La
raison est une faculté proprement humaine. En faire usage, c'est se permettre
d'observer et d'agir selon sa réflexion, de se forger son opinion, et par là de
s'affranchir de ses servitudes. Tous les Hommes sont doués de raison, et
peuvent alors raisonner sur tous les sujets, et se libérer de leurs jougs. La
raison nous donne en effet des clés pour devenir autonome, émancipé des
contraintes qui nous maintenaient sous tutelle ; en raisonnant nous pouvons
nous fixer nos propres règles, refuser la soumission aveugle de l'ignorant.
Cependant, à trop raisonner et rationaliser, ne risquons-nous pas aussi de nous
emprisonner dans une logique aveuglante. Comment l'usage de la raison permet-il
une émancipation, une levée de nos tutelles ? Est-ce cependant suffisant et
nécessaire pour nous rendre libre ? Notre liberté ne dépend-elle pas également
d'autres facteurs, d'une connaissance de soi qui passe par d'autres aspects de
notre personne qui échappent à la raison ? L'Homme est soumis à de nombreuses
servitudes de différents ordres. Ces servitudes l'assujettissent à des
comportements qu'il ne choisit pas, et dont il ne mesure pas toujours
totalement la portée. La raison lui permet de prendre conscience de ses
servitudes et alors de s'en libérer, s'il le souhaite – s'il ne le souhaite
pas, ce seront alors des soumission choisies, qui découlent d'un choix libre.
Parmi les servitudes dont l'Homme est familier, les trois les plus courantes
sont celles de l'instinct, des réactions animales ; celle des passions, ces
sentiments extrêmes ; enfin, celle des croyances, qu'elles relèvent ou non de
la foi.
L'Homme est avant tout un animal – un animal
doué de raison. A ce titre, il a des instincts, des réflexes que sa raison ne
contrôle pas toujours. Ces instincts concernent principalement la survie :
manger, dormir, se reproduire. C'est ce à quoi se résume la vie de n'importe
quel animal, et ce à quoi se résumerait la vie humaine si la raison ne nous
permettait pas de dépasser ces besoins primaires pour s'ouvrir à d'autres
activités. Grâce à la raison, un Homme ne pensera en effet plus seulement à la
survie de l'espèce et il sera alors hors de propos pour lui de laisser le plus
de descendants possible.
En outre, la raison nous donne un droit de
regard sur les lois naturelles qui régissent le monde vivant et auxquelles de
ce fait nous ne sommes pas entièrement soumis. Avec la médecine, la sélection
naturelle éliminant les individus les plus faibles n'a plus lieu d'être. De
même qu'être reconnu comme « faible » n'engage pas une réduction des
droits, y compris du plus fondamental, celui à la vie.
La raison est également
un moyen d'analyser les situations, et de réagir de façon adaptée. Garder la
tête froide devant un accident nous fait prendre conscience de la nécessité ou
non d'appeler les secours, tandis que hurler à la vue du sang n'est pas des
plus approprié. Cependant, ne sont-ce pas des réflexes, des instincts qui
peuvent nous sauver la vie ? Partir en courant lorsque nous sommes menacés par
un danger imminent sans se poser de questions est alors plus important que de
rester sur place à se demander ce qu'il convient de faire. La raison nous
émancipe donc des pulsions de vie les plus basiques, mais ce sont ces mêmes
instincts qui forment la base de la vie, et sont parfois salvateurs.
L'Homme est soumis non
seulement à sa nature, mais aussi à ses passions, ses sentiments, son coeur.
Raison et sentiments sont souvent mis en opposition, justement parce que tout
les sépare. Les passions, des sentiments très violents, sont irrationnels. De
ce fait, on ne peut les maîtriser qu'à grand peine. Quand nous sommes sous
l'emprise d'une passion, il est impossible de raisonner, l'esprit entier est
occupé par ce sentiment qui nous ôte tout esprit critique. On ne peut plus
avoir de recul sur rien, et nos actes sont entièrement guidés par la passion.
On agit sur un coup de tête, sans réfléchir aux conséquences de nos actes.
L'esprit critique qui nous permet de juger et de réfléchir sur nos actes, est totalement
absent de l'être passionné. Les passions peuvent nous plonger dans le désespoir
le plus profond, car le manque de vues critiques nous entraîne dans des
conséquences de nos actes parfois très négatives. Lorsqu'on se jette à corps
perdu dans quoi que ce soit qui nous est inspiré par la passion et que ce quoi
que ce soit vient à nous manquer, rien ne peut nous faire oublier ce manque. On
comprend alors que « passion » vienne du latin signifiant
« souffrir ». Des philosophes de l'antiquité comme les épicuriens ou
les stoïciens prônaient, pour éviter la souffrance induite par les passions, l'
« ataraxie », autrement dit l' « absence de mouvements de
l'âme ». Pour eux, se préserver des passions permet un accès facilité au
bonheur. Or, les passions sont très présentes chez l'Homme, les réfréner
demande un effort considérable. Toujours se contraindre, sans arrêt surveiller
son âme afin d'étouffer chaque début de passion ne mène-t-il pas finalement à
une véritable camisole morale, entravant chaque émotion ? Un juste usage de la
raison devrait permettre de contrôler ses passions les plus extrêmes, mais sans
exagération, en nous laissant libre d'éprouver des émotions qui nous font nous
sentir vivants.
