. Multipliez ce qui sort d’eux (leur somme) par le sultan du signe, vous obtiendrez 8 ; ajou­tez le sultan à l’ascendant, et vous aurez 5. Voilà sept bases. Si le produit de l’ascendant et du grand dour, multiplié par le sultan du Sagittaire, n’atteint pas 12, on entre dans le côté de huit, (à compter) du bas du tableau en montant ; et s’il dépasse douze, on en rejette (un ou) plusieurs dours. Vous entrez avec le restant dans le côté de huit et marquez le point où le numéro s’arrête. Avec le 5, tiré du sultan et de l’ascendant, vous entrez dans le côté de la surface plane, en haut du tableau. Vous compterez successivement cinq dours, que vous retiendrez jusqu’à ce que le numéro s’arrête vis‑à‑vis des cases du tableau qui portent des nombres. S’il s’arrête vis‑à‑vis d’une des cases vides du tableau, sur l’une des deux (a), n’en tenez pas compte, mais continuez (à opérer) avec vos dours sur l’une des quatre lettres, savoir, ﺍ (a), ﺐ (b), ﺝ (dj) et ﺯ (z). Nous avons trouvé que le nombre est tombé sur la lettre ﺍ , et que trois dours sont restés. Nous avons mul­tiplié 3 par 3, ce qui donnait 9, le nombre du premier dour. p.203 Posez‑le et prenez la somme des deux côtés, du perpendiculaire et du plan, pour que cela entre dans la case de huit. »
§  L’opération continue encore très longuement et donne enfin une lettre qui se met à part ; elle recommence ensuite pour chacune des autres lettres qui forment la question, et finit par produire une suite de lettres isolées, qui, étant combinée avec celle dont se compose un vers technique [44] très usité chez une certaine classe de devins, fournit une autre suite de lettres isolées.
§  On réunit celles‑ci de manière à en former des mots arabes, mais en ayant soin de n’apporter aucun changement à l’ordre dans lequel elles se sont présentées. Ces mots forment la ré­ponse, et, comme on a employé dans l’opération toutes les lettres du vers technique, sans en omettre celle qui forme la rime, la réponse se termine par cette même rime. Voici la ré­ponse qu’Ibn Khaldoun prétend avoir obtenue à la question qu’il s’était proposée ; il en donne les lettres seulement, ayant négligé de les combiner ensemble afin d’en former des mots. J’ai formé ces mots et je les place ici, suivant en cela l’exemple du traducteur turc :
§ 
§  Ce que je traduis ainsi : « Va donc ! l’Esprit de la sainteté en a manifesté le mystère à Idrîs ; de sorte que, par elle, il est monté au faîte de la gloire. » Nous apprenons ainsi que la zaïrdja est d’une origine très ancienne et qu’elle eut pour inventeur Idrîs, saint personnage que plusieurs docteurs musulmans ont iden­tifié avec Énoch.
§  Le reste du chapitre est consacré à d’autres opérations divinatoires qui peuvent se faire avec la zaïrdja, ou avec des p.204 lettres de l’alphabet, et se termine par un paragraphe dans lequel l’auteur nous enseigne la manière de découvrir les rap­ports mystérieux qui existent entre les lettres et les quatre éléments.
§  Bien que tout ce chapitre, à commencer par le poème d’Es‑Sibti, soit rempli de termes techniques, d’expressions énig­matiques, de procédés très compliqués et de spéculations tout à fait chimériques, j’avais cru à la possibilité de le tra­duire. Je désirais surtout vérifier la marche de la longue opé­ration par laquelle notre auteur était parvenu à obtenir cette réponse, et, dans ce but, je commençai par collationner le texte de l’édition de Paris avec les manuscrits C et D et avec l’édition de Boulac. Je reconnus alors que nous ne possédions pas une copie correcte du poème, ce dont M. Quatremère s’était déjà aperçu, puisqu’il nous en a donné un si grand nombre de variantes. Les manuscrits de la Bibliothèque im­périale et l’édition de Boulac m’en fournirent encore beau­coup, et le texte du même poème, reproduit d’après les manuscrits de Constantinople par le traducteur turc, m’of­frit encore de nouvelles leçons et, de plus, une foule de variantes recueillies par ce savant. Les manuscrits 1166 et 1188 de la Bibliothèque impériale renferment plusieurs petits traités sur la zaïrdja et fournissent encore une copie du poème ; mais j’y remarquai des vers interpolés, des sup­pressions et beaucoup de nouvelles leçons [45]. Muni de cette masse de variantes, j’essayai de rétablir ce texte, altéré de p.205 tant de manières par l’incurie et par l’ignorance des copistes ; mais je m’aperçus que, même avec ces secours, je ne pouvais arriver à un résultat satisfaisant : les tournures insolites et les termes obscurs dont l’auteur, Es‑Sibti, s’était servi dans le but d’éblouir les profanes et de leur cacher le sens de son poème, ont été si incorrectement reproduits, qu’il est impos­sible de les rectifier, quelles que soient les leçons qu’on adopte. Il me fallut donc renoncer à en entreprendre la traduction. Je pensai alors qu’en étudiant la description qu’Ibn Khal­doun donne du procédé, et en opérant d’après ses indications, je parviendrais à comprendre la marche de ce jeu cabalis­tique ; mais, avant de m’y engager, je sentis qu’il me fallait avoir une copie de la zaïrdja sous les yeux, et, chose bien ex­traordinaire, aucun de nos manuscrits, aucune de nos éditions ne la donne. Un manuscrit de la bibliothèque d’Alger ren­ferme, il est vrai, plusieurs petits tableaux circulaires portant l’inscription de zaïrdja d’Es‑Sibti, mais ils ne répondent pas à la description qu’Ibn Khaldoun nous en a fournie. Ayant eu plus tard entre les mains la traduction turque des Prolé­gomènes par Djevdet Efendi, j’y trouvai une grande feuille sur laquelle étaient lithographiés deux tableaux, l’un circulaire et l’autre, carré, avec l’inscription zaïrdjat el‑Aalem (tableau circulaire de l’univers). Le premier tableau, composé de cercles concentriques, traversés par des rayons, est placé entre quatre cercles plus petits. On voit sur les circonférences et les rayons des cercles concentriques et dans l’intérieur des cercles exté­rieurs un grand nombre de chiffres numériques, de lettres et de sigles, appartenant, les uns à l’alphabet secret appelé ﻢﺎﻣﺯﻠﺍ ﻡﺷﺮ (rechm ez‑zemam, c’est‑à‑dire écriture d’enregistrement), et p.206 les autres à l’alphabet nommé ﺮﺎﺑﻐﻟﺍ ﻡﺷﺮ (rechm el‑ghobar). Le second tableau a la forme d’un parallélogramme partagé en plusieurs milliers de cases, dont environ la moitié contient des chiffres, des lettres ou des sigles.