Les hommes ont des
croyances, ils ont la capacité de tenir pour vrai ce qui leur est dit, sans
preuves tangibles. Parti de là, il est facile de soumettre tout un groupe, un
peuple même, à une croyance. Celui qui croit obéir sans réfléchir à ce en quoi
il croit. Il prend ce qu'il entend pour la vérité, or la meilleure approche de
la vérité est la preuve scientifiquement irréfutable. Croire ne nous encourage
pas à exercer notre libre-arbitre, à chercher par nous-même que penser. Se
contenter de fausses évidences est une solution de facilité. La raison, au
contraire, remet sans cesse en cause ce qui est dit sans être raisonnablement
prouvé. De plus, dans le cas des religions, il ne faut pas oublier que ce qui
est dit dans les livres Saints et qui sert de base à la foi peut-être
interprété de différentes manières, et que ce sont des Hommes qui les
interprètent. Hommes qui cherchent à asseoir une domination, une autorité sur
les croyants. Ces derniers se trouvent alors instrumentalisés, manipulés au nom
d'une foi. Tandis que qui fait usage de sa raison saura ne pas tomber dans le
fanatisme, et pourra relativiser ce qui lui est raconté, et rester ouvert à des
analyses scientifiques, ou à des avis émanant de croyances divergentes.
Réfléchir par soi-même aux problèmes posés par les diverses croyances permet de
développer son argumentaire en l'étayant de plusieurs avis, la preuve
scientifiquement démontrée restant cependant l'argument final. Il faut tout de
même rester vigilant quant à la science, qui si elle se substitue à la religion
ou à la croyance est une autre prison ; la science démontre, mais ne justifie
rien. Le scientisme est le plus gros danger de la domination de la science, et
s'apparente à une croyance, celle que tout peut être prouvé, et que la
nécessité de tout savoir se suffit à elle-même, qu'elle aura un jour une preuve
du bien-fondé de sa démarche. Substituer une croyance à une autre, en
prétendant en finir avec la foi aveugle, telle est la réalité du scientisme.
Croire, donc, mais pas n'importe qui, pas n'importe quoi ; tenir la preuve
scientifique pour supérieure à la croyance sans la considérer comme
justificatrice d'actes humains ; et toujours raisonner sur ce que l'on croit et
ce que l'on sait est un bon moyen de ne pas se trouver ignorant, croyant par
défaut de raisonnement, et avoir garder ses distances avec les énoncés
péremptoires.
La raison nous permet
donc de nous affranchir de nombre de nos servitudes, et pourtant, en excès elle
devient dangereuse et inhibante. Elle ne peut alors être la seule condition de
notre liberté.
La liberté ne
relève-t-elle pas davantage d'un cheminement ? L'Histoire nous présente l'usage
de la raison comme seule clé reconnue par les philosophes pour la liberté :
quelles ont été les conséquences de cette pensée ?
Cheminer vers la
liberté, c'est faire usage de l'ensemble de nos capacités, dont la raison, sans
entraver pour autant certaines parties de nous qui nous forgent, et qui sont
pourtant totalement hors de contrôle. Si faire usage de sa raison a longtemps
été un facteur déterminant, et l'est toujours, dans la quête de liberté, la
raison à tout prix a en revanche eu des conséquences désastreuses, dont le XXième siècle
n'est pas le moindre exemple.
Depuis l'Antiquité
grecque, l'usage de la raison est omniprésent dans les discours philosophiques.
Pour les Grecs, la raison est ce qui définit l'Homme,ce qui le fait sortir de
sa condition d'animal, pour devenir un animal conscient de lui-même et des autres,
l'émancipe du joug des passions et de la foi... Un Homme libre est alors un
Homme raisonneur. La posture humaniste est légèrement plus complexe, parce
qu'elle place non pas la raison au coeur des préoccupations des Hommes mais
l'Homme lui-même au centre de l'univers. La raison n'est alors qu'un des
nombreux merveilleux attributs de l'être humain. Plus tard, les philosophes des
Lumières remettent la raison au centre de leur réflexion. D'après eux, c'est de
la raison que viendra le renouveau, que l'émancipation totale de tous les
Hommes pourra se faire. La raison viendra éclairer les esprits endormis par des
siècles d'obscurantisme, et apportera un monde meilleur, gouverné par elle. Car
selon ces philosophes, tous les Hommes sont capables de raisonner, il faut
juste qu'ils aient le courage de se lever contre leurs tutelles, de se servir
de leur propre entendement. « Sapere aude ! » (Ôse penser) s'écrit
Kant à ce sujet. Les Lumières rêvent d'un monde, d'une société basée sur la
raison. Et non plus sur un pouvoir despotique, arbitraire et illégitime car
justifié uniquement par la croyance. Ce désir est pourtant à double tranchant :
d'une part, la raison a bien renversé le pouvoir en place et a débouché sur la
démocratie, donc l'usage de la raison a eu un très important rôle émancipateur
lors de la Révolution Française à partir de 1789 ; mais d'autre part le chemin
fut long entre la prise de la Bastille cette année-là et une véritable
démocratie, seulement plusieurs années après. Car le règne de la raison voulu par
Robespierre, Danton, s'est transformé en règne absolu de la raison à tout prix
; les opposants étaient éliminés sans pitié et sans véritables preuves,
uniquement sur des dires, des croyances, soit bien à l'opposé des idéaux de
départ. La raison exagérée débouche sur le scientisme, et le scientisme,
utilisé par des personnes sachant en tirer bénéfice, est à l'origine du nazisme
et de l'extermination programmée et théorisée de plusieurs peuples, ainsi qu'à
une autre dictature, celle du stalinisme. Le stalinisme est en effet un
communisme apparent, mais pourtant déformé par Staline. Mais le communisme
vient lui-même d'une rationalisation des rapports entre les Hommes. Il a
toujours été répandu l'idée que l'usage de la raison permettait aux Hommes de
se libérer, or si cette raison est mal utilisée, elle devient une servitude au
moins égale, sinon pire que celle de l'ignorance.