§  Croyant enfin posséder l’instrument que j’avais souhaité, je repris le texte d’Ibn Khaldoun et je commençai à l’étudier et à faire l’opération qu’il décrit. Je reconnus bientôt que ces tableaux ne fournissaient pas les résultats indiqués par notre auteur. Ayant alors conçu des doutes sur l’exactitude de la zaïrdja el‑Aalem, et ayant confronté le parallélogramme avec la description déjà insérée dans ces Prolégomènes, je m’a­perçus qu’au lieu de contenir 55 x 131 = 7205 cases, il n’en renfermait que 55 x 128 = 7040 ; trois colonnes, de cin­quante‑cinq cases chacune, y manquaient.
§  Cette découverte m’ôta l’espoir de pouvoir accomplir ma tâche, car, évidemment, je n’avais pas le même tableau auquel Ibn Khaldoun avait appliqué son procédé ; d’ailleurs, les ma­nuscrits et les éditions imprimées ne s’accordent pas toujours dans la reproduction des nombreux chiffres et sigles cabalis­tiques qui se rencontrent dans ce traité. Toutes les incorrec­tions que je viens de signaler, la complication des procédés, l’obscurité. répandue à dessein sur les passages les plus im­portants du texte, et surtout l’absence d’un bon exemplaire des tables, me décidèrent enfin à discontinuer un travail qui ne pouvait offrir un résultat satisfaisant. Je le fis avec d’autant moins de regret que le sujet lui-même n’a aucune impor­tance réelle ou scientifique, et qu’Es‑Sibti, en imaginant son procédé, n’a probablement eu pour but que d’abuser de la crédulité de ses lecteurs.
§   
§  L’alchimie.
§  @
§  p.207 *191 Cette science a pour objet la substance qui s’emploie dans un procédé artificiel pour amener à la perfection l’or et l’argent [46]. Elle ex­pose aussi l’opération qui conduit à ce résultat. (Les alchimistes) font des expériences sur toute espèce de choses, après en avoir constaté les tempéraments et les vertus ; et cela dans l’espoir que le hasard leur fera rencontrer la substance douée de la propriété qu’ils re­cherchent. Ne se bornant pas uniquement aux minéraux, ils exa­minent jusqu’aux matières provenant des corps animés, et travaillent sur les os, les plumes, les poils, les œufs et les excréments. La même science indique les procédés qui ont pour but de faire passer cette substance de la puissance à l’acte ; comme, par exemple, la *192 ré­solution des corps en leurs parties constituantes [47] par l’emploi de la sublimation, de la distillation, de la solidification des liquides en les saturant avec de la chaux (calcination), de la lévigation des corps durs faite par le moyen du pilon et de la molette, etc.
§  Ils prétendent retirer de toutes ces opérations un corps naturel auquel ils donnent le nom d’élixir (el‑ikcîr), et qui, étant projeté sur un corps minéral, le plomb, par exemple, ou l’étain, ou le cuivre, le convertit en or pur, quand on aura disposé ce corps ou ce métal par une opération, assez facile, du reste, à recevoir la forme de l’or ou de l’argent, après l’avoir chauffé dans le feu. Dans la terminologie obscure et énigmatique de cet art, l’élixir s’appelle l’âme, et la masse inorganique [48] sur laquelle on le projette est désignée par le mot corps. p.208 Cette science a aussi pour but d’expliquer [49] ces termes techniques et le procédé par lequel on donne la forme de l’or ou de l’argent à des corps préparés d’avance pour subir cette transmutation.
§  Depuis les temps anciens jusqu’à nos jours, on n’a cessé d’écrire sur l’alchimie, et quelquefois même on en a publié des ouvrages sous les noms de personnes qui ne s’étaient jamais occupées de cette par­tie. De tous ces auteurs, celui que les alchimistes regardent comme le grand maître de l’art est Djaber Ibn Haïyan [50] ; ils vont même jus­qu’à nommer l’alchimie la science de Djaber. Cet auteur écrivit sur l’alchimie et laissa soixante et dix épîtres qui ressemblent toutes à des recueils d’énigmes. Il prétendait même que, pour avoir la clef du sens de ces traités, on devait connaître d’avance toute la science qu’ils renfermaient. Toghraï [51], philosophe qui parut en Orient dans un des derniers siècles, nous a laissé plusieurs recueils renfermant des traités d’alchimie et le récit de ses discussions avec les gens du métier et autres philosophes. Maslema el‑Madjrîti, philosophe espa­gnol, a écrit sur l’alchimie un livre intitulé Retba tel‑Hakim et de­vant servir de pendant à un autre ouvrage qu’il avait composé sur la magie et les talismans, et auquel il avait donné le titre de Ghaïat el-Hakîm. *193 Ces deux volumes, selon lui, sont le produit de la philoso­phie et le fruit de toute la science. « Celui, disait‑il, qui ne les com­prend pas est étranger également à la philosophie et à la science. » Le Retba et tous les autres traités composés par les alchimistes sont remplis d’expressions énigmatiques qu’on aurait bien de la peine à comprendre, à moins d’avoir étudié la terminologie de l’art. Nous indiquerons (ci-après) le motif qui porta les alchimistes à employer ces termes obscurs et énigmatiques.