Le cheminement vers la
liberté ne pouvant se composer que de l'usage de la raison, il prend
certainement en compte d'autres facteurs, dont la connaissance de soi. L'être
humain, selon Freud, est constitué de différents niveaux de conscience : Le
conscient et l'inconscient. De ces deux parties, seul le conscient peut être
rationalisé, cependant l'inconscient n'en est pas pour autant plus négligeable
! C'est de l'inconscient que viennent les instincts, les pulsions... C'est
aussi dans l'inconscient que sont relégués nos désirs, nos moindres souvenirs.
Ce que la raison refuse, parce que ce peut être incorrect, gênant, refoulé,
l'inconscient va le garder, et tout peut ressortir sous forme de lapsus, de
rêves... Se connaître totalement passe forcément par l'exploration de cet
inconscient, qui échappe à la raison. La psychanalyse est alors un bon moyen
pour poursuivre la quête de son identité, parce qu'elle va nous permettre des
incursions dans cette part de notre esprit qui est très présente, dans chacun
de nos actes. Si l'inconscient, qui est complètement irrationnel et
incontrôlable, est si important dans la personnalité humaine, on ne peut alors
pas le négliger ou en faire abstraction sous prétexte de se préoccuper
uniquement de sa raison, de son conscient. Car alors, toutes les passions, tous
les instincts, toutes les pulsions que l'on refoule se trouvent dans
l'inconscient, et sont latents dans notre esprit, nous empêchant d'avancer
vraiment librement.
L'usage de la raison
peut avoir des conséquences inimaginables avant leur réalisation, et la liberté
ne peut s'obtenir que par une connaissance approfondie de soi, en prenant en
compte aussi bien ses parts irrationnelles que raisonnables et raisonnées.
Dans la
quête de liberté, l'usage de la raison est un facteur certes déterminant, mais
pourtant pas prédominant. La liberté s'acquiert par la connaissance de soi,
tant du soi rationnel que du soi irrationnel et inconscient. La raison lève de
nombreuses servitudes, et nous rend humains ; sans elle, nous ne serions guère
plus que des animaux. Cependant accorder à la raison une place plus puissante,
plus de pouvoir que ce qu'elle a, c'est rendre possibles tous les excès. C'est
pourquoi il ne faut pas, dans son désir de liberté, se focaliser sur l'usage de
la raison et prendre en compte toutes les facettes de l'esprit humain.
Juste une petite remarque pour la fin de la dissertation :
il me semble que Freud cherche plutôt à rationaliser l'inconscient puisqu'il
montre que des comportements ou des rêves qui peuvent sembler insensés ne sont
pas en réalité dépourvus de signification. J'aurais donc plutôt cité Nietzsche,
Fourier ou encore les Surréalistes pour montrer la dimension libératrice d'un
inconscient qui échappe définitivement à toute volonté de contrôle par la
raison.
LA RAISON ET LE REEL ou le problème de la connaissance
Introduction : définitions et
problématique
La Raison est, au sens le
plus général, la faculté spécifiquement humaine de juger (distinguer le vrai du
faux), de connaître et de comprendre. La connaissance, en particulier,
repose sur notre faculté de concevoir, c’est-à-dire produire des
représentations objectives, en quoi la raison se distingue des simples pensées
qui restent par définition « subjectives ». La raison se distingue de
la conscience ou de la pensée pure, puisque la première peut être
confuse, et la seconde existe également sous une forme « affective »
ou « imaginative ». La raison est une faculté, c’est-à-dire une
opération spécifique de notre esprit, elle n’est l’esprit lui-même
("l’âme") et encore moins le "vécu" intérieur.
Le Réel désigne,
dans un premier sens, tout ce qui existe, ou le fait d’exister. Notons qu’il ne
s’agit pas exclusivement de la « réalité matérielle ». Plus
particulièrement, l’adjectif Réel vient confirmer ou attester l’existence de
quelque chose et il s’oppose dans ce sens à l’illusoire. Autrement dit le Réel désigne
ce qui existe vraiment, il réunit dans son concept l’Etre + la
Vérité. La Vérité est le but, la finalité (sinon l’objet) de la
connaissance : l’homme cherche toujours à connaître la vérité de quelque
chose.
Sens et enjeu de leur relation : le
problème de la connaissance. Or ces termes de Raison et de Réel sont
liés, ils s’impliquent mutuellement. En effet la Raison se fixe avant tout pour
finalité de connaître ou de comprendre le Réel (humain ou naturel, spirituel ou
matériel), tout en chassant l’erreur et l’illusion. Le Réel semble son
objet ; c’est bien en utilisant la Raison que l’on peut déterminer ce
qui est réel ou non. Mais la Raison, dans quelle mesure est-elle
« réelle » ? La raison se « réalise » t-elle en
connaissant et en changeant le monde par exemple ? Corollairement, ne
faut-il pas admettre que le Réel se trouve déterminé par la Raison ? A
partir du moment où la Raison prend le Réel pour objet de connaissance, voire
de champ d’expérience, le Réel est-il (ou devient-il) par là-même rationnel ?