§  Ibn el‑Mogheïrebi [52], un des grands maîtres dans cet art, a mis en p.209 vers plusieurs maximes qui s’y rapportent. Ces morceaux sont rangés par ordre alphabétique, selon les lettres qui les terminent, et forment un poème d’un caractère très original [53]. Le style en est tellement énigmatique, tellement obscur, qu’à peine peut‑on y comprendre la moindre chose. Quelques traités sur l’alchimie portent le nom d’El‑Ghazzali, mais on les lui attribue à tort ; la haute intelli­gence de cet homme [54] aurait été incapable d’adopter les doctrines erronées des alchimistes, et encore moins de les professer. On attri­bue aussi certains procédés de l’art et certains dictons qui s’y rap­portent à Khaled Ibn Yezîd Ibn Moaouîa, beau‑fils de Merouan Ibn el‑Hakem [55] ; mais, comme nous savons parfaitement bien que Khaled était de la race arabe‑bédouine et que la civilisation (imparfaite) de la vie nomade lui était bien plus sympathique (que celle de la vie sédentaire), il a dû ignorer complètement les sciences et les arts. Comment donc admettre qu’il se serait occupé d’un art aussi singu­lier dans ses procédés que l’alchimie, d’un art basé sur la connais­sance des caractères naturels offerts par les divers (corps) composés et des tempéraments [56] qui les distinguent ? Ajoutons qu’on n’avait pas encore publié ni même traduit les écrits laissés par les savants qui s’étaient adonnés à la culture des sciences, telles que la physique et la médecine. On peut supposer, à la rigueur, que, parmi les ama­teurs des études scientifiques, il y avait un autre Khaled Ibn Yezîd, et qu’on a confondu celui-ci avec son homonyme.
§  Je vais reproduire ici une épître traitant de l’alchimie, qu’Abou *194 Bekr Ibn Bechroun [57], un des élèves de Maslema, avait adressée à son p.210 condisciple Ibn es‑Semh [58]. Le lecteur qui aura examiné cette pièce avec l’attention qu’elle mérite y reconnaîtra la tendance de la doctrine professée par l’auteur. Après une introduction qui n’a aucun rapport avec le sujet, on lit ce qui suit [59] :
§  « Toutes les (notions) préliminaires sur lesquelles ce noble art est fondé, savoir, la connaissance de la formation des minéraux, des pierres et des pierreries, et de la nature des pays et des lieux, ayant été exposées par les anciens et rapportées par les philosophes, nous sont maintenant tellement familières qu’il est inutile d’en parler. Mais, en revanche, je vais vous expliquer ce que vous avez besoin de savoir au sujet de cet art. Je commen­cerai par dire en quoi il consiste. « Celui, disent les adeptes, qui veut apprendre notre art, doit savoir d’abord trois choses : 1° s’il est pos­sible de la [60] faire ; 2° de quoi elle se fait ; 3° comment elle se fait. Quand on les sait d’une manière parfaite, on possède tout ce qu’on peut désirer relativement à cette science, et l’on est parvenu au but qu’il fallait atteindre. » Ayant voulu vous épargner la peine d’exa­miner si elle [61] existe et de chercher à constater l’existence de la chose au moyen de laquelle on puisse la faire, je vous avais déjà envoyé une portion d’élixir [62]. Passons à la seconde question : De quoi se fait­-elle ? Par ces mots, les alchimistes désignent la recherche de la pierre dont on peut tirer l’œuvre [63], et (ils nous donnent à entendre) que p.211 l’œuvre réside virtuellement dans toutes les choses, vu que, depuis le commencement, elles consistent en des combinaisons des quatre na­tures [64] et qu’elles s’y résolvent à la fin. Parmi les choses, il y en a dans lesquelles l’œuvre existe [65] en puissance, mais non pas en acte, car il faut savoir que les unes peuvent se décomposer et les autres ne le peuvent pas. Les choses capables d’être décomposées se laissent traiter et manipuler, et passent de la puissance à l’acte ; les choses *195 indécomposables ne peuvent subir ni traitement ni manipulation, parce qu’il (l’œuvre) n’y existe qu’en puissance. Il est impossible de les décomposer, parce que leurs éléments constituants sont intime­ment mêlés ensemble [66], et que l’élément (littéral. la nature) qui y prédomine l’emporte sur ceux qui s’y trouvent en moindre quan­tité [67]. Ce qu’il vous faut donc absolument, puisse Dieu vous favoriser ! c’est de savoir reconnaître la pierre la plus convenable d’entre celles qui se laissent décomposer et desquelles l’œuvre puisse s’obtenir. Vous aurez à en connaître l’espèce, la vertu et l’effet ; vous de­vez aussi connaître les manipulations (diverses), telles que la réso­lution ; l’amalgamation, la purification, la calcination, la macération et la transmutation. Celui qui ignore [68] ces principes, lesquels sont en réalité le fondement de notre art, n’y réussira jamais et n’arrivera à rien qui vaille. Vous aurez aussi à savoir s’il est possible d’employer cette (pierre) seule, ou s’il faut en aider l’action au moyen d’une autre (substance). Il faut aussi savoir si elle est homogène dès son origine, p.212 ou si, étant associée à une autre (substance), elle devient homogène pendant qu’elle subit ce traitement, en sorte qu’on la désigne alors par le nom de pierre. Vous aurez aussi à connaître le mode de son action, le poids (de la quantité qu’on doit employer), les heures (où il convient de s’en servir), la manière dont l’esprit est combiné avec elle et comment l’âme s’y laisse introduire. Vous devrez savoir de plus si le feu a le pouvoir d’en détacher (l’esprit) qui se trouve déjà combiné avec la (pierre), et, s’il y est impuissant, d’en recon­naître la raison et la cause efficiente. Voilà le desideratum.