Bref, lorsque la Raison se penche sur le Réel, elle se penche aussi
nécessairement sur elle-même ; elle a même comme fâcheuse tendance à se
prendre elle-même pour Objet Réel… Et si au contraire la Raison n’était
finalement qu’un instrument, une grille arbitrairement plaquée sur ce réel
qu’on appelle le Monde pour mieux le manipuler ?
La Raison peut-elle connaître le
Réel ? A défaut de le connaître tel quel, ce qui suppose purement
l’identification de la Raison et du Réel, peut-elle connaître quelque chose du
Réel ? C’est en ces termes que peut être posé le problème de la
connaissance.
I. – Les formes historiques de la
relation Raison/Réel
1) La raison ontologique
En grec ancien, la raison se dit logos,
d’un terme qui signifie d’abord la parole ou le langage, et par extension le
discours visant la vérité (par opposition à muthos, mythe). Mais
chez les plus anciens des philosophes grecs, comme Héraclite, le Logos a
également un sens ontologique, c’est-à-dire qu’il désigne un mode d’Etre :
c’est l’âme du Monde, ou plus simplement la Nature en tant qu’organiquement
constituée, ordonnée, la Raison universelle. Voici pourquoi la problématique
(l’opposition/relation) de la Raison et du Réel est
constitutive de la Raison et de toute réflexion philosophique portant sur la
connaissance des choses.
Il faut attendre Socrate pour que le
discours rationnel se désintéresse de la nature pour se concentrer sur
l’humain : le problème de Socrate n’est plus de savoir si la nature est
rationnelle mais si ce que disent les humains est rationnel ; ce n’est
plus « qu’est-ce que la raison ? mais « qu’est-ce que avoir
raison » ?
2) La raison dogmatique
L’expression désigne le
« rationalisme » des philosophes du 17è siècles, comme Descartes,
Spinoza ou Leibniz. Pour ces philosophes déjà « modernes », la raison
n’est certes plus la « réalité » ou la « nature », mais
bien d’abord la faculté humaine de connaître la réalité.
Descartes affirme au tout début du
Discours de la Méthode : « Le bon sens est la chose au monde la mieux
partagée » (le bon sens n’est pas autre chose que la raison). Et il lui
attribue deux caractéristiques principales : l’Universalité et l’Unité. La
raison est universelle en ce sens que tous les hommes la possèdent, c’est la
marque même de l’humain. D’autre part la raison est une : en effet tous
les hommes la possèdent et ils la possèdent toute, en entier. Il
n’y a pas de demi-raison. Cette unité essentielle de la raison se justifie par
l’indivisibilité des actes mêmes de la raison, à savoir les jugements. En
effet un jugement est un acte de l’esprit qui reste indivisible, même s’il est
le résultat d’une série d’approximations qui elles-mêmes restent des jugements
dans leur ordre.
Bien sûr, on n’utilise pas toujours toute notre
raison, cependant nous le pourrions et nous le devrions : cette question
est d’emblée d’ordre moral. Pour Descartes ce qui distingue un
homme raisonnable d’un autre déraisonnable, ce n’est pas la possession ou non
de cette faculté, c’est le fait de l’utiliser effectivement ou non, et d’autre
part le fait d’être instruit ou non d’une méthode pour bien
conduire ses pensées. C’est cette méthode que justement Descartes se propose
d’examiner dans l’ouvrage cité en référence.
Le caractère « unitaire » de
la raison, la confusion dans le « bon sens » du rationnel (faculté de
connaître la nature, théorique) et du raisonnable (faculté de comprendre les
hommes, essentiellement pratique), d’autre part le caractère infaillible d’une
raison « bien conduite » et la possibilité absolue de connaître le
réel, tout ceci justifie le qualificatif de « dogmatique » appliqué
généralement à la conception cartésienne. La raison serait non seulement la
reine des facultés (bien supérieure à l’imagination par exemple) mais elle nous
permettrait d’appréhender le réel « lui-même », sans reste. Or cette
affirmation ressemble étrangement à une croyance ou tout au moins à un
postulat. En effet une faculté aussi parfaite n’a pu échoir à l’homme que par
les bons soins d’un Etre lui-même parfait, à la fois infiniment intelligent et
réel, le Créateur (Dieu). Ce qui est « dogmatique » (= se prétend
évident et indiscutable), c’est justement ce fait de postuler l’existence même
et l’unité de la raison dans l’homme, comme faisant partie de son essence, sans
imaginer qu’elle puisse être le résultat d’une formation individuelle, lente et
imparfaite, plus ou moins aléatoire en fonction de l’éducation, des facteurs
sociaux, génétiques ou autres.
3) La raison critique
Ces prétentions quasiment délirantes de
la Raison doivent être relativisées, on doit abandonner les prétentions à une
connaissance absolue, donc relativiser les
pouvoirs de la raison, sans pour autant perdre de vue la dimension universelle de
ses principes. Ce travail critique sur la raison est l’œuvre de Kant, notamment
dans sa Critique de la Raison Pure. « Critique » s’oppose
à « dogmatique » en ce sens que la Raison doit être capable
d’apercevoir ses propres limites.