§  « Comprenez donc bien et sachez que tous les philosophes ont fait l’éloge de l’âme et déclaré qu’elle est la directrice du corps, qu’elle le soutient, le protège [69] et agit conjointement avec lui. Cette opinion est fondée sur le fait que le corps, lorsque l’âme l’a quitté, reste mort, froid, incapable de se remuer ou de se défendre ; et cela parce qu’il­ ne renferme ni la vie ni la lumière. Je cite l’exemple du corps et de l’âme, parce que (le produit de) notre art ressemble au corps humain, dont l’organisation se maintient au moyen des repas pris le matin [70] et le soir ; et alors la persistance et la perfection dépendent de l’âme *196 vivante et lumineuse, au moyen de laquelle et de la force vitale qu’elle renferme il fait des choses prodigieuses et contraires les unes aux autres, (effets) dont l’âme seule est capable. L’homme est passif [71] à cause du désaccord des natures (ou éléments) dont il est composé ; si ces natures avaient été en unisson, à l’abri d’accidents et de con­trariétés, l’âme n’aurait pas eu le pouvoir de quitter le corps et y se­rait restée éternellement. Gloire au modérateur de toutes les choses, à l’Être suprême ! Sachez que les éléments d’où procède l’œuvre forment une quiddité répulsive, fournie originairement par une éma­nation et devant, de toute nécessité, avoir une fin ; et, de même que, nous l’avons dit à l’égard de l’homme, il (l’œuvre) ne peut pas se p.213 résoudre en ses éléments constituants tant qu’il est dans un corps. En effet, les natures (ou éléments) dont cette substance est composée ont été tellement attachées les unes aux autres, qu’elles forment une chose homogène, ayant de la ressemblance avec l’âme par sa force et par son action, de même qu’elle ressemble au corps en ce qu’elle est composée et palpable ; ce qui a eu lieu après qu’elle (cette chose) eut été (dans l’état) de simples natures (éléments) séparées les unes des autres. Admirons les opérations extraordinaires des natures ! (Voyez) comment la force est (donnée) au faible, (de sorte) qu’il peut décomposer les choses, les combiner et les perfectionner. Voilà pourquoi j’ai employé les termes fort et faible (pour désigner l’âme et le corps) [72].
§  « Le changement et le dépérissement subis par la première combi­naison proviennent. du désaccord (des éléments constituants) ; l’immutabilité et la persistance appartiennent à la seconde (combinaison), par suite de l’accord (des éléments). Un des anciens a dit : « La séparation (décomposition) et la désunion sont, pour cet œuvre, la vie et la durée, de même que la combinaison (est pour lui) la mort et le dépérissement. » Cette parole renferme une pensée très pro­fonde ; en effet, le philosophe voulait indiquer, par les mots vie et durée, que l’(œuvre) est sorti [73] du néant pour entrer dans l’existence, vu que, dans sa première composition, il ne pouvait pas durer et de­vait nécessairement dépérir, tandis que, dans la seconde, il n’était pas exposé à périr ; mais cette (dernière) combinaison ne peut avoir lieu qu’après la séparation et la désunion. Il faut donc regarder l’acte de *197 séparer et de désunir comme spécial à l’œuvre [74]. Aussi, quand le corps qu’il s’agit de dissoudre se rencontre avec (l’œuvre), il s’y délaye, parce qu’il y a absence de forme. En effet, il est alors [75] à l’égard de p.214 ce corps comme une âme privée de forme. Cela résulte du fait qu’é­tant entré dans le corps, il est tout à fait sans pesanteur, ainsi que je vous le montrerai, s’il plaît à Dieu. Vous devez savoir aussi qu’il est plus facile de mêler le délié avec le délié que l’épais avec l’épais. Je désire vous indiquer par ces mots l’accord qui existe entre les es­prits et les corps ; car les choses s’unissent à raison de leur accord mutuel. Je vous [76] dis cela pour vous apprendre que (l’emploi de) l’œuvre à l’égard des natures déliées et spirituelles est plus conve­nable et plus facile que son emploi à l’égard des (choses) grossières et corporelles. Notre intelligence conçoit très bien que les pierres offrent plus de résistance au feu que les esprits. Vous n’avez qu’à observer l’or, le fer et le cuivre ; ils résistent mieux au feu que le soufre, le mercure et les autres esprits. Je dis maintenant que les corps ont commencé par être des esprits, et qu’ils ne furent convertis en corps doués de cohérence et de densité qu’après avoir éprouvé la chaleur de la nature plastique (kiân). Le feu ne peut pas alors les consumer, à cause de leur extrême densité et de leur cohésion. Quand le feu est très intense, il les convertit en esprits, ainsi qu’ils l’avaient été lors de leur première formation ; mais les esprits déliés, étant exposés au feu, ne peuvent pas y résister et se volatilisent. Il vous faut maintenant connaître ce que font les corps et ce que font les esprits dans leurs états respectifs [77] ; c’est là la chose la plus importante que vous puissiez apprendre. Aussi je vous dirai que les esprits se volatilisent et se consument à cause de leur inflammabilité et de leur ténuité. Ils s’en­flamment à cause de leur grande humidité et parce que le feu s’attache *198 à l’humidité aussitôt qu’il la sent, et cela pour la raison qu’elle lui ressemble par sa nature aérienne. Le feu continue à s’en nourrir jusqu’à qu’il n’en laisse plus rien. Cela a lieu aussi pour les corps lorsqu’ils sont assez peu compactes pour se volatiliser par l’application du feu. Ils ne s’enflamment pas, par la raison qu’ils sont composés de terre et d’eau, (matières) qui résistent au feu parce que leur p.215 portion déliée [78] s’est unie à la portion épaisse par l’effet d’une coction lente et prolongée, celle qui opère le mélange des choses [79]. Expliquons cela. Toute chose qui peut se réduire à rien éprouve ce sort quand on y applique le feu, parce que le délié qu’elle renferme se sépare alors de l’épais, et que les diverses parties de cette chose étaient enche­vêtrées les unes dans les autres sans qu’il y eût ni dissolution ni affi­nité. Cette espèce de jonction, cette intromission des parties les unes dans les autres, n’est pas un mélange, mais une simple agrégation. Il est donc facile de séparer les diverses parties (d’une chose), ainsi que cela peut se faire pour l’eau et l’huile et pour d’autres mélanges. Je vous présente cette théorie [80] afin qu’elle vous mène à la connais­sance de la manière dont les natures se combinent et de leur corres­pondance mutuelle. Quand vous aurez appris cela d’une manière satisfaisante, vous aurez obtenu votre portion (de la connaissance) de cet (art). Sachez aussi que les humeurs [81], lesquelles sont les na­tures dont il est question dans cet art, ont de l’affinité les unes avec les autres et sont chacune une partie séparée d’une même substance. Elles s’y trouvent réunies toutes dans un ordre uniforme et d’après une règle unique. Rien d’étranger n’entre ni dans la totalité (de cette substance), ni dans aucune de ses parties, comme l’a très bien dit un philosophe. Si vous savez employer ces natures et les faire con­corder, sans que rien d’étranger y entre, le résultat est à l’abri de toute erreur [82]. Sachez que, si un corps ayant de la parenté avec cette nature se dissout [83] dans elle d’une manière convenable, et surtout s’il p.216 lui ressemble par la ténuité et la subtilité, elle s’étend dans ce corps et l’accompagne partout ; car les corps, tant qu’ils conservent leur densité et leur grossièreté, ne s’étendent pas (dans autre chose) et ne *199 s’y allient pas. La dissolution des corps ne peut se faire sans (le con­cours d’) âmes. Comprenez bien ces paroles et que Dieu vous dirige ! Sachez aussi que cette dissolution (ayant eu lieu) dans le corps de l’animal [84] est (comme) la vérité, qui ne se laisse pas anéantir ni affai­blir. C’est elle qui transmue les natures, qui les fixe et qui leur fait montrer des couleurs et des fleurs (reflets) admirables. La dis­solution de toute chose qui se ferait contrairement à ce (procédé) n’est pas une véritable dissolution, parce qu’elle est contraire à la vie. Pour dissoudre (réellement) une chose, il faut employer ce qui a de l’affinité avec elle et ce qui peut en écarter l’ardeur brûlante du feu ; alors cette chose perd sa qualité grossière, et (ses) natures échangent leur état actuel contre celui de la subtilité et de la grossièreté [85] qu’il leur est permis de prendre. Lorsque les corps sont parvenus au terme de leur dissolution et de leur atténuation, il se manifeste en eux la faculté de se fixer, de se changer, de se convertir et de se pénétrer ; et chaque opération dont l’exactitude n’est pas certaine dès le commen­cement ne vaut rien. Sachez aussi que, d’entre ces natures, celle qui est froide sert à dessécher les choses et à en coaguler l’humidité, et que la nature chaude fait paraître l’humidité des choses et en coagule les parties sèches. J’indique ici le chaud et le froid, parce qu’ils sont actifs, tandis que l’humidité et la sécheresse sont passives, et que la soumission de chaque élément à l’élément qui lui correspond pro­duit les corps et leur donne l’existence. Si le chaud agit plus forte­ment que le froid, c’est parce que celui-ci n’a pas le pouvoir de déplacer les choses et de les remuer ; le chaud (seul) est la cause du mouvement. La cause de l’existence, c’est la chaleur ; si elle est trop faible, il n’en résulte jamais rien ; de même que, si elle agit p.217 trop fortement sur un objet et qu’il n’y ait pas là du froid, elle le brûle et le détruit. L’élément froid est donc absolument nécessaire dans ces opérations ; c’est lui qui donne à un des contraires la force *200 de résister à l’autre et qui éloigne de lui la chaleur du feu. Il n’y a rien que les philosophes redoutassent tant que les feux trop ardents. Ils ordonnaient aussi de purifier les natures et les esprits, d’en expul­ser les ordures et l’humidité, d’en faire disparaître les causes de dé­périssement et les impuretés.
§  « Telle est leur opinion bien arrêtée et leur pratique constante ; en effet, leurs opérations commencent et se terminent par le feu. Aussi disent‑ils : « Gare aux feux très ardents. » Par cette recommandation, ils donnent à entendre que vous devriez écarter les causes de dépé­rissement qui pourraient accompagner (le sujet sur lequel on opère), car, autrement, vous auriez réuni deux choses préjudiciables au corps, et la destruction (de ce corps) n’en serait alors que plus rapide. Il en est ainsi de chaque chose ; rien ne se corrompt, rien ne se détériore que par l’opposition mutuelle de ses natures et par la diversité (de ses éléments constituants) ; qu’une chose soit placée entre deux (opposés), sans avoir rien pour la fortifier et pour l’aider, elle doit nécessairement succomber à son infirmité et périr. Sachez que les philosophes ont souvent parlé des esprits qui rentrent à plusieurs reprises dans les corps, afin de s’y attacher davantage et de leur donner plus de force pour combattre le feu, lorsqu’il [86] s’applique immédiatement à eux au moment de l’intimité. C’est du feu élémentaire que je veux parler ici. Passons maintenant [87] à la pierre dont il est possible de tirer l’œuvre, et suivons ce que les philosophes en ont dit : Ils ont émis à ce sujet des avis contradic­toires : les uns prétendent qu’elle existe dans le (règne) animal ; d’autres assurent qu’elle se trouve dans la plante [88], et d’autres qu’elle p.218 est dans le minéral. Enfin, selon d’autres, elle existe dans les trois (règnes).