Sur la question de savoir si l’on peut
connaître le Réel, Kant fait une série de distinctions capitales. 1) Il faut
distinguer la réalité « en soi » (les « noumènes ») et ce
que nous pouvons en apercevoir effectivement
(les « phénomènes »), d’abord par l’intermédiaire de nos
sens ; même après le travail de conceptualisation et d’abstraction,
jamais l’esprit ne peut prétendre cerner l’Etre d’une chose, d’abord
parce que l’Etre ne se donne pas à connaître, ce n’est pas une
« qualité ». 2) Il faut distinguer ensuite la Raison pure,
qui est proprement la faculté des Principes, c’est-à-dire une capacité de
saisir et de formuler des règles universelles, et l’entendement ou
l’« intelligence » à proprement parler qui est la faculté des
concepts, capacité de conceptualiser, et donc de connaître. Mais cette faculté
est humainement limitée, il n’y a pas, il ne peut y avoir de
connaissance absolue. 3) Il faut distinguer la Raison théorique,
qui prétend connaître la nature, et la Raison pratique, qui prétend
former les règles et les principes de la conduite humaine. Toutes deux
prétendent légitimement à une forme d’universalité, mais elles ne procèdent pas
de la même manière et ne s’appliquent pas aux mêmes objets. Cette opposition
recoupe la distinction plus commune entre le rationnel et la raisonnable,
écrasée sous la notion cartésienne du « bon sens »…
4) La raison dialectique
Hegel réunit dialectiquement tout ce que
Kant a séparé formellement… La grande découverte des philosophies du 19è
siècle, en général, est la dimension intrinsèquement historique (et
certainement plus « naturelle ») de la Raison. 1) Hegel ré-unit donc
la Raison et le Réel grâce à l’Histoire comprise comme processus logique.
« Tout ce qui est rationnel est réel » et « tout ce qui est réel
est rationnel » selon Hegel. La Raison est historique parce que la Raison
se réalise à travers l’Histoire et la Culture : elle devient alors
effectivement universelle. 2) Hegel réunit du même coup le rationnel et
l’irrationnel : il y a bien un Savoir absolu, car au moins en droit rien
n’échappe au processus rationnel, ce qui n’est pas ou ne paraît pas rationnel
le devient ou nous apparaît comme tel peu à peu… Même la violence, même les
guerres dans l’Histoire se justifient car elles réalisent, à notre insu, une
Idée universelle… 3) Enfin Hegel ré-unit le théorique et le pratique, la
connaissance et l’action dans la reconnaissance : le
« sujet » humain est identiquement pensant et agissant, il n’est
lui-même et se connaît lui-même qu’à travers l’altérité.
5) La raison scientifique
A nouveau il faut relativiser, et
revenir aux distinctions kantiennes : l’identification de la Raison et du
Réel, même sous sa version dialectique ou historique, conduisant à affirmer que
« tout ce qui est réel est rationnel », apparaît difficilement
soutenable. Aujourd’hui, nous savons bien qu’un Savoir absolu est irréalisable
parce que la notion même du Réel nous échappe, tandis que les connaissances se
font de plus en plus complexes et de moins en moins unitaires (ou
systématiques). Ce n’est pas la Science de la Logique (Hegel),
ce sont les mathématiques et les sciences expérimentales qui
nous apportent cette leçon de modestie.
D’une part les sciences (physique,
biologie, etc.) permettent une connaissance objective et
vraie, mais d’autre part elles en souligne le caractère toujours plus ou moins relatif,
à cause de la complexité même du Réel. D’ailleurs le Réel n’est pas un concept
scientifique, comme le disait Kant la connaissance ne s’occupe que des
phénomènes, de ce qui est effectivement objectivable. Elle cherche à en
découvrir les lois – en ce sens on peut, certes, affirmer que la science découvre le
réel -, afin de pouvoir expliquer (éventuellement prévoir) les
faits qui s’y déroulent.
Une question demeure : le Réel
est-il seulement ce qui se donne à connaître, même partiellement ? Ne
faut-il pas revenir à la différence (kantienne) entre connaître et penser ?
C’est bien pourquoi la science n’a nullement mis un terme à la spéculation
philosophique (de même que la philosophie, de son côté, n’a nullement éradiqué
la religion…). Que penser, par exemple, du réel humain, de la psychè, des
sociétés, de la culture ? Comment l’esprit aborde-il les productions de
l’esprit ? Nous verrons que ceci est la fonction propre de
l’interprétation, dont on peut se demander si elle est encore une forme de
connaissance. Comment les esprits s’abordent-ils entre eux ? Lorsque deux
hommes discutent, cherchent-ils à se connaître ou plutôt à se comprendre, à
s’entendre ?
6) La raison communicationnelle
L’époque contemporaine fait droit à une
forme de rationalité qui, sans être nouvelle, n’avait jamais été exploitée à sa
juste valeur : certains la nomment « raison dialogique »
(F. Jacques), d’autres « raison communicationnelle » (J. Habermas),
etc. Dans tous les cas on conteste un usage globalement dogmatique de la
raison, dans toute la tradition philosophique, un usage qualifié de
« monologique » quasi-délirant. Monologique, car fondé sur une
surestimation de la conscience individuelle, de la réflexion personnelle et
du style philosophique spéculatif qui en découle, au détriment
de la discussion et de la recherche systématique du consensus -
ce qui devrait être, notamment pour Habermas, la finalité principale de toute
réflexion rationnelle.
Par ailleurs, la « raison
communicationnelle » stigmatise la « techno-science » et
l’accuse d’exercer un pouvoir absolu sur les consciences et sur la société. En
effet si la « raison instrumentale » des scientifiques et des
politiques (technocratie, etc.) s’est imposée en devant presque tyrannique,
c’est parce qu’elle complète en quelque sorte la « raison
spéculative » des philosophes, inévitablement déficiente pour ne pas dire
délirante. La raison communicationnelle éviterait ces deux écueils, justement
en tant que communicationnelle d’abord (tournée vers l’autre,
dialogiquement, et non vers le monde ou vers soi-même), et en tant
qu’essentiellement pragmatique (Habermas parle d’un
«agir » communicationnel). C’est donc cet agir – explicitement défini
comme social – qui réunirait cette fois la Raison et le Réel.
Ce point de vue est-il finalement trop sociologique ? Le débat est ouvert.
II – Les modalités de la relation
Raison/Réel et la connaisance scientifique
1) La méthode expérimentale :
théorie et expérience
Théorie et Expérience sont les deux
aspects d’une connaissance objective et scientifique. Cette opposition reprend,
à l’intérieur de l’investigation scientifique, l’opposition générale de la
Raison et du Réel. Les termes en jeu ne sont pas univoques, ils laissent place
également à leur contraire. La théorie, comme ensemble cohérent de
thèses et lois explicatives applicable à un domaine donné du Réel, semble
évidemment abstraite ; cependant elle désigne originellement,
étymologiquement (theoria) une vision et une contemplation du Réel (chez
Platon, ce Réel est néanmoins celui des Essences, non la réalité sensible).
Quant àl’expérience, elle est au sens le plus général la mise en
relation du sujet avec le Réel par l’intermédiaire des sens (intuition
sensible, perception) ; mais c’est aussi dans le cadre de
l’expérimentation scientifique, une mise en pratique de la théorie, donc une
« grille » posée sur le Réel.
Avant que la corrélation théorie
expérience ne soit clairement établie, deux grandes doctrines philosophiques se
sont affrontées sur la question de savoir si la connaissance du réel relevait
plutôt de la théorie ou plutôt de l’expérience. Ces deux doctrines sont le
rationalisme et l’empirisme. Le rationalisme fait procéder la connaissance de
principes a priori. Si l’on tient à l’expérience, selon Spinoza, "on ne
percevra jamais autre chose que des accidents dans les choses de la nature, et
de ces derniers nous n'avons d'idée claire que si les essences nous sont
d'abord connues." A l’inverse, l’empiriste Hume déclare : "toutes
les lois de la nature sans exception se connaissent seulement par l'expérience."
Une fois de plus la solution est apportée par le criticisme de Kant :
celui-ci montre bien que la connaissance ne saurait dériver entièrement de
l'expérience : ses énoncés, en tant qu'ils ont universels, ne sauraient reposer
sur elle. La connaissance procède donc d’un composé d’expérience et de concept
a priori de l’entendement : "Si toute notre connaissance
débute AVEC l'expérience, cela ne prouve pas qu'elle dérive toute DE
l'expérience, car il se pourrait bien que même notre connaissance par
expérience fût un composé de ce que nous recevons des impressions sensibles et
de ce que notre propre pouvoir de connaître (simplement excité par des
impressions sensibles) produit de lui-même..." De ce fait,
théorie et expérience sont requises toutes deux pour définir une connaissance
objective.
La « méthode expérimentale »,
telle que définie par Claude Bernard (Introduction à l'étude de la
médecine expérimentale, 1865) ne dit pas autre chose. Celle-ci peut
être décomposée en trois phases. D'abord il y a l’observation des faits
relatifs au domaine étudié par le savant. Ces faits doivent paraître
énigmatiques et demander une explication inédite, autrement dit l’observation
inclut la perception d’un problème. Ensuite est élaborée une hypothèse,
valant comme "explication anticipée" à la fois suggérée par les faits
et inventée par le savant. Enfin a lieu l'expérimentation proprement dite,
c’est-à-dire l'élaboration d'un montage savant (= nécessitant de connaître les
théories afférentes au problème) qui permettra d'éprouver la validité de
l'hypothèse.