§  « Je n’exposerai pas ici les détails de ces assertions [89] ni les contro­verses qui ont eu lieu à ce sujet parmi les adeptes, car cela me mènerait trop loin. J’ai dit plus haut que l’œuvre (existe) virtuelle­ment dans toute chose, par la raison que les natures existent de cette manière (c’est‑à‑dire virtuellement) dans toute chose. Voulant maintenant vous faire savoir de quelle chose l’œuvre peut procéder, soit en puissance, soit, en acte, j’emprunterai la parole d’El‑Harrani [90] : *201 « Les teintures, dit‑il, sont de deux espèces : l’une est celle du corps, comme, par exemple, le safran, (qui pénètre) dans un vêtement blanc au point de le parcourir en tous sens [91] ; cette teinture s’efface et se décompose ; l’autre, c’est la conversion d’une substance dans une autre, dont elle prend aussi la couleur. Voyez l’arbre : il convertit la terre en sa propre substance ; voyez aussi l’animal : il s’assimile la plante ; de cette manière la terre devient plante et la plante devient animal. Cette teinture ne peut exister qu’au moyen de l’âme vivante et de la nature agissante, à laquelle appartient d’enfanter les masses (corps organisés) et de changer les individualités. Cela étant ainsi, je dis que l’œuvre doit être soit dans l’animal, soit dans la plante ; et la preuve en est que ces deux (classes d’êtres) sont constituées par la nature pour recevoir de la nourriture, (chose) qui sert à les main­tenir (dans l’existence) et à compléter leur (développement). La plante ne possède pas la nature subtile ni la force qui existent dans l’animal, et, pour cette raison, les sages [92] l’emploient très rarement. L’animal marque le troisième et dernier degré de la conversion : le p.219 minéral peut devenir plante, la plante peut se convertir en animal [93], mais l’animal ne peut se changer en rien qui soit plus subtil que lui. (S’il se change, ) c’est pour s’en retourner à un état plus grossier. D’ailleurs, rien n’existe dans l’univers à quoi l’esprit vivant puisse s’attacher, à moins que ce ne soit l’être animé. Or l’esprit (l’âme) est ce qu’il y a de plus subtil dans l’univers, et ne s’attache à l’animal qu’à cause de sa conformité avec lui. L’âme des plantes est petite, renferme un certain degré de grossièreté et de densité ; elle reste enfermée et cachée dans la plante, ce qui tient à sa nature gros­sière et à celle du corps de la plante. La plante ne saurait se remuer à cause de sa propre grossièreté et de celle de son âme. L’âme qui se meut est beaucoup plus déliée que l’âme cachée (dans la plante) ; et cela parce que la faculté de se remuer est celle de prendre *202 de la nourriture, de changer de place et de respirer. L’âme cachée ne possède que la faculté de se nourrir. Cette âme, comparée avec l’âme vivante, est comme la terre comparée avec l’eau ; il en est de même de la plante comparée avec l’animal. L’œuvre qui est dans l’animal est donc la plus élevée, la plus exaltée, la plus facile et la plus traitable de toutes. L’homme intelligent qui sait cela expéri­mente sur ce qui est facile à traiter, et laisse de côté ce qu’il soup­çonne d’être réfractaire. » Sachez que les philosophes regardent le (règne) animal comme formant (deux) divisions, dont l’une renferme les mères, c’est‑à‑dire les natures, et dont l’autre se compose des enfants, c’est‑à‑dire les nouveautés (choses produites). Cela est, du reste, compréhensible, même à une faible intelligence. Ayant partagé de même les éléments et les enfants en (deux) divisions, dont l’une renferme les vivants et l’autre les morts, ils regardent comme actif et vivant tout ce qui peut se remuer, et comme passif et mort [94] tout p.220 ce qui ne se remue pas. Pour eux, cette division s’étend à toutes les choses : aux corps, aux individualités et aux substances minérales [95]. Ils ont appelé vivante toute chose qui se fond au feu, s’envole et s’en­flamme ; aux choses qui ne possèdent pas ces propriétés, ils ont donné le nom de mortes : Pour ce qui regarde (le règne) animal et (le règne) végétal, ils ont nommé vivant ce qui peut se résoudre en quatre na­tures, et mort ce qui ne se résout pas. Ayant ensuite examiné toutes les divisions (des choses) vivantes, afin d’y découvrir ce qui convien­drait le mieux à cet art et qui se résoudrait en quatre éléments [96] visibles à l’œil, ils trouvèrent que c’était la pierre (philosophale) du (règne) animal. Ils essayèrent alors d’en déterminer l’espèce, et parvinrent à bien connaître cette pierre et à l’employer de manière à en tirer la chose qu’ils cherchaient. Quelquefois aussi ils tiraient cette chose des minéraux et des plantes, après avoir réuni et mêlé les substances pour *203 en effectuer la résolution. Parmi les plantes, il y en a qui se résolvent en une partie seulement de ces produits [97], (et qui), par exemple, (ne fournissent que) la soude [98]. Quant aux minéraux, ils renferment des corps, des âmes et des esprits qui, étant mêlés et traités (con­venablement), fournissent une (chose) qui a de l’influence. Nous avons opéré sur tout cela, et nous avons trouvé que le (règne) animal était le plus exalté, le plus élevé, le plus facile et le plus commode à manier. Vous avez encore à connaître quelle est la pierre qui existe dans l’animal et la manière dont elle existe. Nous avons déjà indiqué que, de tous les enfants [99], l’animal tient le rang le plus élevé, et que le composé (tiré) de l’animal est le plus délié de tous. Il en est de même de la plante comparée avec la terre ; elle est plus déliée, parce qu’elle est formée de la substance la plus pure de la terre et de sa p.221 partie [100] la plus subtile. Aussi doit‑elle nécessairement posséder les qualités de subtilité et de ténuité. La pierre animale tient aussi, à l’égard de la plante, le rang que celle‑ci occupe à l’égard de la terre. En somme, il n’y a rien (provenant) de l’animal, excepté la pierre, qui puisse se résoudre en quatre natures. Vous comprendrez bien ce que je viens de dire ; il n’y a que les hommes d’une ignorance mani­feste qui n’y entendront rien. Je vous ai exposé en quoi cette pierre consiste, je vous en ai indiqué l’espèce, et maintenant je vous expli­querai les diverses manières de la traiter, afin de m’acquitter, s’il plaît à Dieu, de l’engagement que j’ai pris à cet égard. Voici comment cela se fait, avec la bénédiction de Dieu : Prends la noble pierre, mets‑la dans la cornue et l’alambic [101] ; sépares‑en