On en arrive à cette affirmation de
Bachelard : "Rien n'est donné, tout est construit ",
du moins est-ce incontestable en matière de connaissance scientifique. Le Réel,
contrairement à ce que pensaient les empiristes, est l'objet d'une conquête
progressive menée avec méthode. Les événements qui se produisent dans le Réel
ne sont, eux-mêmes, perçus comme problématiques qu’au regard d’une théorie déjà
existante. Entre la théorie et l'expérience, la relation est dialectique. C’est
dire que la connaissance ne procède que par une série de contradictions qu’il
s’agit de résoudre. Les contradictions constatées équivalent à une sorte
d'interrogation face au réel, presque à une forme de scepticisme. Le doute est
la première condition de l'objectivité scientifique parce qu'il évite de se
refermer sur un savoir faux, bien souvent une croyance. Ensuite l'objectivité
implique une modestie face au réel : il faut admettre que le réel en soi,
"tout" le réel, n'est pas connaissable scientifiquement : différence
kantienne entre chose en soi et "objet". Les objets de la science, ce
sont les faits. La science cherche à expliquer les phénomènes, ce qui apparaît
à chacun, et une fois expliqués par la théorie, ceux là
deviennent des faits établis, reconnaissables, en tant que vérifiés par
l'expérience. Pour cela il aura fallu entre-temps établir une loi des
phénomènes observés. Une loi est un rapport constant entre des phénomènes qui
justement les explique, en ce sens qu'il est possible, dans une certaine
mesure, de les prédire, ou même de les provoquer. Le rapport entre les lois et
les faits semble analogue à celui de la théorie et de l'expérience : une loi
est d'abord théorique, et un fait relève bien de l'expérience. C'est pourquoi
ce qu'on appelle les "lois scientifiques" ne sont pas à proprement
parler les "lois de la nature" (expression qui personnifie la nature)
: elles restent humaines et conçues par l'homme. Il en va de même des faits et
de l'expérience, dont on a vu qu'il ne fallait pas les confondre avec les
"phénomènes". Ne dit-on pas "les faits sont faits" ?
2) La méthode mathématique : logique
et démonstration
La démarche du scientifique consiste à
s’efforcer de prouver ce qu’il avance. Il le fait soit en montrant que ce qu’il
affirme correspond bien à la réalité – c’est le rôle de l’expérience couplée à
la théorie -, soit en montrant que cela correspond bien à ce que l’on sait déjà
: c'est le rôle de la démonstration.
La démonstration est un raisonnement par
lequel on tire la vérité d’une proposition à partir d'une autre considérée
comme vraie, sans qu’il soit besoin de constater qu’elle correspond à la
réalité. La science des démonstrations est la logique. A ce sujet Kant écrit :
“une connaissance peut fort bien être complètement conforme à la forme
logique, c'est-à-dire ne pas se contredire elle-même, et cependant être en
contradiction avec l'objet ” (Kant, Critique de la Raison pure).
Entrons dans le détail d’une
démonstration. La proposition que l’on démontre se nomme
« conclusion », et celles qui servent à la démonter sont les
« prémisses ». La démonstration consiste en une inférence,
soit le passage rigoureux d’une proposition à une autre au moyen de la déduction,
qui consiste à tirer les diverses conséquences de propositions initiales. On
utilise également l'induction qui consiste à appliquer au tout, par
généralisation, ce qui a été établi pour les parties.
Aristote a développé dans son Organon la
célèbre théorie du syllogisme, dont il fournit le prototype : tout homme est
mortel (majeure), Socrate est homme (mineure), donc Socrate est mortel
(conclusion). Puisque la réalité n’est pas en cause, les noms propres peuvent
être remplacés par des variables abstraites. Par exemple : tout x est y,
or z est x, donc z est y. Si l’on remplace la majeure par « tout homme est
immortel », la conclusion « Socrate est immortel » n’en sera pas moins valide
logiquement : et pourtant elle sera fausse dans l’absolu. Plus exactement on
aura affaire à un sophisme qui veut nous tromper sur la vérité
des prémisses. Que tous les hommes soient mortels, cela ne se démontre pas,
cela se constate d’expérience. Bref, le syllogisme a des limites. C'est ce que
Descartes fera remarquer : cet art de raisonner ne nous fait pas découvrir de
vérités, il constitue simplement une manière d'exposer correctement ce que l'on
sait déjà.
D’autre part, on ne peut évacuer le
problème suivant : peut-on jamais trouver une prémisse qui ne soit pas
elle-même le résultat d'une inférence ? « Il faut bien finir par
s'arrêter », disait Aristote. Celui-ci admet la nécessité de poser un
élément indémontrable, rien moins que le grand « principe de
non-contradiction » en vertu duquel « il est impossible que le
même attribut appartienne et n'appartienne pas en même temps, au même sujet et
sous le même rapport » (Aristote, Métaphysique). Ce premier
principe fait de la logique classique, dite encore « formelle », une
logique du tiers exclu (il n’y a pas d'intermédiaire entre ce qui est vrai et
ce qui est faux) ; une logique « réelle » ou « dialectique »
comme celle de Hegel, tentera de rétablir la Réalité dans ses
« droits » à la contradiction.
Quoi qu’il en soit, la
démonstration repose donc nécessairement sur un élément indémontrable. Parmi
les propositions premières indémontrables, on distingue généralement les axiomes
et les postulats. Les axiomes sont des propositions évidentes
par elles-mêmes. Ce sont en fait des hypothèses ou des conventions pures : par
exemple 1+1=2 est vrai tant que l'on se situe en base 10, cela devient 11 en
base 2, le système binaire du langage informatique. Les postulats sont
de nature différente : ce sont des propositions indémontrables mais que l’on
demande d’admettre parce qu’elles correspondraient à quelque chose de réel, et
parce qu’elles sont nécessaire pour la démonstration.
On postule toujours quelque chose...
Quand je parle, je postule que je vais être compris, parce que je ne peux pas
tout expliquer. Le principe de non-contradiction lui-même ne saurait être
démontré, et pourtant on est bien obligé de l'admettre. Si l'on avait le droit
de se contredire, ce serait reconnaître que le langage n'a aucune signification
; il faudrait donc nier la signification de cette dernière proposition, celle
qui prône le droit de se contredire, etc. Le plus évident, c'est que la
démonstration correspond à un besoin éthique élémentaire :
celui de s’accorder avec autrui ! La démonstration a donc une finalité
concrète. D’autre part nous avons vu dans le paragraphe précédent qu’elle
possède également une modalité concrète. Si la démonstration
peut rester purement formelle en logique ou en mathématiques pures, elle
devient concrète et réclame l'appoint de la preuve expérimentale dans
une démarche scientifique complète. En science (et certes non en mathématiques
pures) il faut montrer pour bien démontrer.