les quatre natures, qui sont l’eau, l’air, la terre et le feu, c’est‑à‑dire le corps, l’âme, l’esprit et la teinture. Ayant séparé l’eau de la terre et l’air du feu, enlève à part chacun de ces (éléments) dans le vase qui le renferme, et prends *204 le précipité (qui se trouve) au fond de la vase et qui est la salive. Lave cela dans un feu ardent jusqu’à ce qu’il perde sa noirceur, sa soli­dité et sa grossièreté ; donne‑lui, en le blanchissant, une blancheur solide ; fais envoler hors de lui l’excès de l’humidité qui y est empri­sonnée ; il deviendra alors une eau blanche, dans laquelle il n’y aura ni nuage, ni ordure, ni opposition mutuelle (des matières ayant des qualités contraires). Prends ensuite la première partie des natures qui s’est élevée ; purifie‑la aussi en lui ôtant la noirceur et l’opposition mutuelle ; soumets‑la à des lavages répétés et à des sublimations, jusqu’à ce qu’elle devienne subtile, déliée et pure. Quand tu auras fait cela, Dieu t’aura ouvert la porte, et alors tu commenceras par la combinaison, qui est le pivot de l’opération. La combinaison ne s’ef­fectue que par mariage [102] et par trituration : marier, c’est mêler le délié avec le grossier ; triturer, c’est remuer et frotter. (Travaille) jusqu’à ce que les parties en soient bien mêlées et forment une chose unique, p.222 homogène [103] et incorruptible, qui soit analogue au mélange (fait avec) de l’eau. Le grossier aura alors la force de saisir le délié ; l’âme sera assez forte pour affronter le feu et pour y résister, et l’esprit pourra plonger dans le corps et le pénétrer partout. Cela n’a lieu qu’après la combinaison, car, une fois que le corps soluble a été marié avec l’âme, toutes ses parties se mêlent avec elle, et les unes pénétrant dans les autres à cause de leur conformité mutuelle forment une seule et même chose. Il résulte du fait de ce mélange que l’âme doit nécessairement éprouver les mêmes accidents que le corps, c’est‑à-dire la santé, la corruption, la durée et la fixité. Il en est de même de l’esprit lorsqu’il se mêle aux deux : quand il les pénètre, par l’effet de la manipulation, ses parties [104] se mêlent avec *205 celles des deux autres, c’est‑à‑dire de l’âme et du corps, et ferment avec elles une seule chose ; cette chose est unique, homogène et ana­logue à la partie générale [105] dont les natures sont parfaitement saines et dont les parties sont d’accord. Si l’on fait rencontrer ce composé avec le corps soluble, et qu’on le soumette à l’action du feu jusqu’à ce qu’on voie paraître sur sa surface l’humidité qu’il renferme, il (ce composé) se fondra dans le corps soluble. Or l’humidité est inflam­mable de sa nature et permet au feu de s’attacher à elle. En ce cas, le mélange d’eau empêche le feu de s’unir avec l’esprit. En effet, le feu ne s’unit avec l’huile qu’autant qu’elle est pure. L’eau a pareille­ment pour caractère de s’enfuir du feu ; mais, quand le feu s’y attache avec l’intention de la volatiliser, le corps sec qu’elle renferme dans son p.223 intérieur, et qui est mêlé avec elle, empêche la volatilisation. C’est donc le corps qui sert à fixer l’eau ; c’est l’eau qui donne de la persis­tance à l’huile, et l’huile qui rend solide la teinture ; celle‑ci est la cause qui fait paraître la couleur et qui rend manifeste la qualité huileuse qui se trouve dans les choses obscures, dépourvues de lumière et ne renfermant point de vie. Tel est le corps dans son état parfait, et voilà l’œuvre. — Quant à la chose appelée œuf par les philosophes et au sujet de laquelle vous m’interrogez, je réponds que, pour eux, ce terme ne désigne pas l’œuf de la poule. Sachez aussi qu’ils ne l’ont pas nommé ainsi sans motif, mais parce qu’ils lui ont trouvé de la ressemblance (avec l’œuf ordinaire). Me trouvant, un jour, seul avec Maslema, je lui adressai cette même question : « Digne philosophe ! lui dis‑je, pourquoi les philosophes donnent‑ils au composé (tiré) de l’animal le nom d’œuf ? Est‑ce par fantaisie ou pour quelque bonne raison ? » Il me répondit : « Pour une raison très profonde. »  Je lui dis *206 alors : « Docte philosophe ! quelle indication utile pour notre art, quel avantage y ont‑ils cru trouver pour les décider à comparer ce composé à un œuf et à lui en donner le nom ? Il me répondit : « A cause de la ressemblance qui existe entre ces deux choses et de leur parenté en composition. Réfléchissez là‑dessus et vous en découvrirez la raison. » Je restai devant lui à chercher dans mon esprit la solution de la difficulté, mais je ne la trouvai pas. Voyant que j’étais absorbé dans mes pensées et que j’avais l’esprit tout préoccupé, il me tira dou­cement par le bras et dit : « Mon cher Abou Bekr ! c’est à cause de la relation qui existe entre ces deux choses, en ce qui regarde le degré de couleur [106] (qu’elles acquièrent) lorsque leurs natures constituantes se sont mêlées et combinées. » Ces paroles suffirent pour écarter les ténè­bres de mon esprit, pour éclaircir mon cœur, et pour donner à mon intelligence la force de tout comprendre. M’étant levé de ma place en remerciant Dieu, je rentrai chez moi et dressai une figure géomé­trique qui devait servir à démontrer l’exactitude de ce que Maslema p.224 avait dit. Cette figure, je l’insère dans ma lettre et vous l’envoie [107]. Quand un composé de cette espèce est parfait et complet, le rapport de la nature aérienne qu’il renferme est à la nature aérienne de l’œuf comme celui de la nature ignée du même composé l’est à la nature ignée de l’œuf. Il en est de même de la nature terreuse et de la na­ture aqueuse. Donc je dis : deux choses qui ont ensemble de tels rapports doivent être semblables. Ainsi, par exemple, représentons la surface de l’œuf par les lettres h, r, o et h’, et admettons, par supposition, que la nature [108] la plus faible du composé soit celle de l’humidité ; ajoutez‑y la même quantité de la nature de l’humidité, et traitez‑les de telle sorte que la nature de la sécheresse fasse disparaître celle de l’humidité et s’empare de la force que celle‑ci possédait. Ce *207 que je dis ici peut vous sembler énigmatique, mais le sens ne saurait vous échapper. Ajoutez à [109] ces deux, pris ensemble, deux fois autant d’âme, c’est‑à‑dire d’eau, il y en aura alors six (portions) égales : Après avoir travaillé (convenablement) tout cela, ajoutez‑y assez d’air, c’est‑à‑dire d’esprit, pour former trois portions, vous aurez alors en tout neuf (portions) égales, qui se composent d’humidité en puis­sance. Sous chacun des deux côtés de ce composé, dont la nature entoure la surface du composé [110], placez deux natures : vous poserez d’abord les deux côtés qui entourent cette surface, et qui sont la na­ture de l’eau et la nature de l’air [111] ; ces côtés sont a, h’, j ; la surface est (marquée) a, b, j, d ; puis (vous ferez) de même pour les deux côtés qui entourent la surface de l’œuf et qui sont [112] l’eau et l’air, côtés (que nous désignerons par les lettres) h, z, o, h’. Alors je dis que (la surface) a, b, j, d est semblable à la surface h, z, o, h’ (qui est le représentant) de la nature aérienne, laquelle est nommée esprit. La même (proportion p.225 existe) à l’égard du (côté) b, j de la surface du composé. Les philo­sophes ne donnent jamais à une chose le nom d’une autre chose, à moins qu’il n’y ait de la ressemblance entre elles. Quant aux termes (techniques) dont vous me demandez l’explication, la terre sainte (par exemple, je réponds que) c’est un coagulum des natures supérieures et inférieures. Le cuivre, c’est (la substance) de laquelle on a expulsé la noirceur et qui a été morcelée au point de former une poudre. Rougissez(‑la) avec du vitriol, et elle deviendra cuivre. La maghne­siya (magnésie) est la pierre des adeptes dans laquelle les âmes se consolident et qui provient de la nature supérieure dans laquelle les âmes ont été emprisonnées afin de les soumettre au feu [113]. La forfora (porphyre ?) est une couleur rouge foncée [114], produite par (l’opéra­tion de) la nature plastique. Le plomb est une pierre douée de trois puissances (ou vertus) qui diffèrent quant à leur individualité, mais qui se ressemblent et sont de la même espèce. L’une est une puis­sance psychique, ignée et pure ; c’est (la puissance) active : *208 la se­conde est spirituelle, mobile et sensitive, mais (d’une nature) plus grossière que la première, et son centre est au‑dessous du centre de celle‑ci. La troisième puissance est terrestre, âpre et resserrée, et se laisse réfléchir vers le centre de la terre, à cause de sa pesan­teur ; c’est la puissance qui saisit à la fois les puissances psychiques et spirituelles et qui les entoure. Quant au reste (de ces termes), on les a inventés et formés dans le but de dérouter les ignorants ; mais celui qui connaît les prolégomènes (de l’art) peut se passer d’autres (renseignements). Voici l’explication de tout ce que vous m’avez de­mandé, et j’espère qu’avec la grâce de Dieu vous verrez accomplir tous vos souhaits. Salut. »
§  Ici finit le discours d’Ibn Bechroun, un des élèves les plus distin­gués de Maslema el‑Madjrîti, savant qui florissait dans le IIIe siècle et dans le siècle suivant[115]. Maslema était le maître par excellence dans p.226 les sciences de l’alchimie, de la sîmîa (magie naturelle) et de la ma­gie (surnaturelle). Nos lecteurs viennent de voir jusqu’à quel point les adeptes détournent les mots de leur signification primitive quand ils parlent de leur art ; ils en font des logogryphes et des énigmes qu’il est presque impossible d’expliquer ou de comprendre. Cela suffit pour démontrer que l’alchimie n’est pas un de ces arts qui se pratiquent au moyen de procédés naturels [116]. Voici l’opinion que l’on doit adopter à son égard, opinion fondée sur la vérité et confirmée par les faits : c’est un de ces genres d’influence que les esprits psychiques exercent sur le monde naturel, soit par une espèce de faveur divine, si les esprits sont vertueux, soit par une espèce de magie, si les es­prits sont pervers et méchants. Quant à la faveur divine, elle se re­connaît facilement ; quant à la magie, (nous avons dit, ) à l’endroit où nous en avons démontré la réalité [117], que le magicien transforme les êtres matériels par le moyen d’une puissance magique dont il est le possesseur, et que, selon les adeptes, il ne saurait se passer d’un sujet [118] sur lequel son action magique doive s’exercer. Ainsi, par exemple, il peut créer certains animaux avec la matière de la terre, ou avec des cheveux, ou avec des plantes ; en un mot, il peut les créer d’une autre matière que celle dont Dieu s’était spécialement servi pour les *209 former. C’est ce que firent les magiciens de Pharaon avec leurs cordes et leurs bâtons [119], et c’est ce que font encore, dit‑on, les nègres et les In­diens, habitants des régions lointaines du Sud, ainsi que les Turcs qui demeurent au fond des terres septentrionales. On rapporte que ces gens font descendre la pluie du ciel par l’emploi de la magie, et opèrent encore d’autres prodiges. Or, puisque l’alchimie est l’art de créer de l’or avec une matière qui n’était pas spécialement destinée à la for­mation de ce métal, nous devons la regarder comme une espèce de magie. Les philosophes les plus distingués qui en ont traité, Djaber, par exemple, et Maslema, ainsi que leurs prédécesseurs parmi les savants d’autres nations, l’ont envisagée sous ce point de vue ; et voilà p.227 pourquoi ils s’expriment en énigmes. La vérité est qu’ils craignaient la réprobation dont les diverses religions ont frappé la magie dans toutes ses branches. Ce ne fut pas [120] dans le but de s’en réserver exclu­sivement la connaissance qu’ils adoptèrent cet usage, quoi qu’en disent certaines personnes qui ne se sont pas donné la peine d’approfondir la question. Voyez ce qu’a fait Maslema : il intitula son traité d’alchi­mie Retbat el‑Hakîm (le gradin du sage), et donna à son ouvrage sur la magie et les talismans le titre de Ghaïat el‑Hakîm (le terme du sage), indiquant ainsi que le Ghaïa était d’une portée plus générale, et que le Retba avait une portée plus restreinte. En effet, le mot ghaïâ (terme, extrême) indique une idée d’élévation que le terme retba (gradin, échelon) ne comporte pas. D’ailleurs, les problèmes discutés dans le Retba sont identiques, par leur sujet, avec une partie de ceux qui se trouvent dans le Ghaïa, ou bien ils ont une grande analogie avec eux. La manière dont l’auteur s’y exprime, en traitant ces deux branches de sciences, fournit encore une preuve évidente de ce que je viens de dire. J’exposerai plus loin l’erreur de ceux qui prétendent que les moyens dont on se sert dans l’alchimie sont tout à fait naturels [121]. Dieu sait tout et est au courant de tout. (Coran, sour. LXXI, vers. 3.)






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