D’autre part l’importance de la logique
et des mathématiques doit être relativisée. Descartes avait
érigé les mathématiques, « science de l’ordre et de la mesure »,, en
modèle normatif de toute connaissance scientifique. Les « chaînes de raison »
(les déductions) des géomètres lui assurent que “toutes les choses, qui peuvent
tomber sous la connaissance des hommes, s'entre-suivent en même façon”
(Discours de la Méthode). On rejoindrait la thèse de Galilée selon laquelle
« le livre de la nature est écrit en caractères géométriques ». Or
cette tentative de mathématiser le Réel se heurte à de sérieux obstacles, comme
le fait que les axiomes mathématiques sont conventionnels, ou bien le fait
qu’on ne peut pas mathématiser le « vivant » : le monde physique
se prête seul à cet exercice...
En généralisant un peu, c’est toute la
civilisation occidentale qui s’est constituée sur le modèle démonstratif de la
logique mathématique, laquelle soutient évidemment l’idéal du progrès technique
et matérialiste. La philosophie elle-même, avec Socrate, Platon et Aristote,
s’est constituée en discours rationnel argumentatif. Mais la démonstration ne
fait pas l’unanimité ; il existe un autre mode de recherche de la vérité, plus
sensible et plus subjectif, plus humain et donc peut-être plus profond :
l’interprétation.
3) La méthode herméneutique :
l’interprétation
Nous avons vu que la connaissance
objective promue par la science restait souvent partielle et provisoire ; nous
avons vu d’autre part qu’il était impossible de tout démontrer. Faut-il pour
autant renoncer à comprendre ce que l’on ne peut connaître ou démontrer avec
exactitude ?
L'interprétation a pour fonction
d'élucider le sens d'un texte, d'un acte ou d'une événement à chaque fois que
ce sens n’apparaît pas clair. L’interprétation a donc à voir avec la part
d’inconnu, d'énigme, peut-être la part d’irrationnel qui nous entoure, mais
toujours dans l’optique de parvenir à une forme d’élucidation et de
compréhension.
La notion de sens reçoit plusieurs
acceptions. 1) Le sens désigne d’abord une fonction sensorielle, la faculté
d’éprouver une sensation. Après tout, il n’est pas exclu que le « sens des
choses » n’ait pas un rapport avec cela, avec une capacité de sentir, de
goûter, de jouir de la vie. 2) La seconde acception est plus intellectuelle :
le sens est synonyme de signification, il est ce que communique à l’esprit un
mot ou un signe. La signification peut être expliquée. 3) Enfin le sens évoque
la direction, comme par exemple le sens des aiguilles d’une montre. C’est la
dimension spatio-temporelle du sens. Temporelle parce que la bonne direction, a
priori, est celle de l’avenir ; or, par excellence, c’est la dimension
temporelle de la conscience (tournée vers). Du point de vue de la conscience,
point de vue subjectif, on parlera plutôt d’orientation. Se demander
quel est le sens de la vie, par exemple, cela revient à se demander comment
orienter sa propre vie.
L’interprétation prend plusieurs formes
et s’exerce dans plusieurs domaines. La discipline initiale prend le nom
d’"Herméneutique", d'un mot grec qui signifie interprète, dérivé d'un
nom propre, Hermès, nom du messager des dieux et interprète de leurs ordres.
L'herméneutique est d'abord l'interprétation des textes bibliques. Par
extension, on parle d'herméneutique pour tout dévoilement du sens d'un texte,
voire même de réalités énigmatiques (oeuvres d'art, types de sociétés, modes de
comportement). On tentera donc de définir le type de vérités que peuvent
délivrer un mythe ou une fiction, objets respectivement de l'"exégèse"
et de la "critique : cela se présente-t-il sous la forme d’un savoir ? Et
comment éviter les conflits d’interprétation si sensibles notamment en matière
de religion…
Ensuite l’interprétation prend place
dans le champ des sciences humaines : l’homme ne peut être étudié comme un
simple phénomène naturel, précisément parce qu’il n’est pas objet mais sujet,
de sorte que le projet de connaître l’homme rejoint la nécessité de le
comprendre par l’interprétation de ses paroles et de ses comportements. Question
: ces disciplines interprétantes sont-elles des sciences, et dans quel sens ?
C’est pourquoi l’on se demande si l’interprétation est une forme de
connaissance
Les philosophes ne séparent pas
l'interprétation de la réflexion autonome. Pour cela, il faut supposer un ordre
de réalité sous-jacent, implicite ou inconscient, déterminant la réalité
explicite ; c'est ce qu'admettent chacun à leur manière des penseurs comme
Nietzsche, Marx ou Freud, surnommés pour cela les "maîtres du
soupçon". Enfin c’est encore le propre des philosophies de l’existence de
baser la réflexion sur l’interprétation : elles assignent à l’homme en tant que
projet et producteur de sens le devoir d’interpréter le sens de sa présence au
monde…
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